Dix cochons sous la lune
Lindsay Lee Johnson, Carll Cneut
La Joie de Lire, 2011
Ceci n’est pas un album à compter
par Christine Moulin
Dès les pages de titre, on se doute de quelque chose : rien n’est tout à fait « normal ». On nous parle de 10 cochons, nombre rassurant s’il en est, et dans la cabane sur la gauche, ce sont des éléphants qui se détachent sous forme d’ombres chinoises, et à droite, une souris.
Quand les cochons entrent en scène, en fait, ils sont sur le départ. Pour une fugue nocturne. Le réveil marque huit heures (moins cinq) et pourtant, il fait nuit noire et on est en été (on le saura plus tard, il fait chaud, très chaud).
Protégés par la surveillance discrète d’un hibou, nos cochons vont à qui mieux mieux braver les interdits. Certains, toutefois, emportent un grigri : un livre qui ressemble étrangement à celui que nous tenons entre les mains, un doudou, un ballon…
Mais « tout est-il permis, se demande le hibou ? ». Non, bien sûr…
Loin des messages moralisateurs, cet ouvrage interroge le lecteur sur la transgression, le plaisir (surveillez les souris!), l’irruption du désir qui dérange la sage ordonnance des nuits et des jours, le tout amplifié par les illustrations, toujours splendides, de Carll Cneut.
Voulez-vous connaître l’avis de Sophie Van der Linden ?
Le bon moment offre posément à des lecteurs de tous âges ses vastes dimensions, ses formes et ses couleurs longtemps soupesées. C’est l’un de ces livres dispensateurs de calme et d’attention renouvelée, alors qu’ils semblent contenir toute l’impatience présente du monde. Autant dire que l’ouvrage est à la hauteur de la question sur laquelle il repose, et que les citoyens incertains de l’ère de la globalisation ont si fort besoin de se reformuler. Quel est « le bon moment » ? La réponse, hormis celle de l’étoile, n’est en aucun cas éludée : c’est le moment d’entrer dans cet album pascalien et aérien, qui s’ouvre sur une réponse d’enfant et dont les images sont sorties, patiemment, d’une machine à coudre, durant le temps d’une résidence d’artiste.
En une soixantaine de doubles pages composant un bref prologue et deux « chapitres », Gravenstein installe ses personnages – un « bébé Elephantman », une toute jeune fille au costume de féline et son père au costume passe-partout – dans un monde aux accents curieusement réalistes. Comme dans Détours (La joie de lire, 2010) mais cette fois dans un petit format agréable à manier, le lecteur est invité à transiter d’une ville moderne vers une campagne parsemée de bâtiments à demi écroulés ou bâtis. Mais la « nature » est ici hantée de hauts filets grillagés en plus ou moins bon état de marche, et la société représentée obsédée par les pommes jaunes « gravenstein ».
« Et alors ?« , la chose fait peu de doute, est la question emblématique des « douze petits contes » choisis par l’illustrateur Vitali Konstantinov au sein de l’oeuvre d’Oleg Grigoriev (1943-1992), artiste de l’ère soviétique malmené autant que connu et reconnu – notamment pour sa production dédiée à la jeunesse. Micha, le jeune personnage récurrent auquel le lecteur attribue vite son propre visage, habite le monde bâti de main adulte sur un mode décidément interrogatif, volontiers perplexe ; dans son sillage, d’autres personnages prennent rapidement consistance, un étameur, un instituteur, un homme assis à l’arrière d’une camionnette, mais aussi toute une ronde d’enfants – Guena, Vova, Petia, Kolia, « un petit garçon », « un grand, l’air qui redouble ».
