Ferme les yeux

Ferme les yeux
Kate Banks, Georg Hallensleben
Gallimard Jeunesse, 2015 (1ère édition 2002)

« Trop » mignon

Par Christine Moulin

Pour s’endormir, il est sûrement plus efficace de compter les albums censés entraîner les enfants dans les bras de Morphée que les moutons! Ferme les yeux appartient à ce genre très fréquenté mais il mérite qu’on le fasse sortir du lot, ne serait-ce que grâce à ses illustrations: le petit tigre a une « bouille » extrêmement attendrissante. Mais le texte n’est pas en reste: fondé sur la répétition hypnotique, il glorifie d’abord la vie et ses merveilles, que le petit tigre ne veut pas cesser de voir en tombant dans le sommeil. Mais en même temps, à travers la voix de la maman, il chante la puissance des rêves qui exaltent et magnifient ces merveilles. Il fait aussi la revue des peurs qui peuvent empêcher d’accepter de dormir: la peur de tomber, de se perdre, la peur du noir, toutes désamorcées par la présence maternelle. Enfin, il fournit une explication subtile au refus de l’endormissement: si on rêve et que les rêves sont plus magnifiques les uns que les autres, il faudra se réveiller. La maman, tendrement, fournit la seule réponse qu’elle connaisse, la seule qui vaille pour un petit tigre: « Oui, mais je serai là. Alors, ferme les yeux, petit tigre ».

Cet album est tendre, émouvant et rassurant. Que demander de plus? Les petits humains y trouveront leur compte aussi.

Lyra et les oiseaux

Lyra et les oiseaux
Philip Pullman
Gallimard, 2007 (réédition de 2004)

Spin off

par Christine Moulin

lyra oiseauxCeux qui ont aimé la trilogie A la croisée des mondes vont aimer le parfum de nostalgie qui se dégage de ce petit livre: on y retrouve, en effet,  certains personnages comme Will ou Astrid, et bien sûr, Lyra, des objets merveilleux comme l’aléthomètre, mais surtout les daemons et le lien si touchant les unissant à leurs humains. D’ailleurs, c’est bien un daemon qui est au cœur de l’intrigue, puisque le récit démarre quand Lyra vient en aide à un oiseau qui se révèle être un daemon de sorcière. Ce mince roman a l’avantage (en y ajoutant de magnifiques fac-similés, qui rendent délicieusement poreuse la frontière entre réalité et fiction),   de mettre à la portée des plus jeunes l’univers de Pullman. Le prix à payer est une certaine frustration : l’histoire, qui n’a pas vraiment eu le temps de s’installer, s’achève un peu brutalement. La magie opérait de nouveau et… c’est fini.

 

La guerre des livres

La guerre des livres
Alain Grousset

Gallimard, Folio Junior, 2009, 2013

Book wars

Par Christine Moulin

product_9782070651009_244x0Voici une réédition d’un roman d’Alain Grousset. Le problème qu’il abordait il y a quatre ans en est encore un: faut-il craindre la disparition des « vrais » livres, sur papier? le tout numérique est-il dangereux? On se doute un peu de la réponse… Mais l’argumentation n’est pas pesante. Parce qu’elle se développe au sein d’un récit de science-fiction digne des aventures de Lucas avec combats (celui qui ouvre le roman est un modèle…), factions, empereur, fille d’empereur, héros en forme de Jedi (Shadi), faux traîtres, vrais traîtres, et même quelques maîtres (certes moins pittoresques que Maître Yoda mais quand même…). Autre charme: le décor est un labyrinthe borgésien, une immense bibliothèque qui renferme tous les livres (ou presque) de l’univers. De quoi rêver… Enfin, en exergue de chaque chapitre, figurent des citations sur la lecture, certaines assez connues (« Quand je pense à tous les livres qu’il me reste à lire, j’ai la certitude d’être encore heureux », Jules Renard), d’autres peut-être moins (?) (« Les livres nous obligent à perdre notre temps de manière intelligente », Mircea Eliade), en tout cas, toutes très belles (« Lire, c’est aller à la rencontre d’une chose qui va exister », Italo Calvino).

