Allons voir la mer

Allons voir la mer
Mori
HongFei 2023

Un voyage imaginaire

Par Michel Driol

De dos, on voit un enfant qui dessine. Dans un tiroir de son bureau, une souris et un ourson. Sur une étagère, un éléphant. Dans un panier un chat noir. Derrière lui un ventilateur. Puis on passe à un autre univers. Petite souris et Ourson décident d’aller voir la mer. Et les voilà partis, bravant les obstacles, attendant le bus, emmenés par un chat noir géant. Malgré la pluie ou la canicule, ils découvrent la mer. Et nous retrouvons l’enfant endormi à son bureau, et voyons quelques-uns de ses dessins, un éléphant, un parapluie…Ses parents le mettent au lit, où il embarque pour un nouveau voyage.

Dédicacé à tous les enfants, grands et petits, qui ne boudent pas leur plaisir à jouer seuls, cet album évoque bien sûr l’imaginaire enfantin, et sa façon de (se) raconter des histoires à partir d’éléments concrets qui se mettent à prendre vie. La magie de l’album est de nous y faire croire, de nous faire oublier qu’on est dans les dessins et l’imagination de l’enfant pour vivre aussi, « pour de vrai », cette aventure de deux doudous pleins d’optimisme, de courage, et d’allant. Se croisent les fils du réalisme, liés à la connaissance du monde (par où passer, l’attente du bus, les bouchons, la plage…) et ceux de l’imaginaire (le transport à dos de chat, la pomme géante ou le dragon aidant). Il y a donc là comme une métaphore de la création littéraire, œuvre solitaire, épuisante, liée à la fois à l’environnement (ce qui est dans la chambre) et à sa sublimation par l’imaginaire et les désirs profonds, qui en font autre chose, la création d’un univers personnel. Cet hommage au pouvoir créateur de l’enfance est montré pour l’essentiel à travers le dialogue savoureux entre les deux doudous, pleins de prévenance l’un pour l’autre, et par des illustrations empreintes de naïveté, d’humour et d’exagérations (très enfantines).

Mori, jeune et prometteur auteur-illustrateur taïwano-parisien, a le don pour capter un moment particulier de l’enfance, une histoire minuscule de dessin, pour faire vivre au lecteur un moment plein de poésie et de tendresse, et le faire entrer à la fois dans les mécanismes de l’imaginaire enfantin et de la création artistique.

La Peinture de Yulu

La Peinture de Yulu
Cao Wenxuan – Suzy Lee
Rue du monde 2022

Ode à la persévérance

Par Michel Driol

Yulu sera artiste-peintre, ainsi l’ont décidé ses parents. Jusqu’à 8 ans, c’est son père qui lui enseigne la peinture, puis ce sont les plus grands artistes. Lorsque le moment est venu de faire peindre à Yulu son premier autoportrait, on va acheter la toile de lin la plus parfaite, celle qui était promise à un très grand peintre décédé la veille. Yulu réalise son autoportrait, mais, le lendemain matin, le tableau est devenu informe. Et ce phénomène se reproduit 7 fois de suite, au point que la mère de Yulu se débarrasse de cette toile. Yulu la récupère et peint une nouvelle fois son autoportrait, jette sur lui un tissu, et l’oublie. « Mais un jour, enfin, le soleil du matin vient inonder la toile. On y voit une petite fille lumineuse qui, paisiblement, sourit. »

