Nénuphar. Conte ouzbek (français-ouzbek-russe)

Nénuphar. Conte ouzbek (français-ouzbek-russe)
Igor Mekhtiev, Shodiyor Doniyorov
L’Harmattan, 2012

Des origines du nénuphar sur le fleuve Amu-Dariya

Par Dominique Perrin

nenUn couple fait des vœux pour avoir un enfant. Un jour, un oiseau apporte à la femme une fleur, que celle-ci respire : au soir la fleur se transforme en une fillette, pourvoyeuse de joie et de prospérité. Mais lorsqu’une sorcière envieuse cherche à s’emparer de la jeune fille, celle-ci n’a d’autre recours que de s’enfoncer dans la rivière où elle lave la vaisselle.

Ce conte sans frontière tiré ici de la culture ouzbek est présenté simultanément en français, ouzbek et russe, en une succession de pages trilingues agréablement illustrées dans un style moyen-oriental. Belle initiative éditoriale que ces albums souples dédiés aux « contes des 4 vents » ! On pourrait souhaiter cependant que la page explicative finale ne porte pas seulement sur le pays concerné, mais aussi sur le sens du conte – condition sans doute nécessaire à une lecture moins tragique de l’épisode de la dernière transformation de la fille-fleur en « nénuphar », dans un esprit proche des Métamorphoses d’Ovide.

Un rêve sans faim

Un rêve sans faim
François David, Olivier Thiébaut

Motus, 2012

De la poésie, du rêve et de la jeunesse
– dans leur rapport au politique

Par Dominique Perrin

rêv19Dans cet album au grand format souple, ce sont d’abord les images d’Olivier Thiébaut qui s’imposent au lecteur ; elles mobilisent des matériaux aussi variés que fondamentaux, à l’état brut ou manufacturé, agençant différentes dimensions d’une anthropologie de la faim au vingt-et-unième siècle. Elles sont, on cherche le mot, confondantes. Elles ne suscitent ni larmes ni même serrements de cœur, mais mettent en branle la pensée, « sans coup férir » et durablement.
Le texte de François David se présente comme la succession souple d’autant de poèmes-arguments d’une page, à la fois autonomes et solidaires, alternant les points de vue et les angles d’attaque, sur ce gros morceau livré conjointement à la sensibilité et à l’intellect : sur cette planète une et indivisible (« il y a un seul monde », rappelle à bon entendeur tel philosophe contemporain) cohabitent la plus aberrante richesse thésaurisatrice* et… une quantité irreprésentable de personnes, notamment d’enfants, mal nourris ou mourant de faim.
Texte et image s’offrent ici en vis-à-vis (et comme « visage à visage », conformément à l’étymologie) dans une vingtaine de doubles-pages présentées par l’éditeur comme dédiées à un sujet « peu abordé » frontalement en littérature de jeunesse – et moins encore en poésie.

*(nous soulignons plus explicitement encore que ne le fait ce très grand album)

L’étrange réveillon

L’étrange réveillon
Bertrand Santini, Lionel Richerand

Grasset, 2012

Conte fantastique en ombres et or

Par Dominique Perrin

etrange-reveillonUn jeune homme de sept ans se trouve l’héritier d’une immense fortune, d’une armée de serviteurs compassés, ainsi que d’une solitude immense dans un manoir ombreux. Cette configuration archétypale donne lieu à un conte à la manière de Poe, tout en atmosphère et en références littéraires et cinématographiques. L’enfant prend place dans la lignée des rêveurs-penseurs, traquant l’énigme métaphysique de la disparition de ses parents. L’allégorie du poète en sondeur de mystère le cède ensuite au tableau gothique, quasi grand-guignolesque, avec une scène de repas entre cadavres. Le récit tourne enfin assez élégamment court dans la vision fantasmatique et chaleureuse – mais sans doute éphémère – de l’abolition de la mort des bien-aimés. Plus brillant et complexe que profondément cohérent, cet album dû à des maîtres de l’animation conserve à l’image et au texte une étrangeté de bon aloi.

