Pablo et Floyd. Sur le bord de l’invisible

Pablo et Floyd. Sur le bord de l’invisible
Michel Galvin
Rouergue, 2018

Par Marion Mas

Floyd, l’ami invisible de Pablo (certes visible, mais dont on ne voit jamais le visage), raconte comment son célèbre ami rend visible le monde en le peignant. Pour éviter à Floyd de se cogner contre les arbres et les rochers encore invisibles, Pablo « marque le contour des choses qu’il na pas encore eu le temps de peindre… ».
Côté illustrations, les contours au trait noir ne s’ajustent pas parfaitement aux aplats de couleurs auxquels ils donnent forme, donnant à voir le monde en train d’advenir. Le désert dans lequel évoluent les personnages se peuple de montagnes colorées et d’arbres, de matière, de texture, et de grain, mais toujours dans une forme d’épure. Les rayures, les trous et les passages, comme la mise en abyme de l’acte de dessiner rappellent l’univers de Fred, maître du méta, dans une fable méta au carré sur la fonction de l’art et le caractère visionnaire de l’artiste.

Potiron et petit ours

Potiron et petit ours
Chloé Mallard, Juliette Vallery, 
Les petites bulles éditions, 2018

Ourse vole

Par Marion Mas

Petite ourse – peut-être parce qu’elle a presque un nom de constellation – voudrait bien voler. Potiron – le grand ours – lui explique très rationnellement qu’elle ne peut pas. Il poursuit, toujours très raisonnablement, l’index de la patte en l’air, que pour voler, le meilleur moyen est d’attraper un nuage au lasso. Alors voilà petite ourse en train de confectionner un lasso – un beau – et de se mettre en chasse, avec succès. L’accréditation du merveilleux par le ton docte de Potiron fait sourire le lecteur adulte, tandis que la course en nuages ravit le lecteur de tout âge.
Dans une gamme chromatique pastel, les illustrations campent les personnages et le décor en quelques traits noirs ciselés se détachant d’aplats à l’encre de couleur qui saisissent la forme de manière très simple. Jouant avec le blanc de la page et les vides, les illustrations tendent à l’épure et donnent une sensation d’apesanteur. D’une grande douceur, elles rehaussent la poésie pleine d’humour de ce joli petit album.

Le Bonhomme de neige

Le Bonhomme de neige [1978]
Raymond Briggs
Grasset-jeunesse, édition spéciale 40e anniversaire, 2018

Neiges éternelles

Par Marion Mas

Pour le quarantième anniversaire de sa parution, Grasset jeunesse réédite Le Bonhomme de neige, l’album qui fit connaître le succès à Raymond Briggs en 1978. Dans cette bande dessinée au crayon, sans texte, Briggs entraine le jeune lecteur dans un récit plein d’humour et de poésie. Un matin d’hiver, à son réveil, un petit garçon s’aperçoit qu’il neige. Il construit un immense bonhomme de neige, qui, le soir venu, s’anime. Le petit garçon, qui semblait guetter son éveil, vient le chercher et le fait entrer dans la maison. Tel le Huron, le bonhomme de neige s’étonne des miracles de l’électricité, découvre qu’il ne fait pas bon s’approcher du gaz, fait la moue devant une reproduction des Tournesols  de Van Gogh et s’arrête, perplexe devant un verre contenant un dentier. Avec son nouveau compagnon de jeu, il se déguise avec les vêtements des parents, essaie sans grand succès le skateboard et festoie à la lueur d’une bougie, avant d’entrainer le petit garçon dans un voyage féérique au dessus de la campagne et d’un incroyable palais, éclatant de mille feux, jusqu’au bord de la mer. Mais comme dans les contes, aux lueurs du jour, il faut rentrer. Le récit s’achève sur une pointe de mélancolie, qui en rend d’autant plus sensible la délicatesse et l’onirisme, et que soulignent les harmonies chromatiques de chacune des doubles pages.

