H mort ou vif

H mort ou vif
Pascale Quiviger
Rouergue, 2025

Un autre royaume pour un cheval

Par Anne-Marie Mercier

Pascale Quiviger, auteure canadienne de nombreux romans, nous avait éblouis avec le Royaume de Pierre d’Angle (2019-2021), sa première saga pour la jeunesse. Mélange d’aventures et de fantasy, publiée au Rouergue, cette série est pour moi l’un des meilleurs romans de ce genre de ces dernières années. Il a d’ailleurs été récompensé, à défaut d’autres prix qui auraient été bien mérités, par le prix Millepages (2019) et le prix Elbakin. Ses quatre volumes faisaient évoluer des personnages étonnants et attachants dans un pays imaginaire aux allures celtiques. Avec sa géographie et ses multiples royaumes, son univers était si riche que l’on avait le désir de pouvoir l’explorer encore davantage. Le roman suivant, La Dernière saison de Sélim (2023), avait exaucé en partie ce désir, projetant deux des personnages, Esmée et Mercenaire (alias Arash), dans un autre espace, cette fois teinté d’orientalisme. On retrouve ici quelques éléments du premier livre avec le même duo amoureux qui retrouve, au royaume du roi Fénélon, au-delà des mers, un ambassadeur et un soldat venus de Pierre d’Angle. Si ce roman ne s’étend que sur un seul volume, celui-ci couvre plus de six cents pages et le lecteur a du champ pour y faire voyager son imagination.
Mercenaire a été convoqué par le roi Fénélon et navigue avec Esmée vers le royaume, mais à peine arrivés en vue du port, ils entendent résonner un gong qui annonce la mort du roi. Ils rencontrent à sa place son héritière, sa fille la Princesse Geneviève et le notaire chargé du testament et des dernières volontés du roi. Fénélon avait deux autres enfants : une fille morte en couches et un fils devenu fou après la mort de sa sœur. Les dernières volontés du roi indiquent implicitement qu’il y a un autre héritier, un enfant que l’on a cru mort à sa naissance il y a une vingtaine d’années, dont le nom commence par H, et que Mercenaire est chargé de retrouver pour le (ou la) faire couronner avant le délai fixé (douze jours). De multiples personnages gravitent autour de cette quête dans laquelle les deux héros échappent de peu à plusieurs tentatives d’assassinat.
Qui est coupable et tente de les faire échouer ? la douce Princesse Geneviève, son mari le sauvage baron noir (qui est aussi le premier mari de sa sœur et le père de l’enfant que l’on cherche), les autres barons, la colonelle Kyil… Guirec, le fils relégué dans une maison de fous, était-il fou ou bien cherchait-on à l’écarter ? Ces aventures trépidantes relèvent du roman policier : enquêtes, recherche d’indices, interrogatoires croisés… alternent avec des moments d’action  dans un suspens permanent jusqu’à la chute.
Ajoutons à cela de nombreuses intrigues secondaires mettant un scène une corsaire, des orphelins réfugiés dans une tour au milieu de l’eau (magnifique épisode), un magicien, une ambassadrice d’un royaume de montagnes qui pense trouver en H. la réincarnation de son roi, des oiseaux partout, des chevaux, tout cela dans de multiples décors (salles de bal, banquets, souterrains, geôles, forets et rivages et pour finir dans un cirque et une fête foraine, dans lequel un palais des illusions composé de miroirs livre la solution de toutes les énigmes).
Porté par un style vif et efficace, parfois poétique et toujours juste, tantôt tragique tantôt drôle, c’est un beau récit de vengeance, d’amour et de mort. Ajoutons aussi qu’il ne finit pas totalement bien, belle entorse à la règle tacite du roman pour la jeunesse.

Celle qui rêvait des tigres

Celle qui rêvait des tigres
Elodie Chan

Sarbacane (Exprim’), 2025

Qui est la bête ?