Alma n’est pas encore là…

Alma n’est pas encore là…
Stéphane Audeguy, Laurent Moreau

Gallimard, 2012

Alma, le trésor des mots justes

Par Dominique Perrin

alma Bien des albums évoquent le processus de la procréation, avec pour ambition d’en évoquer scientifiquement les étapes et/ou poétiquement le mystère. Dans un format ample ouvertement dédié à l’exploration plastique, celui de Stéphane Audeguy et Laurent Moreau donne pourtant le sentiment d’être premier en son genre ; il épouse exemplairement sa double visée savante et « religieuse », au sens étymologique supposé de « religare » : relier, mettre en lien.
On suit ici les neuf mois d’une genèse – acte sexuel et rencontre des cellules féminine et masculine hors champ : des enfants engendrés par procréation assistée peuvent lire ici leur histoire comme les autres – où l’histoire individuelle rejoint celle de l’espèce humaine, et avec elle celle du vivant. Sobre, le texte cultive une forme d’intensité détendue et ne dissocie à aucun moment savoir absorbant et discrète espièglerie. Il s’agit enfin d’un vrai album, où l’image irrigue la lecture du texte et ouvre un puissant au-delà sensible ; où les « rabats-surprise » ne sont pas un concept commercial plus ou moins sympathique, mais un déploiement du sens inscrit dans l’espace. Solidaire alternativement du point de vue de l’enfant et de ses parents, New-York n’est pas ici le cadre obligé d’une existence « branchée » ( !), mais la ville du nombre, du métissage et de leurs possibles.

Mon ti chien

Mon ti chien
Carl Norac, Isabelle Chatellard

Didier, 2012

Fable mordante

Par Dominique Perrin

ti070350On ne sait pas trop au départ si Rex est un chien, ou une baudruche, une peluche, une marionnette, halé qu’il est par une laisse qui semble lui tenir lieu de moteur. Il est aussi, selon les moments, intégralement enveloppé ou simplement accompagné d’une nuage de paroles « bêtifiantes » énoncées par un maître aimant et autoritaire. Cette condition d’animal tenu en laisse par un flux langagier obsessif et stéréotypé, plus durement encore que par un lien physique, suscite des pensées de révolte.
Rex est tout du moins roi de ses rêves, et s’approprie en esprit d’autres conditions de vie : il s’invente papillon, et même chat, mais aussi vase, coussin, et encore facteur. La fable enclose dans cet album-carnet toilé de rouge – à la manière, en son temps, de Pas facile l’amitié d’Ingri Egeberg et Christian Bruel – est à la fois tendre et incisive ; à la fin, on voit Rex tombé amoureux et père d’une portée de chiots, bêtifier copieusement à son tour. Les jeunes lecteurs percevront sans doute clairement la radicalité de la réflexion ouverte ici, dédiée par les deux auteurs à plusieurs toutous aimés.

J’entends le loup, le renard et la belette

J’entends le loup, le renard et la belette
Christian Voltz

Didier, 2012

Images pour des chansons sans âge

  Par Dominique Perrin

j'entends esLes éditions Didier reprennent leurs « plus belles histoires » en format léger : des contes, souvent traditionnels – aussi désopilants que La Souris et le voleur –, et de nombreuses chansons du patrimoine enfantin et populaire. De ce dernier corpus, réuni dans la collection « guinguette », le J’entends le loup, le renard et la belette de Christian Voltz illustre exemplairement le sel particulier. Les images y transposent des paroles certes fameuses, mais aussi fort mystérieuses, dans un univers symbolique – perçu aujourd’hui comme enfantin, mais assurément universel – marqué par la tension entre instinct prédateur et usage rusé de la parole, gourmandise égoïste et culture partagée. Le moindre charme de cette mise en images n’est pas de laisser largement intacte l’énigme d’un texte dont on redécouvre la progression… déconcertante ?

Emile fait la fête

Emile fait la fête
Vincent Cuvellier, Ronan Badel

Gallimard, 2012

Emile, ouvre-toi !

 Par Dominique Perrin

emilAu centre déjà de quatre albums, le personnage d’Emile (sa connivence historique avec la pensée de Rousseau n’a au mieux qu’une valeur ironique) est incontestablement frappant : un « petit d’homme » blasé, égocentrique, à la fois rationnel et incohérent. Lorsqu’on le découvre dans cet album-ci, on imagine d’abord son visage moins perpétuellement fermé que ne le lui fait le trait de Ronan Badel. Mais le texte de Vincent Cuvellier corrobore efficacement ce caractère. Emile semble fondamentalement incapable de « faire la fête », fût-ce tout seul ; il s’éveille avec des désirs, mais le rapport instrumental qu’il entretient avec le monde le rattrape dès qu’il pose un pied à terre. On comprend qu’il a autour de lui des adultes qui ne l’aident pas foncièrement à être différent. De ce tableau questionnant d’une pré-adolescence aussi morne que précoce, assez modérément comique, ressort l’impression d’une singulière absence de perspectives – que ce soit celles de l’évolution individuelle, de la rencontre avec autrui, de la permanente et étonnante transformation du monde.