Hors cadre[s], n° 25 

Hors cadre[s], n° 25 : emprunts et variations
Revue éditée par L’atelier du poisson soluble
Octobre 2019- mars 2020

Pastiche, plagiat, clin-d’oeil

Par Anne-Marie Mercier

La littérature de jeunesse, comme « la » Littérature, est traversée par l’intertextualité ; nombreux sont les récits (notamment les contes) qui ont été réécrits, détournés, pastichés. La revue Hors cadre[s] « observatoire de l’album et des littératures graphiques » propose des articles abondamment et bellement illustrés autour de cette question : les reprises du Père Castor comme L’Histoire de Perlette goutte d’eau devenue sous le pinceau d’Anne Crausaz Bon voyage (MeMo, 2010), les citations d’œuvres classiques par Tomi Ungerer, l’inspiration encyclopédique chez Anaïs Vaugelade (Comment fabriquer son grand-frère, L’école des loisirs, 2016) ou Katie Couprie (Le Dictionnaire fou du corps, Thierry Magnier, 2012), les œuvres qui ont inspiré Régis Lejonc (notamment pour Kohdja, Thierry Magnier, 2017) – saviez-vous que la plaque d’immatriculation de la voiture sur la couverture de Cœur de Bois (Notari, 2017) évoquait la classification d’Aarne-Thompson ? – les reprises par Blutch de BD célèbres, l’œuvre d’Emile Bravo avec ses Sept ours nains et son Boucle d’or (qui porte une ceinture à boucle dorée sur laquelle est inscrit « sept d’un coup »), le monde de la BD (pour adultes et pour enfants) et ses reprises, tout cela forme un ensemble drôle et passionnant.

On peut aussi lire une étude sur les littératures graphiques en Colombie, et fabriquer un petit livre, Pratiques courantes, en montant les feuilles créées par Marion Sellenet autour de le femme des sixties, que Moulinex était censé libérer.

En avril 2020, Hors cadre[s] changera de maquette et prendra du volume avec de nouvelles rubriques qui s’ajouteront aux existantes : des récits d’auteur/es et d’illustrateurs/trices (Daniel Pennac, Florence Cestac), des chroniques… À suivre !

La Chauve-souris

La Chauve-souris (Les sciences naturelles de Tatsu Nagata)
Tatsu Nagata [Dedieu]
Seuil jeunesse, 2017

Renversant !

Par Anne-Marie Mercier

Dans la liste des bêtes et bestioles croquées par Tatsu Nagata, la chauve-souris est un peu à part, tant elle cristallise de terreurs chez certains. L’auteur a choisi de dédramatiser ce rapport et de regarder l’animal avec un œil scientifique et factuel, après une introduction comique qui le montre surpris et effrayé, au diapason avec ses lecteurs : mode de vie, alimentation, déplacements, tout cela est dit très sérieusement avec des illustrations qui le sont moins, toutes superbes et drôles, en grands aplats de couleurs où les petits animaux ouvrent de grands yeux étonnés.

Captain Mexico

Captain Mexico
Guillaume Guéraud
Rouergue (« dacodac »), 2018

Viva Zapata !

Par Anne-Marie Mercier

Paco vit au sud du Rio Grande, donc du « mauvais » côté de la frontière. Son père et beaucoup d’autres tentent de la franchir mais se heurtent à de nombreuses difficultés, notamment au mur érigé par le président des USA, Donald Trompette. Les enfants jouent à la révolution, jeu dans lequel invariablement les révolutionnaires conduits par Zapata triomphent du dictateur Huerta, contrairement à la vérité historique dont les enfants se moquent bien. Les filles, elles ne jurent que par les super héros américains modernes et se moquent d’eux.
Paco joue et réfléchit à ce qui se passe dans son pays : il n’y a aucun espoir pour ceux qui restent car les usines appartiennent aux américains, qui payent mal leurs ouvriers mexicains. Qu’aurait fait Zapata ? Pendant qu’il s’interroge et en vient à la conclusion « la révolution », un sombrero tombe du ciel. C’est un sombrero magique qui lui donne des supers pouvoirs, grâce auxquels il va aider les syndicalistes à prendre le contrôle de l’usine de jouets (Tiny Toys), résister à l’armée mexicaine, à l’armée américaine… La liste des pouvoirs qu’il découvre (ou ne trouve pas à sa grande déception) et la manière dont il les utilise est comique et ôte au récit ce qu’il pourrait avoir de trop guerrier.
Cette histoire mêlant loufoquerie et questions sérieuses est rondement menée, à la fois drôle et émouvante, et le combat entre héros historiques et super héros est très intéressant…

Les Faits et gestes de la famille Papillon, t. 1

Les Faits et gestes de la famille Papillon, t. 1, Les Exploits de grand-papa Robert
Florence Hinckel
Casterman, 2019

