L’ami paresseux

L’ami paresseux
Ronan Badel

Autrement, 2013

Nouvelle aventure spatiale

Par Dominique Perrin

amiAu grand chagrin de ses amis de la jungle, un paresseux endormi sur sa branche est arrimé à un convoi de troncs en partance pour les zones industrielles dévolues à la grande consommation humaine.   Ce nouvel album muet de la collection « Histoire sans paroles » est placé sous le signe d’un simple et joli jeu de mots, qui en annonce la bonhomie espiègle. Qu’il soit question ici des paradoxes de l’amitié ou des moeurs étonnantes du petit animal congénitalement somnolent, le charme opère une fois de plus grâce au coup de génie d’une collection associant le long format à l’italienne à l’empire exclusif de l’image, vouée par là à occuper « toute la place » – comme chez René Char la beauté  et à assumer tous les devoirs.
Si la double-page fait ici l’objet d’un traitement moins ouvertement cinématographique que dans d’autres bijoux de la même collection, elle ménage cependant une puissante diversité de points de vue sur l’espace, et par contrecoup sur le monde et sur ce(ux) qui l’habite(nt) …sans pourtant que l’aventure se déroule hors du monde comme mystérieusement sphérique de la jungle même.

 

Thésée et le fil d’Ariane

Thésée et le fil d’Ariane
Adapt. Hélène Kerillis, ill. Grégoire Vallancien
Hatier, 2013

Impasses de l’« adaptation »

Par Dominique Perrin

thésLa collection « Premières lectures » des éditions Hatier propose d’emmener les jeunes lecteurs-déchiffreurs de leurs « balbutiements » (le substantif n’étant pas des plus heureux) vers « de vrais petits romans, nourris de vocabulaire et de structures langagières plus élaborées »… Au côté d’autres ouvrages visant à constituer une « première mythologie », Thésée et le fil d’Ariane relève de cette classe d’ouvrages – baptisée « Je suis fier de lire ».
L’aventureuse relation de Thésée et d’Ariane, médiatisée par un « fil » devenu lieu-commun langagier, constitue un principe intéressant de découpage. Mais la mythologie est-elle soluble dans le concept de « vrai petit roman » ?

Le lecteur en herbe apprend d’abord – en guise de mise en place du temps mythologique – qu’« Egée n’a pas dormi de la nuit », et tremble d’annoncer aux athéniens l’injonction envoyée par le roi Minos de livrer sept jeunes filles et autant de garçons à « un monstre, le Minotaure », sous peine de destruction de la cité. Quid du passif des relations entre Egée et Minos, l’un ayant permis la mort du fils de l’autre lors d’une tragique invitation ? Quid du caractère récurrent du châtiment – tous les neuf ans – lors du retour déjà haut en couleurs du jeune Thésée dans la cité de son père ? Détails que tout cela, et trop de mots à décoder pour le « lecteur fier de lire » destinataire de la collection ? …Mais à ce compte-ci, pourquoi ne pas lui faire grâce des froncements de sourcils de Thésée devant l’attitude inattendue d’Ariane, et des problèmes de sommeil d’Egée ?
Thésée ne sera ici que le valeureux héros prêt à partir en lutte contre un despote, avec en tête un « plan » (assez mince toutefois, du type « restons groupés »). Le Minotaure n’incarnera pas explicitement, on s’en doute, la rencontre fascinante d’un corps humain et d’une tête animale, mais un avatar du « monstre sauvage et brutal » qu’on abat sans songerie. Ne parlons pas de ces autres marqueurs de la complexité humaine, et des histoires qu’elle engendra naguère : l’attitude ultérieure de Thésée vis-à-vis d’Ariane, ou son oubli tragique de hisser la voile blanche lors d’un retour pas si triomphal que cela.

Conserver un minimum des nœuds qui font de la mythologie une initiation sans équivalent à la condition humaine aurait pourtant pour vertu de confirmer les jeunes lecteurs dans l’intuition précieuse qu’il y a des choses pour eux dans le patrimoine littéraire – et autoriserait le déploiement et l’intégration des « structures langagières plus élaborées » invoquées à l’appui de la collection…

 

Points

Points
Gaëtan Dorémus
Rouergue, 2013

Magicien Dorémus

Par Dominique Perrin

poinDes auteurs-illustrateurs aussi originaux et percutants, il en existe, mais peut-être en est-il peu d’aussi constants que Gaëtan Dorémus dans la production contemporaine d’albums.
La présente aventure de Géant gris – deux titres ont précédé – est une méditation en acte sur le pointillisme comme moyen pictural d’appréhension de l’espace et du mouvement. Mais c’est aussi une histoire rigoureusement, subtilement en prise sur l’expérience enfantine du temps, de l’imaginaire, et de l’amitié pour les créatures bien à tort réputées impalpables qui peuvent en sortir. Tout au long de cette très belle aventure sensible, le grand talent de l’« illustrauteur » est là, semblable et renouvelé : dédié à la figuration du dynamisme humain, celui du corps et celui de l’esprit, dans un monde redevenu immense.