Peu connu en France, Cao Wenxuan est un auteur chinois pour la jeunesse renommé, lauréat du Prix Hans Christian Andersen en 2016, prix reçu en 2022 par Suzy Lee, illustratrice coréenne un peu plus connue en France. Rue du Monde a réuni ces deux excellents auteurs et c’est Alain Serres lui-même qui a traduit et adapté le texte. Et le résultat est de toute beauté.  Des illustrations pleine page, qui s’ouvrent petit à petit à la couleur. C’est le huis-clos d’un appartement, envahi de tissus et de tableaux encadrés, huis-clos enfermant, dont on ne sort que deux fois, lorsqu’on va acheter la toile, et lorsque Yulu va la chercher dans les buissons, dans des scènes nocturnes très expressionnistes par l’éclairage et l’atmosphère. Ces illustrations, par le choix des couleurs et du cadrage, offrent un point de vue sur l’évolution de Yulu. Le texte avec poésie reprend un motif fantastique, celui de la toile ou du portrait maudit. Tout se passe ici comme si la toile voulait se venger de ne pas avoir été servie à un célèbre peintre, mais à une fillette inconnue. Toile qui met à rude épreuve la persévérance de la fillette qui, huit fois sur le métier, remettra son ouvrage. Pas de découragement, mais une volonté farouche de vaincre la matière de la toile, cet espèce de mauvais génie qui contrarie les projets que l’on a pour Yulu. Car, au fond, qui est Yulu ? Une fillette sur laquelle son père projette ses rêves, comme c’est malheureusement souvent le cas dans certaines familles. Lui qui se voulait artiste est devenu marchand de tissus… Yulu doit se couler dans le moule, dans ce que ses parents ont décidé pour elle. Mais que veut-elle vraiment ? Qui est-elle vraiment ? Docilement, elle obéit, prend des leçons, fait l’admiration de tous, jusqu’au moment où l’improbable fantastique se produit, et où Yulu devra lutter à la fois contre la mauvaise volonté de la toile, mais aussi contre la décision de sa mère de jeter la toile maudite. Réussir à peindre le tableau, c’est bien pour Yulu une façon de s’inscrire dans un chemin tracé pour elle, mais le recouvrir et l’oublier, c’est une façon de sortir de ce chemin, non pas comme un renoncement, mais plutôt comme une façon de dire qu’on a fait sa part. On laissera bien sûr chaque lecteur libre d’interpréter la belle fin, cette figure de la petite fille lumineuse, apaisée après les tourments qu’elle a traversés, et qui sourit à la vie. Suivra-t-elle le chemin tracé pour elle ? En suivra-t-elle un autre ? Ne faut-il pas laisser du temps au temps pour grandir, à son rythme, et devenir soi, avec son propre destin et ses propres rêves ?

Un album très riche, tant par la qualité de son illustration que par les thèmes qu’il aborde : aussi bien l’emprise des rêves parentaux sur le destin des enfants que la création et la nécessaire liberté de créer.

Voir la chronique d’Anne-Marie Mercier : http://www.lietje.fr/2023/09/17/la-peinture-de-yulu-2/

Architectures fantastiques

Architectures fantastiques
Nancy Guilbert – Illustrations de Patricia Bolaños
Editions courtes et longues 2022

Réelles architectures de l’imaginaire

Par Michel Driol

La narratrice a du mal à supporter l’homogénéité et l’uniformité de sa ville, béton et brique. Soudain, devant un mur de miroirs, elle entend une voix et se retrouve entrainée dans un univers fantastique qui la conduit autour du monde, au sein de réalisations architecturales artistiques qui la conduisent du Jardin des Tarots de Nikki de Saint Phalle à la Closerie Falbala de Jean Dubuffet, en passant par les Etats Unis (les Watts Towers de Sabato Rodia), le Japon de la Maison de thé Takasugi-an de Terunobu Fujimori ou encore l’Italie des Jardins de Bomarzo de Vicino Orsini. Au total, ce sont ainsi près d’une vingtaine de sites qui sont visités, autant de façons de nourrir l’imaginaire pour chasser chagrin et ennui au moment de retourner la ville ordinaire.

A l’aide de la fiction de la petite fille et de ce voyage fantastique où l’on passe d’un univers à l’autre, ce documentaire explore l’univers des architectures insolites, lorsque des artistes confirmés – ou de simples facteurs comme à Hauterive – réalisent des lieux incroyables, alliant avec originalité l’utilisation des matériaux, des couleurs,  des formes, bien loin de la grisaille unie du béton industriel. Dans une langue souvent plein de poésie, le texte associe un récit à des  « commentaires » plus explicatifs, écrits en italique sous forme de vague. L’originalité de ces commentaires est qu’ils sont pris en charge par les œuvres elles-mêmes, qui évoquent leur histoire, le projet de leur créateur. Ils invitent à observer, à réfléchir, à s’amuser, à explorer. Cette façon de nouer un dialogue entre œuvre et visiteur ne manque ni d’humour ni de profondeur dans la confrontation entre le regard émerveillé de la fillette et l’explication des œuvres qui deviennent parfois un formidable terrain de jeu ou d’exploration, suscitant parfois l’effroi, l’émerveillement, la surprise, ou l’étonnement. Les illustrations cherchent à interpréter à leur manière ces œuvres, ne voulant pas atteindre le réalisme absolu, mais parvenant à les sublimer tout en jouant avec elles, avec beaucoup de vie.

Un album dont on conseillera la lecture à toutes celles et ceux qui trouvent nos villes trop monochromes, nos rues trop droites, et à toutes celles et ceux qui pensent que rêve, imagination et créativité devraient être plus présents partout.