Alma n’est pas encore là…

Alma n’est pas encore là…
Stéphane Audeguy, Laurent Moreau

Gallimard, 2012

Alma, le trésor des mots justes

Par Dominique Perrin

alma Bien des albums évoquent le processus de la procréation, avec pour ambition d’en évoquer scientifiquement les étapes et/ou poétiquement le mystère. Dans un format ample ouvertement dédié à l’exploration plastique, celui de Stéphane Audeguy et Laurent Moreau donne pourtant le sentiment d’être premier en son genre ; il épouse exemplairement sa double visée savante et « religieuse », au sens étymologique supposé de « religare » : relier, mettre en lien.
On suit ici les neuf mois d’une genèse – acte sexuel et rencontre des cellules féminine et masculine hors champ : des enfants engendrés par procréation assistée peuvent lire ici leur histoire comme les autres – où l’histoire individuelle rejoint celle de l’espèce humaine, et avec elle celle du vivant. Sobre, le texte cultive une forme d’intensité détendue et ne dissocie à aucun moment savoir absorbant et discrète espièglerie. Il s’agit enfin d’un vrai album, où l’image irrigue la lecture du texte et ouvre un puissant au-delà sensible ; où les « rabats-surprise » ne sont pas un concept commercial plus ou moins sympathique, mais un déploiement du sens inscrit dans l’espace. Solidaire alternativement du point de vue de l’enfant et de ses parents, New-York n’est pas ici le cadre obligé d’une existence « branchée » ( !), mais la ville du nombre, du métissage et de leurs possibles.

Mamouchka et le coussin aux nuages

Mamouchka et le coussin aux nuages
Michel Piquemal, Nathalie Novi

Gallimard, 2012

Lever les voiles (mourir)

Par Dominique Perrin

mamou Une très vieille dame habite le monde à tout petits pas, vivant frugalement une vie dont le fil s’amenuise. Un coussin brodé de nuages, généreusement acheté à un brocanteur rétrospectivement mystérieux, vient soulager ses maux. Délassant son corps, il procure à « Mamouchka » la magie de la réversibilité du temps : la voici dans la fleur aimante de son âge, au temps de la rencontre amoureuse, du mariage, de l’enfantement, en un voyage immobile et comblant.
Ce récit très sobre, à l’image de son titre, s’accomplit dans les images dansantes et chatoyantes de Natahalie Novi. Que texte et image campent une Russie des plus traditionnelles n’ôte rien à la juste beauté de ce conte de la mort comme évanescence et avènement – à contrepied, posément, des représentations dramatiques de l’ultime vieillesse caractéristiques de l’inconscient collectif occidental.

Max

Max
Sarah Cohen-Scali
Gallimard, 2012

Lebensborn = « Fontaine de vie »

Par Christine Moulin

max-sarah-cohen-scali-9782070643899La couverture à elle toute seule donne une idée assez exacte des émotions que peut susciter le roman de Sarah Cohen-Scali (alias Sarah K., parfois): la curiosité mais aussi le malaise. Il n’est pas courant, en effet, notamment au seuil d’un livre de littérature de jeunesse, de voir un fœtus, noir sur fond rouge, couleurs infernales s’il en est, affublé d’un brassard avec une croix gammée. La première phrase est à l’unisson : le narrateur est le fœtus lui-même ! Quelques mots encore et le mal est fait: nous voilà happés par l’envie horrifiée d’en savoir plus. Le futur bébé déclare en effet: « Je ne sais pas comment je vais m’appeler. Dehors, ils hésitent entre Max et Heinrich. […] Heinrich, en hommage à Heinrich Himmler qui, le premier, a eu l’idée de ma conception et celle de mes camarades, à venir ». On relit, pour être sûr d’avoir bien lu : « en hommage à »…

La situation est mise en place: Max est un enfant qui a été spécialement conçu pour servir le Reich. Sa mère a été choisie comme « convenant parfaitement à la sélection ».  Il naît donc, le 20 avril, jour anniversaire de Hitler, à Steinhöring, foyer militaire,  inspiré des foyers bien réels du programme Lebensborn, en pensant : « Je suis l’enfant du futur. L’enfant conçu sans amour. Sans Dieu. Sans Loi. Sans rien d’autre que la force et la rage. Heil Hitler! ».