Conspiration 365

Conspiration 365 (vol. 1 : janvier, vol. 2 : février…)
Gabrielle Lord

Traduit (anglais) par Ariane Bataille
Rageot poche, 2013

Le tour d’une série en 365 jours

Par Anne-Marie Mercier

conspiration365_1 L’auteure, australienne habituée aux ateliers d’écriture, est partie d’une bonne idée. Comme l’auteur de la série Harry Potter avait organisé ses volumes en années scolaires, elle a découpé la sienne en mois, de janvier à décembre et étirer ainsi l’intrigue. De ce fait, de janvier à février on n’apprend pas grand chose sur cette « conspiration » ; la narration est avare quant à la distribution des pièces du puzzle, indices qui permettent d’avancer dans la compréhension, mais se construit autour des multiples péripéties qui suivent la fuite de cal Ormond, qui doit se cacher pendant un an en tentant de comprendre pourquoi son père est mort et quelle énigme il doit résoudre pour mettre fin à la persécution que subit sa famille.

conspiration365_2Peu de descriptions, peu de personnages, pas de psychologie, des faits. Les décors, tous urbains, sont limités : la maison, le collège, les différentes caches de Cal… et des lieux qui induisent la péripétie (égouts : subir une inondation ; zoo : se trouver dans la cage aux fauves) ; on se croirait dans un jeu vidéo. Ecrite comme un journal de bord, en peu de pages aérées et en gros caractères, en unités qui excèdent rarement la double page, la série est un bel exemple d’écriture facile et de suspens feuilletonesque.

 

Bienvenue chez les Tous-pareils

Bienvenue chez les Tous-pareils
Edwige Planchin, Cédric Forest
Fleur de Ville, 2013

Pour entrer en science-fiction

Par Dominique Perrin

BienvenuechezlesL’histoire des Tous-pareils commence par un diptyque : d’un côté la planète éponyme, où chaque aspect de la vie est uniformisé – y compris la « beauté » des individus, dont l’image pointe plaisamment le caractère pourtant fort relatif (voir couverture ci-contre) ; de l’autre côté la planète des Tous-différents… où rien ni personne n’est identique. Ce prologue étant posé, on se doute de la teneur globale de l’histoire : trois tous-différents curieux d’exploration font irruption chez leurs voisins, et voici réinventés la diversité d’opinion et même, après tensions, l’esprit de fête. On peut certes pointer le caractère monolithique de l’opposition entre deux mondes qui tournent au départ sans problème majeur sur des principes antithétiques (on se doute notamment que la planète des Tous-différents ne peut en fait pas beaucoup plus que l’autre faire figure de paradis au sens strict du terme). Mais on peut aussi apprécier dans cette fable une intiation décomplexée à la culture science-fictionnelle (voir le très beau film Bienvenue à Gattaca) et à ses fonctions de miroir politique – ce que font peu d’albums pour enfants… Et l’image ne manque pas plus de sel que le texte.

Plus grand que toi

Plus grand que toi
Orit Bergman
Rouergue, 2013

Du droit d’ainesse chez les tout petits

Par Dominique Perrin

plus gPiou est un tout jeune et tout petit oiseau, doté par sa créatrice d’un caractère affirmé. Toto est un éléphanteau aussi potelé que conciliant, d’une taille déjà considérable. La vie du premier, sort décisif ( !), compte trois jours de plus que celle du second. L’album décline  diverses situations où le minuscule oiseau impose son « droit d’ainesse » à un camarade de jeu qui, de fait, ne maitrise pas bien la portée de ses gestes.
Quand la coupe est pleine, heureusement, le jeune éléphant parvient non sans élégance à renverser un peu l’ordre établi par son compagnon obsédé de hiérarchie : récit percutant qui offre aux tout petits la possibilité d’ajuster par l’humour le principe de leurs interactions.

