De la terre à la pluie

De la terre à la pluie
Christian Lagrange
Seuil Jeunesse 2017

Chaque seconde dans le monde une famille quitte sa terre

Par Michel Driol

Comment parler d’exil aux enfants ? Christian Lagrange montre trois femmes, à différents âges de la vie, condamnées à l’exil depuis l’Afrique, faute d’eau. Représentées par des statuettes de glaise,  sur fond parfois d’images graphiquement très épurées, on les voit, accompagnées d’un oiseau, traverser un désert, une clôture grillagée, la mer, pour se retrouver, sous la pluie, dans une ville aux allures de New York et finalement, dans une espèce de cabane. Chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière, ce vers de Hugo sert de conclusion dans une dernière page plus optimiste : la lumière troue les nuées et semble promettre une vie meilleure.

Le dispositif est à la fois sobre et efficace : extrême concision du texte, une courte phrase par double page,  comme pour ne pas prendre le pas sur la puissance évocatrice des statuettes, véritables figures tragiques, perdues dans un monde qui n’est pas fait pour elles, mais debout et en marche.   De fait, l’album suggère, donnant à voir les conditions de vie et d’exil sans chercher à se substituer aux migrants, sans vouloir jouer le registre du réalisme ou du psychologisme. C’est au lecteur de construire les non-dits, à partir de cet avion de chasse qui vole vers le pays quitté, ou de ce grillage que les trois femmes franchissent. Les couleurs de fond – blanc pur pour l’Afrique, grisaille de la traversée de la mer, de l’arrivée dans la ville, et noir de la nuit  qui envahit petit à petit album disent, elles-aussi, un monde d’où la lumière semble s’être retirée. Ainsi, chacun pourra interpréter, à sa façon, l’errance et la quête d’une vie meilleure, au péril de sa vie, dans un univers hostile.

Un album d’une grande force qui sait émouvoir sans pathos, et conduit à réfléchir sur l’exil.

 

Et Gretel

Et Gretel
Marien Tillet, Paule Ka (ill.)
CMDE ( Dans le ventre de la baleine), 2015

Au commencement était la faim

Par Anne-Marie Mercier

etgretelSi l’on voit souvent le conte de Hansel et Gretel adouci afin d’éviter aux jeunes lecteurs ou auditeurs les scènes cruelles et les descriptions effrayantes, il est ici au contraire rendu avec toutes ses aspérités, et quelques autres en plus.

Tout commence au moment où Gretel, dont on suit le point de vue de bout en bout, voit son frère repu grâce au festin de la maison en pain d’épice popularisée par les traductions françaises. Elle « a faim. Très ». Et dévore à son tour. Lorsque la sorcière apparaît, la question de la dévoration reste toujours présente, au premier plan. Dans la conclusion heureuse, le thème du manque reste bien présent malgré les richesses prises à la sorcières et le retour à la maison parentale : la faim peut revenir, ou la pauvreté, et Gretel reste marquée par cette angoisse. Contrairement à ce qui se passe dans l’univers du conte, il n’y a pas de retour à un état initial amélioré, mais un changement dans la mentalité du personnage, marqué à jamais par les épreuves.

Les illustrations sont noires, non seulement par le choix du noir et blanc qui domine en dehors de quelques taches jaunes discrètes, mais aussi par le caractère sinistre de ce qui est représenté : bois sombre, mais aussi mâchoires, intestin, ventre…

Quand on remâche Grimm, il n’y a pas que du sucré.

Les éditions du CMDE proposent toujours des choses intéressantes; j’avais rendu compte ici de l’ouvrage précédent de Marion Tillet, interprétation très libre du Petit Chaperon rouge.

 

Un rêve sans faim

Un rêve sans faim
François David, Olivier Thiébaut

Motus, 2012

De la poésie, du rêve et de la jeunesse
– dans leur rapport au politique

Par Dominique Perrin

rêv19Dans cet album au grand format souple, ce sont d’abord les images d’Olivier Thiébaut qui s’imposent au lecteur ; elles mobilisent des matériaux aussi variés que fondamentaux, à l’état brut ou manufacturé, agençant différentes dimensions d’une anthropologie de la faim au vingt-et-unième siècle. Elles sont, on cherche le mot, confondantes. Elles ne suscitent ni larmes ni même serrements de cœur, mais mettent en branle la pensée, « sans coup férir » et durablement.
Le texte de François David se présente comme la succession souple d’autant de poèmes-arguments d’une page, à la fois autonomes et solidaires, alternant les points de vue et les angles d’attaque, sur ce gros morceau livré conjointement à la sensibilité et à l’intellect : sur cette planète une et indivisible (« il y a un seul monde », rappelle à bon entendeur tel philosophe contemporain) cohabitent la plus aberrante richesse thésaurisatrice* et… une quantité irreprésentable de personnes, notamment d’enfants, mal nourris ou mourant de faim.
Texte et image s’offrent ici en vis-à-vis (et comme « visage à visage », conformément à l’étymologie) dans une vingtaine de doubles-pages présentées par l’éditeur comme dédiées à un sujet « peu abordé » frontalement en littérature de jeunesse – et moins encore en poésie.

*(nous soulignons plus explicitement encore que ne le fait ce très grand album)

Asdiwal, l’indien qui avait faim tout le temps

Asdiwal, l’indien qui avait faim tout le temps
Manchette et Loustal

Gallimard jeunesse, 2011

Par Marianne Mondel (Master MESFC Lyon 1)

Quelle caractéristique incarne le mieux notre jeune héros Asdiwal ? Son incommensurable appétit bien sûr ! C’est durant l’été 1966 que ce personnage a été mis en scène par un père pour son fils, alors en vacances en Provence loin de lui, à Paris. Cette œuvre est la première et seule incursion de Manchette au sein de la littérature de jeunesse. Lorsque que l’on songe à cet auteur, polyvalent dans ses fonctions de critique littéraire et de cinéma, scénariste et dialoguiste, traducteur, et surtout père de nombreux romans policiers, on aurait tendance à penser noirceur, violence, crimes… mais bien au contraire, le ton reste résolument comique et décalé !

Malgré une histoire semblant sortir tout droit de l’imagination de son auteur, les indiens Tsimshian, peuple d’Asdiwal, existent bel et bien dans de lointaines contrées. Ce dernier fait figure de héros dans leur mythologie. Manchette puise ses sources dans le l’ethnologie des peuples amérindiens, connue chez nous depuis Claude Lévi-Strauss (ASDIWAL est le nom d’une revue d’anthropologie et d’histoire des religions).

La langue employée par l’auteur est très inventive et frappe le lecteur par sa vivacité et son naturel. Celui-ci s’adresse ainsi aux enfants en s’exprimant comme eux. Les répétitions sont un élément récurrent qui accroche le petit lecteur à l’ouvrage. Manchette joue joyeusement entre le réel et le fantastique, nous entrainant doucement dans l’imaginaire. La dynamique de l’œuvre par ses enchainements d’actions entraîne attention et réflexion. Le loufoque pointe le bout de son nez par la succession brutale des évènements, sans beaucoup de transition ou de logique. Les dessins, quant à eux, accrochent l’œil par la vivacité des couleurs et l’impression de mouvement qui s’en dégage.

L’attachement à ces petits indiens ne parvenant plus à voir leurs mocassins, dissimulés par un ventre grassouillet, est inévitable. Ce joyeux bazar indéniablement original permet une fin heureuse à Asdiwal, devenant un mari comblé… et obèse !