Les rêves d’Ima

Les rêves d’Ima
Ghislaine Roman – Bertrand Dubois
Cipango 2020

Créer pour maitriser la peur

Par Michel Driol

Au bord du lac Titicaca vit une fillette, dont les oncles et tantes sont potier, tisserande, bijoutier. Mais chaque nuit Ima fait d’incroyables cauchemars. Chacun des membres de la fratrie tente de lui faire découvrir son art. Peine perdue. Jusqu’au jour où un vieil indien lui propose un bateau pour enfermer ses cauchemars. Mais, une fois les terreurs nocturnes enterrées, toute la famille perd son pouvoir créateur. Ima alors déterre le piège à cauchemars et devient, à son tour, une grande conteuse.

Prenant les allures d’une légende inca, voici un album qui tisse les liens entre les peurs et la création artistique. On retrouve bien sûr tout l’imaginaire des Indiens d’Amérique du Sud, les motifs tissés les poteries, les bijoux, la Terre-mère, Pachamama, que les illustrations de Bertrand Dubois rendent à merveille, toujours en grand format, soit en page simple, soit en double page. L’album est donc d’abord une invitation au dépaysement vers un autre continent, une autre culture. Mais, au-delà de ce pittoresque, il montre à quel point la joie de la création qui habite la fratrie est indissociable de la peur, peur des volcans, des monstres qui assaillent la fillette, comme s’il y avait là l’envers et l’endroit d’une même chose. Sans peur, la création devient insipide, sans âme, sans esprit, et le marchand d’art rejette sans pitié les productions artisanales. La peur doit être acceptée, comme faisant partie de la vie, et est la condition de la création, suggère l’album. Les récits merveilleux d’Ima, comme une mise en abyme de l’album, mêlent les forces cosmiques, les forces naturelles, et donnent des conseils, tracent des voies pour trouver son chemin dans la vie. Belle définition non seulement des contes, mais aussi de la force de l’art, et tout particulièrement de la littérature. Et on ne peut que songer au travail et aux thèses de Serge Boimare sur la question.

Un album qui parle des peurs de tout un chacun, pour apprendre à les dépasser, en particulier grâce à la littérature.

Poussin

Poussin
Davide Cali, David Merveille
Sarbacane, 2019

Par Anne-Marie Mercier

«  à tous ceux qui rêvent de devenir de grands auteurs »

Dans cet album très drôle, il y a de  grands sujets : comment devient-on écrivain ? Et écrivain pour enfants ? Qu’est-ce que la vocation, l’inspiration, et que pèsent ces mots face à l’édition, à l’économie, à la loi du marché ?
Le héros de cette histoire veut depuis son enfance devenir écrivain, il sent qu’il en a la fibre, s’imagine un destin. On le voit faire plusieurs tentatives, se remettre sans cesse à l’ouvrage, persuadé chaque fois d’avoir créé un chef-d’œuvre, et découragé par les refus successifs des éditeurs auxquels il envoie ses romans.
Pour se venger de l’un d’eux qui lui a écrit qu’il fallait « simplifier son écriture », il envoie un torchon absurde, avec un héros idiot et banal (un poussin), illustré par ses soins, c’est-à-dire n’importe comment. Poussin fait du ski est un succès, il y a des suites, malgré ses tentatives pour décourager l’éditeur : Poussin fait un gâteau, Poussin fait du vélo, Poussin fait pipi au lit, etc. L’écrivain est invité dans les écoles, à l’étranger. Poussin est adapté à la télévision, fait vendre des produits dérivés et est traduit en 60 langues. L’écrivain apprivoise peu à peu sa créature et son succès en voyant ce qu’il apporte à ses petits lecteurs : la joie partagée, l’amitié d’un héros récurrent placé dans des situations simples.

L’album réussit à être à la fois une satire très drôle du monde des séries populaires pour enfants et à poser des questions graves sur ce qu’est l’écriture, la création, et la réception de ces œuvres.

Feuilleter sur le site de Sarbacane.

Le Livre du rien

Le Livre du rien
Rémi Courgeon
Seuil Jeunesse 2020

Et si rien n’était écrit…

Par Michel Driol

Quelques jours avant sa mort, son grand-père offre à Alicia le livre du Rien : un bien étrange ouvrage, dont toutes les pages sont blanches, et qui devra rester immaculé.  Ce livre permettra à Alicia, dès qu’elle l’ouvrira, d’avoir des idées, petites, grandes ou géniales… En grandissant, Alicia se découvre une passion pour la cuisine, en fait son métier avec son amoureux, jusqu’au jour où un incendie détruit ce livre. Alicia en fait fabriquer un nouveau, ce que l’imprimeur n’arrive pas à faire. Car, ce qu’il lui livre, c’est l’album que le lecteur tient entre ses mains.