MéliMélodie

MéliMélodie
Henri Meunier, Martin Jarrie
Rouergue, 2013

Fragments de monde en notes de musique

Par Dominique Perrin

mélimDire le monde en notes de musique est sans doute un vieux rêve artistique. Qui n’a jamais rêvé sur une suite telle que « sol si fa si la si ré si la si ré do ré » (voir les variations truculentes de Boby Lapointe) ? C’est sur ce principe que repose cet original petit imagier solide et carré, où la faconde langagière liée aux contraintes de la gamme va de pair avec des images d’une douce espièglerie. Le décodage amusant de ces jeux bon enfant ouvre sur des réalités plus ou moins mystérieuses – que ce soient « la  raie-scie », ou, tout en décalages successifs, le « dollar émis », avec en vis-à-vis le « dodo doré » associé à l’image d’un mendiant.

Comme deux confettis

Comme deux confettis
Didier Jean et ZAD, Sandrine Kao
2 Vives Voix, 2013

Difficultés du conte de fées considéré comme document

Par Dominique Perrin

imagesL’impulsion de cet album, telle que l’explicite la présentation de l’éditeur, est singulière et ambitieuse : évoquer par la voix d’un enfant la « naissance » des parents en tant que couple procréateur. Cela remonte à leur première rencontre – d’où le titre un peu décalé de l’ouvrage, qui en pointe le caractère parfois philosophiquement improbable. Ensuite est évoqué le désir d’enfant, et d’être parent, et le baptême que constitue le fait de recevoir le nom de « papa » et de « maman ». Ce trajet est évoqué ici non sans humour et sans finesse, mais sur le mode très particularisant d’un récit à tendance mi-comique et mi-romantique, où la rencontre amoureuse passe par un long blocage d’ascenseur. C’est à ce niveau que le bât blesse : l’enfant narratrice ne relativise jamais le récit plutôt idyllique qu’elle relaie, et l’ouvrage semble au contraire en promouvoir l’exemplarité.
Etrange rupture de ton donc, lorsque de la poésie à la fois efficace et convenue du récit enfantin on passe à une page documentaire terminale sur la diversité des configurations familiales aujourd’hui – loin, notamment, d’une adéquation mécanique entre parentalité et procréation, et du statut souverain de l’enfant uniment désiré par un homme et une femme qui n’ont encore jamais été parents.
Que penseront les jeunes lecteurs du décalage entre la complexité de leur réel – riche par définition, mais parfois douloureux – et ce qui apparaît finalement comme une sorte de conte de fée ?

Comme deux gouttes

Comme deux gouttes
Olivier Douzou
Rouergue, 2013

Créer à vue

Par Dominique Perrin

commeInterpréter les contours a priori insignifiants, à tout le moins abstraits, de formes colorées dûes au hasard est un plaisir esthétique fondateur. Olivier Douzou isole ici, afin de la rendre lisible par de tout jeunes yeux, une constellation formée de deux « gouttes » bleues, trois noires, une orange, joliment étirées d’est en ouest à la manière des nuages. De cette forme initiale s’extraient et se redéploient l’ensemble des éléments jusqu’à évoquer un visage. Chaque étape de ce jeu est posément mise en mot, consacrant le tropisme naturel des formes vers le monde du symbole. Le commentaire final : « tu lui ressembles comme deux gouttes » renvoie à la fois à l’expérience du saisissement figuratif, et à une vision scientifiquement fondée de la ressemblance entre les êtres, au sein de l’espèce humaine comme au sein des familles.

Le roi et le joueur de doudouk (français-arménien oriental)

Le roi et le joueur de doudouk (français-arménien oriental)
France Verrier, Thomas Anglaret, Christine Dinounts
L’Harmattan, 2013

Défis logiques et poésie narrative

Par Dominique Perrin

doudDans un « pays de montagnes et de terres brunes » – l’Arménie -, des hommes tentent de défier l’orgueil du roi : celui-ci a cru bon de promettre la moitié de son royaume à qui parviendrait à lui faire croire un mensonge. Les deux premiers champions galéjeurs ont du charme : le berger évoque un bâton à remuer les étoiles, le tailleur sa tâche de rapiéceur de nuages. La version présentée ici, conformément à l’esprit de la collection, est concise : arrive donc promptement le joueur de doudouk, qui attaque le monarque au défaut de la cuirasse, en affirmant sans ambages que celui-ci lui doit une jarre d’or. A partir de là s’enclenche un casse-tête logique qui peut évoquer celui de Minos roi des menteurs…