Par Anne-Marie Mercier

Il est rare de lire un roman pour jeunes adultes entièrement écrit en vers, même s’il y a eu des exceptions notables, comme Songe à la douceur de Clémentine Beauvais (publié dans la même collection, Exprim’, en 2016). En littérature générale, le succès de Mahmoud ou la Montée des eaux, d’Antoine Wauters (Verdier, 2021), ou du Cri du sablier (2001) de Chloé Delaume, en vers blancs alexandrins, avait déjà surpris.
Si l’histoire s’inscrit dans le genre de la fantasy, c’est très légèrement, la dimension poétique primant sur tout. Ces « chants » semblent former un récit des origines proche des épopées et des récits mythiques d’autrefois. On assiste à la naissance du monde, né du conflit entre des forces opposant des éléments et des principes différents, comme le féminin et le masculin, avant de découvrir le village entre océan et forêt, Sel, puis les personnages de l’histoire qui débute et qui introduira une nouvelle ère.
L’héroïne ne sait pas d’où elle vient : des habitants de Sel, l’ont trouvée, enfant, abandonnée sur la plage avec un bébé, sa sœur sans doute. Recueillies dans une famille aimante, les deux fillettes suivent des voies différentes : la plus jeune ne veut rien savoir du passé ; la plus âgée, Kishi, adolescente au moment où commence l’histoire, cherche ses origines. Elle se rend la nuit dans la forêt interdite où règnent les sorcières et où les lucioles, dit-on, gardent le souvenir des morts.
En parallèle se déroule la vie du village de pêcheurs, avec ses travaux et ses jours ; vidage des poissons, conservation, fabrication de filets, tissages… Les fêtes allègent le poids du travail mais ajoutent, avec l’alcool, d’autres tourments. On apprend peu à peu qu’une jeune fille a dû remplacer sa mère morte dans le lit de son père ; elle disparaît dans les bois après avoir violée par deux garçons du village. Morte ? devenue sorcière ? ou changée en autre chose ?  Kishi est sauvée par les sorcières qui ont un lien mystérieux avec elle. Un peu sorcière elle-même, elle arrive à entrer dans l’esprit des animaux.
On devine peu à peu que les sorcières étaient autrefois des femmes et qu’elles ont dû fuir la violence des hommes, perdant leur humanité. Une métamorphose fait d’une femme un tigre, et inversement. Cependant, leur « bestialité nouvelle » n’est pas un abaissement, plutôt une élévation vers la puissance du vivant. Un avertissement (nommé « présage »), aux lectrices et lecteurs prévient d’ailleurs qu’il sera question de « la bestialité des hommes envers les femmes ».
D’autres histoires se tissent pour réunir deux amants qui, sans doute, fonderont une humanité nouvelle, régénérée. Dans le village voisin de Fange, à l’intérieur des terres, les hommes sont assommés par le travail, extrayant le souffre sur le volcan qui les fait mourir prématurément. Les deux univers s’opposent, l’un minéral et sec, l’autre humide et aquatique, mais des deux côtés on trouve des adolescents qui souhaitent avoir une autre vie. Entre les deux, le domaine de la forêt est celui de tous les sortilèges. Avec le garçon de Fange Kishi trouvera sa voie, hors des sentiers tracés, et le livre s’achève ainsi sur un beau chant d’amour, célébrant la rencontre plutôt que la prédation, et l’agriculture plutôt que l’industrie.

De Délicieux Enfants

De Délicieux Enfants
Flore Vesco
L’école des loisirs (Médium+), 2024

Au bonheur des ogres

Par Anne-Marie Mercier

Réécriture du « Petit Poucet » de Perrault, le roman de Flore Vesco nous promène dans les labyrinthes d’une forêt bien mystérieuse où chaque apparence est trompeuse, comme est trompeuse la familiarité qui nous fait croire que la famille que nous découvrons est celle du fameux héros.
Les parents sont aimants, trop sans doute pour abandonner leurs enfants, mais la misère est bien là. Les enfants vont par paires jumelles (Nico, Dédé, Gégé, Fifi, Sami et Jo), trois fois, le plus petit, Tipou, étant le dernier. Il y a des mystères dans le passé des parents, et dans l’isolement de leur maison. Tout bascule au moment où le lecteur découvre que ces enfants sont des filles, lorsque sept autres enfants affamés frappent une nuit à leur porte, des garçons, eux aussi en trois paires de jumeaux suivies d’un isolé, nommé Poucet.
Changement de cap : nous sommes donc dans la maison de l’ogre :  les sept filles sont-elles promises à un sort sinistre ? Mais le récit bifurque encore : les sept garçons, une fois rassurés, plus ou moins nourris et choyés par le couple des parents, prennent de l’assurance, font les petits coqs et méprisent en secret les jeunes filles qui se sont entichées d’eux, toutes sauf Tipou la solitaire et la rebelle. Méprisant l’amour naïf des jeunes filles, et la générosité aimante des parents, ils complotent et ils projettent de livrer les filles aux villageois en leur promettant fiançailles et romances. L’issue sera sanglante.
Des retournements multiples de situations provoquent la fuite au plus profond de la forêt des deux plus jeunes, Tipou et Poucet, qu’un amour naissant lie. Ils trouvent la fée marraine de l’ogre, celle qui est à l’origine de toutes les histoires, dans une petite maison qui ressemble à celle de la sorcière de Hansel et Gretel. Des épreuves les attendent et la fin ne sera pas celle qu’on croit, à moins qu’on le veuille, tant elle reste ouverte. La fée marraine est en effet celle qui tisse les histoires et distribue éloges et blâmes aux auditeurs – lecteurs. Elle est aussi celle qui invite à s’emparer des histoires pour les transformer.
Le récit est parfaitement maitrisé, promenant le lecteur, le baladant même allègrement. Composée en un récit choral, la narration est portée par un beau style, souvent poétique, parfois lyrique, faisant alterner en courts chapitres différentes voix, (celles des filles, de la mère, du père, de Tipou).
Manger, être mangé, aimer à en dévorer l’autre, savourer… tout cela est décliné de façon de plus en plus inquiétante, sans qu’aucune rime ni moralité explicite ne surgisse, hormis celle de la liberté, de l’amour et de l’étrangeté assumées.