Que transmettre sans influencer ? Comment permettre à chacun d’avoir confiance en lui et de bien remplir sa vie ? Voilà un album qui dit que rien n’est écrit, que c’est à chacun d’écrire sa propre histoire, de réaliser ses propres rêves, d’avoir ses propres idées, tout en gardant un lien avec le passé, avec ses ancêtres. La force du livre offert par le grand-père, c’est de laisser au lecteur toute sa place d’acteur de sa vie, mais de l’accompagner, d’être là, comme un objet transitionnel dont il faut préserver l’intégrité. Au-delà de l’histoire d’Alicia, c’est de l’humanité toute entière qu’il est question, en particulier avec cette illustration montrant des hommes préhistoriques étonnés par une fermeture éclair, invention aussi géniale que la mousse au chocolat. Qu’est-ce qu’une idée qui change réellement la face du monde ? Par ailleurs, l’ouvrage évoque la création : comment, à partir de rien, faire naitre quelque chose ? C’est bien là le sens de poiein en grec, qui donnera le mot poésie. Ces problématiques profondes et sérieuses sont traitées ici sous forme de parabole, avec un humour qui se ne dément pas. Humour du cadeau paradoxal du grand père, humour des dialogues, humour des illustrations, humour de la pirouette finale, humour de la couverture (lettres dorées sur fond rouge) qui évoque les livres publiés par Hetzel, livres savants destinés à transmettre un savoir encyclopédique. Comme si on avait changé d’époque dans la relation au savoir et au livre, comme une façon de dire que les réponses ne sont pas forcément dans les livres, mais dans l’individu qui les lit.

Un drôle d’album plein d’originalité, qui se met en abyme, pour dire que l’imagination et de la création sont à la portée de chacun.

Monts et merveilles

Monts et Merveilles
Juliette Binet
Rouergue 2019

Recréer le monde ?

Par Michel Driol

Cet album sans texte introduit le lecteur la maison d’un jeune couple. Passe la porte une espèce d’immense paquet rose, informe, qui s’avère être rochers ou montagnes. Puis l’homme et la femme repeignent de bleu les murs gris, gonflent des ballons géants qui deviennent collines vertes. Un rouleau de papier bleu, et voici un ruisseau ou une route. Un autre rideau multicolore en arrière-plan, de paravents sur lesquelles elle cloue des étoiles. Ne reste plus qu’à contempler cet univers, passer la nuit… Et découvrir qu’au matin des plantes poussent, des lapins surgissent dans un nouvel Eden où se promènent l’homme et la femme.

L’album invite à un trajet, à un voyage poétique qui va de l’intérieur de la maison à l’extérieur, par la métamorphose complète de l’univers familier de la maison. De quelle maison s’agit-il ? Celle propre à ce jeune couple, ou notre terre, notre maison commune ? Monts et Merveilles n’enferme pas le lecteur dans une interprétation, mais lui ouvre un univers imaginaire et onirique, où tout peut se transformer, où la volonté d’un jeune couple permet de transformer la grisaille ordinaire pour y faire naitre la vie. Chacun pourra, librement, s’emparer des images, de l’histoire, et construire son interprétation. Interprétation esthétique et littéraire, où l’on voit comment les créateurs se réfugient dans leur œuvre qui les sauve (on songe à Comment Wang-Fô fut sauvé de Marguerite Yourcenar). Interprétation plus métaphysique ou mythologique, avec la création par les hommes du paradis terrestre, le jeune couple figurant Adam et Eve au milieu d’un paysage apaisé et apaisant. Interprétation écologique et politique : en se prenant en mains, on peut faire renaitre la vie là où il n’y avait que sécheresse et grisaille (Et l’on n’est pas très loin de Regain de Giono).

Le lecteur va de surprise en surprise, se questionne, rêve à son tour d’un autre monde possible. Le titre de ce riche album semble comme un écho inversé de la chanson Démons et Merveilles des Visiteurs du Soir. Le jeune couple n’est pas statufié comme dans le film, mais fait battre le cœur du monde.

Big Bang Pop !