La suite est à la hauteur. Max (sa mère s’obstine à l’appeler ainsi, en attendant qu’il soit doté d’un autre nom et cela le contrarie quelque peu car, selon lui, ce n’est pas à elle de choisir son prénom), d’un ton terriblement cynique, décrit le début de son existence, qui fait froid dans le dos, quand on sait, par exemple, que des mots tels que « infirmerie » et « quarantaine » sont des mots codés… Les événements qui jalonnent ses premières années sont monstrueux. Mais le pire, c’est bien le parti pris de narration : le monde, l’histoire, sont vus à travers les yeux d’un bébé tout entier habité par l’idéologie nazie, glorifiée sans aucune distance puisque Max n’a pas les moyens de la critiquer et qu’il n’a rien connu d’autre. Oxymore énonciatif à peine soutenable. Le style a la froideur requise: empêchant l’empathie, il est d’une violence extrême et paradoxale, encore accentuée par l’emploi du présent, qui ne laisse aucune issue.
Dans la deuxième partie, rien ne s’arrange puisque « Konrad » ( – c’est ainsi qu’on l’appelle, finalement – : l’interrogation sur les prénoms traverse tout le livre, pour signifier, sans doute, une interrogation bien plus perturbante, celle sur l’identité et la race), Konrad, donc, est en quelque sorte dressé à s’infiltrer dans des familles polonaises pour repérer des enfants blonds aux yeux bleus susceptibles d’être « germanisés » (ce qui s’inspire également de faits réels : en un sens, la postface est encore plus terrible que le roman lui-même…). C’est ce qu’il appelle « l’Opération Copains »! Là encore, la gradation dans l’horreur est éprouvante.

A six ans, Max devient un Pimpf, à Kalish, l’école des enfants polonais volés à leurs parents, à qui il doit servir d’exemple, en prétendant qu’il est lui-même d’origine polonaise. Dans cet établissement, il va rencontrer un « jeune fauve », selon ses propres mots, Lukas, pour lequel il va développer une véritable passion car il admire son cran, son courage, sa révolte. Il apprendra bientôt qui est véritablement Lukas, celui qui, il le comprendra plus tard, « a fichu la pagaille dans [sa] tête depuis le jour où [il] l’a connu » … Ils sont tous les deux transférés à la Napola de Postdam. Tout est décrit minutieusement: les cours, la vie quotidienne, les douches au savon « RIF »; le cinéma de propagande, les « accidents »… Sarah Cohen-Scali va au bout de son projet, sans rien épargner au lecteur. Salutaire, sans doute, mais atroce. Finalement, la défaite du Reich se profile…

Max et Lukas s’enfuient dans un Berlin dévasté. La boucle de l’existence de Max se boucle alors. Commence, dans une atmosphère apocalyptique, la prise de conscience qui l’amènera au geste des victimes de l’abomination: témoigner.

On l’aura compris, ce livre n’est pas plaisant à lire. Il ressemble à un long tunnel dont on n’est pas sûr qu’il débouche vers la lumière. Parfois, il se perd dans des méandres qui lui font un peu perdre de sa force (dans la quatrième partie, notamment). Il est pourtant à conseiller. Parce qu’il est terrifiant, précisément.

Lecture pour toutous

Lecture pour  toutous
Lionel Koechlin
Gallimard, 2012

A l’école de Lionel Koechlin

Par Dominique Perrin

L’instituteur Totof se voit annoncer qu’on manque d’élèves et que sa classe restera vide cette année-là. La porte étant restée ouverte, voici que des chiens s’installent à la place des élèves. L’instituteur parviendra-t-il à leur apprendre à lire – à les y motiver, les y contraindre ? Lionel Koechlin offre ici un nouveau récit d’une apparente et désarmante candeur, riche en questionnements latents.
Pourquoi l’école manque-t-elle d’élèves quand elle abonde en professeurs ? Est-il possible qu’au moins un chien, assidu et courageux entre tous, apprenne à lire ? Comment le maître de ce chien, qui a lui oublié comment on lit, se fraie-t-il un chemin au quotidien ? Enfin, un chien pourra-t-il apprendre à Totof comment nager ? On voit ici qu’on s’interroge beaucoup en sous-main dans ce livre sur ce qu’est et peut un « maître »…

 

Emile est invisible

Emile est invisible
Vincent Cuvellier,  Ronan Badel
Gallimard jeunesse (Giboulées), 2012

Il suffit d’y croire…

Par Lisa Badard et Floriane Damien master MESFC Saint-Etienne

Qui aime les endives ? Certainement pas Emile. Mais il a trouvé la solution : devenir invisible. Cette prétendue invisibilité va multiplier les situations cocasses, particulièrement avec sa maman.

Grâce à la narration omnisciente, le lecteur ne perd pas une miette des pensées comiques d’Emile et de son imagination débordante.

Cet album au texte court et simple, destiné à un très jeune public, est étayé par des illustrations épurées. En effet, très peu de parties sont coloriées pour mettre en valeur les éléments importants du texte : Emile, sa copine, les endives, la mousse au chocolat… Le dessin autour est peu à peu estompé, ce qui souligne l’invisibilité du personnage.

L’ouvrage appartenant au registre comique renvoie à quelques thèmes classiques tels que les enfants qui n’aiment pas les endives ou encore un héros qui se crée un monde imaginaire.  Enfin, l’intérêt principal de l’album réside dans la chute finale burlesque qui provoquera à tous les coups des rires, quel que soit l’âge.