 

Par Anne-Marie Mercier

Difficile (impossible ?) de classer ou de résumer ce nouveau roman de Florence Hinckel.
Essayons : il y a la famille Papillon, qui a le talent d’arranger les choses et a permis d’éviter de nombreuses catastrophes. Et puis, il y a la famille Avalanche, qui a le pouvoir inverse. L’histoire de l’humanité, avec ses progrès, ses découvertes, ses désastres et ses tragédies est revisitée par l’histoire de ces familles et l’on devine que l’héroïne va bouleverser la donne. Comme dans bien des familles, tout n’est pas aussi simple : les uns peuvent s’avérer être les autres, ça se croise, se mêle… On ne va pas vous faire un dessin.

C’est d’autant plus inutile que Florence Hinckel truffe son récit d’images, issues de la collection de Jean-Marie Donat, collection de photos anonymes, souvent anciennes, sur lesquelles l’auteure s’appuie pour donner corps à ses fantaisies, ajouter un brin de loufoquerie (les images sont souvent dans ce ton), brouiller les pistes comme un récit d’aïeul qui perd parfois le fil ou cherche à taire des secrets. Le regard sur la littérature de jeunesse qui aime imaginer les « pouvoirs » de ses héros depuis Harry Potter est gentiment brocardée à travers le livre de madame Feuillette ((Histoire des pouvoirs familiaux de l’Antiquité à nos jours).

L’ensemble est surprenant et souvent drôle, par exemple ce portrait d’écrivain :
« J’ai rencontré de nombreux écrivains et de nombreuses écrivaines dans ma vie et je n’ai jamais rencontré d’êtres plus tourmentés. L’air traqué et le sommeil perturbé, ils sont tour à tour hantés ou en transe. Quand on leur demande pourquoi ils ne font pas quelque chose de plus paisible, comme veilleur de nuit, fleuriste, professeur d’université ou ambassadrice de l’archipel des Tuvalu, leurs eux lancent des éclairs et ils rétorquent, pleins de fougue, qu’ils n’ont pas choisi, que c’est comme ça, que l’écriture c’est la vie et que leur ôter l’écriture ce serait leur ôter la vie. Eric Blair était un spécimen tout à fait ordinaire d’écrivain…

Le Monde de Nedarra, t. 1 : celle qui reste

Le Monde de Nedarra, t. 1 : celle qui reste
Katherine Appelgate
Seuil jeunesse, 2019

Diversités en danger

Par Anne-Marie Mercier

Les héros de cette nouvelle série sont originaux : la narratrice, Byx, est une dairne, une chienne douée de parole et d’intelligence, de culture, d’un certain savoir, la seule survivante de son espèce après le massacre de sa tribu qui se déroule dans le début de l’ouvrage. Elle est accompagnée pas toujours volontairement, d’un wobbyk (sorte de lapin) à qui elle a sauvé la vie et qui se fait un devoir de la sauver à son tour s’il le peut, d’un jeune garçon qui s’avère être une fille, dotée d’une épée légendaire, descendante d’une lignée vaincue par le tyran du moment, d’un felivet, sorte de panthère, un étudiant et enfin un jeune voleur.
C’est tout d’abord une fuite, puis un rapt, puis une quête : recherche d’autre survivants de son espèce tout d’abord, puis lutte pour empêcher l’espèce humaine d’anéantir les autres espèces intelligentes.
Tout cela se déroule dans de beaux décors sauvages, ou des villes grouillantes, des ports animés, des landes. On suit les héros dans de multiples péripéties et on voit comment leurs liens se tissent peu à peu entre eux et entre leurs histoires. De nombreux personnages secondaires bien amenés complètent la liste, bref, on ne s’ennuie pas un instant et le désespoir et la solitude de Byx.
Le seul regret est que l’on oublie très vite que les personnages ne sont pas tous des humains, ou sont des humains d’un autre âge, tant l’auteur a négligé de leur donner une parcelle d’étrangeté. Elle avait fait mieux avec les Animorphs, la série qui l’a fat connaitre, lorsqu’elle essayait de transcrire les sensations, pensées et émotions de divers animaux dans les quels les héros s’incarnaient.

Le Meilleur loup de l’année

Le Meilleur loup de l’année
Géraldine Maincent, Roland Garigue
Flammarion, Père Castor, 2018

Loup y es-tu?