Mamouchka et le coussin aux nuages

Mamouchka et le coussin aux nuages
Michel Piquemal, Nathalie Novi

Gallimard, 2012

Lever les voiles (mourir)

Par Dominique Perrin

mamou Une très vieille dame habite le monde à tout petits pas, vivant frugalement une vie dont le fil s’amenuise. Un coussin brodé de nuages, généreusement acheté à un brocanteur rétrospectivement mystérieux, vient soulager ses maux. Délassant son corps, il procure à « Mamouchka » la magie de la réversibilité du temps : la voici dans la fleur aimante de son âge, au temps de la rencontre amoureuse, du mariage, de l’enfantement, en un voyage immobile et comblant.
Ce récit très sobre, à l’image de son titre, s’accomplit dans les images dansantes et chatoyantes de Natahalie Novi. Que texte et image campent une Russie des plus traditionnelles n’ôte rien à la juste beauté de ce conte de la mort comme évanescence et avènement – à contrepied, posément, des représentations dramatiques de l’ultime vieillesse caractéristiques de l’inconscient collectif occidental.

La Famille glagla

La Famille glagla
François Delecour, Sophie Chaussade

Didier, 2012

Premiers jalons d’un nouvel univers

Par Dominique Perrin

gla La Famille glagla ouvre une série d’albums de bande dessinée pour tout jeune public, au graphisme et à la structure simples, centrés sur la nordique famille éponyme, dans la proche compagnie de phoques largement intégrés à la société humaine. Si le projet est sympathique, les cinq sketches inauguraux proposés ici paraissent d’une qualité inégale, et posent la question de l’ambition des auteurs : créer un monde singulier en rapport réfléchi avec le nôtre, ou divertir le jeune public par des historiettes sans cohérence profonde, touchant à l’exotisme présumé d’un monde de glace – au demeurant en train de fondre.
Le premier de ces sketches évoque une partie de pêche qui débouchera sur l’arrivée d’un poisson rouge dans le cercle familal. La jeune Brigodin y sollicite un volontaire parmi sa collection d’asticots, ce qui pose des questions qu’il ne convient sans doute pas d’éluder, quel que soit l’âge du public visé : ou bien les vers, pleinement personnifiés, laissent leur vie lorsqu’ils servent d’appât, et on ne voit pas pourquoi ils coopéreraient avec leur utilisatrice ; ou bien les auteurs trouvent le moyen, imaginaire ou scénaristique, de protéger leur existence et de justifier ainsi leur collaboration, leurs forfanteries – et leur longévité ici inexplicable.
Si le second sketch est à tout points de vue un peu court (réduit à lui-même, le gag de l’enfant qui ne se décide pas à sauter du plongeoir peut passer pour usé), les trois derniers atteignent à la légèreté malicieuse annoncée par l’éditeur, précisément parce qu’ils témoignent avec cohérence des points de vue singuliers d’un petit poisson et d’un petit enfant. Mais la carte finale du pays des Glagla pose à nouveau le problème de la distance prise globalement ou non par rapport au monde tel qu’il va : il est curieux que la seule institution publique qui y figure soit la police – aux côtés des lieux de plaisir que sont la patinoire, la piscine et le cinéma.
Bref, dans cet univers naissant où les parents Glagla portent ostensiblement le nom des parents du scénariste, on ne retrouve pas la justesse et la cohérence étonnantes des contes du monde entier qui font la très grande classe de l’éditeur ; souhaitons qu’une telle ambition oriente la suite promise des aventures, et que celles-ci explorent résolument les potentialités imaginaires du pôle.

Tonio

Tonio
Gaëtan Dorémus
Rouergue, 2012

Naissance d’un humain

Par Dominique Perrin

Au titre de cet album, la première de couverture accole la représentation de quatre animaux – un boa, un oiseau, un papillon, portés par une panthère en station debout. Mais en quatrième de couverture, après un absorbante parcours où les rapports entre texte et image évoquent plus d’une fois ceux de la bande dessinée ou du roman graphique, figure comme en filigrane un autre nom, plus difficile à déchiffrer car écrit de la droite vers la gauche : « gamin », et c’est bien cette fois Tonio que l’illustration représente, avec sa physionomie étrange d’éléphant bipède aux oreilles de papillon.
Et c’est toute la question : quelle est l’identité de ce personnage ? Ne devrait-il pas ressembler aux quatre animaux qui l’ont créé un jour d’ennui sur leur île déserte ? Ces quatre créateurs quelque peu immatures, normalement naïfs et imbus d’eux-mêmes, sont tout aussi questionnants que leur créature. Du haut de leur inventivité impulsive, ils spéculent sur le caractère imprévisible – incontrôlable – de leur progéniture, qui ne se laisse décidément pas déchiffrer comme une somme d’héritages – les humeurs caractéristiques des ascendants s’avérant d’ailleurs difficiles à énumérer.
Quand Tonio – successivement rebaptisé Ballaké, Jacques, puis Humphrey par chacun de ses parents – révèle que son caractère – ou son tempérament, ou son ethos – est surtout plastique et singulier, et qu’il invente finalement lui-même son nom, le lecteur a eu et pris le temps d’une méditation plutôt joyeuse, plutôt fondamentale, sur la dimension interrelationnelle qui permet l’existence humaine.