La voix du vent

La voix du vent
Rolande Causse
Gallimard Jeunesse, 2011

L’inflexion des voix chères qui se sont tues

par Christine Moulin

Tout, dans ce roman, est délicatesse : à commencer par la couverture et les illustrations dues au poétique pastel de Georges Lemoine. L’exergue est à l’unisson: « Les douleurs ont une clef de sol pour qui est musicien de l’intérieur » (Eric de Lucca, Le commentaire du un).

Le ton est donné car c’est bien de musique qu’il s’agit, tout au long du livre. L’héroïne, Sonia, est particulièrement sensible aux sons, comme le révèlent les premières lignes: « J’écoute le bruissement des arbres. Je n’ai pas besoin de les regarder, je les connais par cœur. Seul leur chuchotement m’importe ». Elle a perdu sa mère, Anna, et à l’ouverture du livre, elle ne parvient pas à s’ « éloigner de sa peine », comme dit son père. C’est de sa mère qu’elle tient son amour pour la musique, même si elle ne veut plus entendre parler de son piano depuis…

Peu à peu, malgré tout, elle va parvenir, à petites touches, à surmonter sa douleur. Grâce à la psy qu’elle affuble de sobriquets (« La Mère Michel », « Déteste déteste ») mais qui va vaincre son silence et ses résistances, en accueillant ses rêves. Grâce à son père, qui, bien qu’il soit très occupé par son métier d’architecte, ne sait que faire pour la distraire. Grâce à Gravie, sa grand-mère, pour qui elle nourrit pourtant une grande hostilité au départ. Grâce à Ludovic, son presque frère (« Si j’avais eu un frère, j’aurais aimé qu’il lui ressemblât, trait pour trait ») Grâce à Berthe, une jeune Ivoirienne : « Nous sommes devenues amies, très amies, une amitié partagée au cœur de nos peines inavouées ».

Le roman s’écoule doucement. Les évènements sont souvent infimes même s’ils ont un grand retentissement sur les émotions de Sonia. On assiste ainsi à une bagarre à l’école (Emilie a lancé à Sonia: « Si ta mère était à la maison, tu serais plus aimable! »); à l’entrevue avec une prof qui accuse Sonia d’avoir copié sa dissertation sur Phèdre, oeuvre qu’elle a particulièrement aimée et bien comprise; à un voyage en Jordanie; à la visite d’une cousine importune; à un pèlerinage vers l’endroit où son père a dispersé les cendres de sa mère, etc. Jusqu’au jour où arrive Olivier… Ce courant narratif nous mène jusqu’à l’épilogue qui, comme on le sent depuis le début, célèbre les droits de la vie, portée par le vent: « Toujours j’écoute la voix du vent, il m’a ouvert une voie. La voie d’Anna ». Tout l’enjeu de ce récit de deuil est là: faire d’une voix une voie.

Même si le parcours que suit l’histoire n’est pas toujours très lisible, même si la musique, à force d’être discrète, peut sembler atonale, on se rend compte, finalement, que ce roman a su épouser le rythme du deuil: rien de fracassant, de spectaculaire, mais l’impression, au bout du chemin, que l’on a surmonté l’insurmontable. Le tout est orchestré par la langue pure et classique de Rolande Causse, comme racinienne.

A comme association, t. 7 : Car nos cœurs sont hantés

A comme association, t. 7 : Car nos cœurs sont hantés
Erik L’Homme
Gallimard / Rageot,  2012

Une série hantée

Par Anne-Marie Mercier

On avait laissé dans le tome précédent Jasper en mauvaise posture. Qu’on se rassure : c’est de pire en pire ! Si ce tome a les faiblesses (enfin, à mon goût) des précédents (langage faussement ado, jeu convenu avec les stéréotypes, pastiche un peu trop systématique donc lassant des lieux de la fantasy…), en revanche il développe davantage leurs qualités : les moment de réflexion et de souvenir de Jasper sont beaux et touchants, l’intrigue surprend par ses rebondissements, la métamorphose qu’il subie bien mystérieuse, le mélange roman d’espionnage / roman de fantasy / roman d’initiation très réussi…

La série, qui avait connu un infléchissement à la mort de Pierre Bottero, co-auteur, semble ici trouver une nouvelle dynamique, un ton plus juste. On lui souhaite bonne chance sur cette voie… et on attend la suite avec curiosité, ce qui est bon signe pour une série !

Lire mes chroniques sur les vol 3 et 4.