Feuilleter

Nos poils, Mon année d’exploration du poil féminin

Nos poils, Mon année d’exploration du poil féminin
Lili Sohn

Casterman, 2025

Une BD au poil !

Par Lidia Filippini

Notre corps est couvert, dès la naissance, de cinq millions de poils – soit, comme le précise Lili Sohn, l’équivalent de la population irlandaise. Mais pourquoi cette toison peut-elle s’épanouir librement sur le corps des hommes tandis que celui des femmes se doit, pour satisfaire aux canons de beauté, d’être glabre ? En a-t-il toujours été ainsi ? L’autrice se penche sur notre relation aux poils à travers les âges pour déconstruire les mécanismes qui poussent les femmes à s’épiler. « On pourrait croire [affirme-t-elle] que c’est un sujet léger, voire carrément anecdotique » mais il n’en est rien car quelle femme n’a pas un jour renoncé à porter une robe d’été ou annulé un rendez-vous parce qu’elle se trouvait trop poilue ? Pourtant, comme l’explique l’autrice, nous ne naissons pas avec l’envie de nous épiler. Cette envie, nous la développons peu à peu à force de voir des corps féminins lisses. Elle n’est autre qu’une injonction sociale qui pèse sur les femmes. L’épilation, coûteuse en argent et en temps, constitue une charge mentale de plus.
Forte de ce constat, Lili Sohn se lance dans un projet fou : ne pas s’épiler pendant une année. Elle qui, depuis l’âge de douze ans, traque sans relâche la moindre trace de pilosité sur son corps, espère ainsi parvenir à changer ses représentations, bref à aimer ses poils. De petites victoires en petits échecs, cette année est l’occasion pour elle et pour nous, lecteur.ices, de s’interroger sur les réactions des hommes – et des autres femmes – en présence d’aisselles ou de jambes poilues.
Lili Sohn, connue pour ses BD féministes et drôles, propose ici un format petit et épais qui rappelle ses précédents opus (Mamas, Vagin tonic). Comme dans ses autres ouvrages, elle se met en scène à travers son personnage principal, une jeune femme brune et souriante qui, cette fois, semble fière d’arborer son corps couvert de poils. Au dessin se mêlent parfois des photos ou des illustrations anciennes utilisées de manière décalée comme cette image où l’on voit deux soldats du début du siècle s’exprimer au sujet du tableau de Courbet La naissance du monde. « Oh regarde ! C’est la sexualité féminine ! », s’exclame l’un d’eux. « Mais chuuuut ! T’es fou ! Elle va te voir ! Elle est hyper dangereuse ! », répond son compagnon.
L’illustratrice française traite son sujet avec humour et auto-dérision tout en apportant des connaissances scientifiques, historiques et sociologiques. Elle ne cherche nullement à juger les femmes – qu’elles choisissent ou non de s’épiler – ni les hommes. Elle tente seulement de montrer que notre vision du poil est liée à la notion de patriarcat. Depuis l’Antiquité, en effet, le poil est symbole de pouvoir et de puissance. Le fait que l’idéal féminin occidental doive en être dépourvu dit quelque chose de nos sociétés. Savoir cela ne suffira peut-être pas à accepter nos jambes poilues, mais c’est peut-être un premier pas vers la libération.