Par Anne-Marie Mercier

Les amateurs d’histoires de loups et de contes détournée seront servis : il y a dans cet album non pas un loup mais plusieurs, avec les contes qui leur sont associés. D’où l’impression bizarre qui fait que « Le » loup se trouve tout à coup multiplié en différents individus : le mythe en prend un coup, mais c’est devenu une habitude dans les albums d’aujourd’hui, et ici encore le loup est ridiculisé.
Un concours est organisé pour élire le loup le plus méchant de l’année ; sera-ce celui des petits cochons, celui du chaperon rouge, ou bien des sept chevreaux ? Non car on sait que tous ont failli d’une manière ou d’une autre (celui du chaperon est disqualifié parce qu’il a agi par ruse, intéressant !). Le gagnant est le Loup timide, celui de la comptine « loup y es-tu » …, si timide qu’il disparait à la fin de l’histoire avant de touher sa récompense.
Voila de quoi rassurer les bambins qui auraient auparavant frémi devant les illustrations horrifiques où le rouge et le noir dominent. Les figures de loups sont terribles avant d’être ridicules.

Le Royaume de Pierre d’Angle, t. 2 : les filles de mai

Le Royaume de Pierre d’Angle, t. 2 : les filles de mai
Pascale Quiviger
Rouergue, 2019

Heurs et malheurs enchanteurs

Par Anne-Marie Mercier

On avait laissé à la fin du premier tome le roi Thibault prisonnier de la Forêt de la Catastrophe, malgré les efforts de ses gardes et des habitants venus à son secours. Sur les 195 personnes présentes à l’orée la forêt, les 189 qui ont tenté d’y pénétrer ont été blessées, parfois grièvement par les arbres et les ronces lui ont mené une sévère défense : on voit que la forêt de La Belle au bois dormant est ici prise au pied de la lettre, comme beaucoup d’autres éléments de contes célèbres repris ici : on y verra une reine enceinte faisant perler son sang dans un paysage de neige, une sorcière se pencher sur le berceau d’une petite princesse, et bien d’autres figures fugitives. C’est tout l’art de ce cycle : il sait reprendre des éléments qui relèvent du mythe sans en faire de purs objets citationnels, mais pour introduire un élément supplémentaire de poésie. Ainsi, c’est le prince et non une belle endormie qui est prisonnier et c’est une reine déterminée qui l’en fait sortir, non sans payer le prix fort par une terrible promesse. La sorcière, censée incarner le mal est celle qui lui fait échec.

Si le premier tome était fait de voyages sur mer et sur terre, celui-ci est plus centré sur le château, où Thibault, revenu fou de la forêt, retrouve peu à peu ses esprits. Toute son énergie est dirigée vers le ravitaillement du royaume affamé, paralysé d’abord par un hiver terrible puis asséché par un printemps torride. On trouve dans ce livre un souci de la matérialité intéressant : que mange-t-on en temps de disette, comment se chauffe-t-on ? comment gouverne-t-on ? Lorsqu’un bateau contaminé bloque le port, comment fait-on face au risque d’épidémie sans abandonner totalement ses marins à leur sort ?  Comment se passe un accouchement (dont l’un est plus que difficile) dans une civilisation qui ressemble au moyen-âge ? Quelles qualités faut-il pour être médecin, ou pour soigner et dresser les animaux ?

Quant à l’aventure, elle va de plus belle : la malédiction des « filles de mai » se précise, tant pour le futur de l’histoire que dans son passé, les intrigues de cour vont bon train avec leurs complots, manipulations, et tentatives de meurtres. Mais on y trouve aussi de belles haltes paisibles : des amours patientes commencent très lentement à se nouer (on passe du temps à faire sa cour dans ce roman et les hommes y sont bien courtois), des pauses au bord de la mer ou dans les rivières rafraichissent l’été et des havres chaleureux l’hiver. Les tonalités sont tranchées et donnent une couleur propre à chaque moitié du roman : le noir et le blanc, avec la tache rouge du manteau du roi poursuivent ce qui s’était installé de givre dans la fin du premier volume, l’apothéose du printemps et des ses couleurs et chants laisse prévoir une chute plus dure à l’équinoxe maudite (au prochain volume, donc). L’écriture toujours aussi belle donne un grand plaisir de lecture.