Big Bang Pop !
Claire Cantais
L’atelier du poisson soluble, 2018

… et le monde fut

Par Anne-Marie Mercier

Les papiers découpés de Claire Cantais, qui avaient fait merveille dans ses albums manifestes (On n’est pas des poupées, On n’est pas des super héros) sont tout aussi beaux ici, avec une autre visée. On retrouve leurs couleurs vives et contrastées, mais aussi de beaux noirs et gris lorsqu’il s’agit d’entrer dans le sujet : rien moins que la naissance du monde.
Une première partie relate donc toute l’histoire de la terre, depuis le big bang (et on devine les magnifiques effets d’explosions cosmiques) jusqu’à la conquête de la lune, en passant par les dinosaures (parés de couleurs extraordinaires sur fond de cieux jaunes ou roses), les premiers hominidés, les débuts de la civilisation, les inventions et découvertes, etc.
La deuxième partie montre une autre création, celle d’un enfant qui se développe dans le ventre de sa mère comme une planète, et émerge pour habiter cet univers que l’on vient de déplier.
Le texte est simple, une à trois lignes par double page, pas plus ; c’est l’image qui porte l’émerveillement et l’optimisme de toute cette belle histoire de l’humanité.

Petite Frida

Petite Frida
Anthony Browne
Kaléidoscope, 2019

Une histoire de Frida Khalo, vraiment ?

Par Christine Moulin

Ce qui est extraordinaire avec les grands auteurs, c’est qu’ils nous racontent toujours la même chose, mais à chaque fois de façon différente. Bien sûr,  Anthony Browne, en s’inspirant du tableau Les deux Frida, nous parle de Frida Kahlo, de ce qui l’a amenée à devenir peintreOfficiellement.

Et pourtant tout l’album nous parle surtout de l’univers d’Anthony Browne, ne serait-ce que par l’élément qu’il a retenu et mis en valeur dans la vie de Frida Kahlo, l’invention d’une amie imaginaire pour compenser la solitude et a tristesse provoquées par les moqueries de ses camarades devant son handicap: Marcel n’est pas loin. On reconnaît aussi Alice qui tombe dans les entrailles de la terre après avoir franchi une porte minuscule (l’image rappelle également la courageuse exploratrice de l’album Le Tunnel). On retrouve le subterfuge employé par Petit Ours (qu’on aperçoit dans l’illustration de la dernière page) pour s’échapper hors d’une réalité décevante: il suffit d’utiliser un crayon magique (devenu ici un doigt qui dessine sur une vitre embuée) et de tracer une porte qui ouvre vers un monde magique. On retrouve même le corniaud de Une histoire à quatre voix, qui est à la fois le compagnon et le double de Frida (puisqu’il lui manque une patte).

A travers ce « portrait très personnel de la petite Frida », comme l’avoue la quatrième de couverture, l’album tout entier est une ode à la puissance de l’imagination et de la création pour surmonter la douleur d’exister.

Peut-être que le monde

Peut-être que le monde
Alain Serres, Chloé Fraser
Rue du monde, 2015

La Création en couleurs

Par Anne-Marie Mercier

« Peut-être que le monde n’était d’abord qu’une paisible et longue nuit »…

 

 

Au commencement est… le noir, d’où jaillissent les couleurs : d’abord le bleu , d’où naît l’eau et tout ce qui vit dans l’eau.

Ou bien c’est le rouge qui a surgi le premier, le feu, et de lui est née la chaleur qui donne vie aux végétaux et aux animaux.

Mais c’est peut-être le vert qui, un matin « a poussé son premier cri ». Ou encore c’est peut-être une étoile, noire parmi les autres, qui s’est changée en soleil d’où a jailli le jaune, et avec lui le monde des humains, les continents, l’histoire…

Chaque séquence consacrée à une couleur se déroule sur des doubles pages d’abord noires, puis formant un paysage minimal en noir et blanc qui se remplit peu à peu d’êtres et de couleurs variés pour s’achever sur un gros plan, une gigantesque pupille noire sur un fond saturé de couleur ; elle nous regarde et nous invite à plonger dans ce regard. La dernière de ces pupille contient en elle les continents, tous de la même couleur, image de l’unité du vivant et donc du genre humain.

Ce superbe album au format allongé est à la fois une œuvre d’art, un beau travail sur les contrastes, le noir, le blanc et les couleurs, un texte poétique qui propose un récit paisible et rêveur sur les origines du monde, et une réflexion sur la création, aussi bien celle de l’univers que celle des peintres et des poètes. A savourer et à méditer.