La Marque des soyeux

La Marque des soyeux
Laura Millaud

Balivernes éditions (carabistouilles), 2014

Rapetassage lyonnais

Par Anne-Marie Mercier

Il y a dansla-marque-des-soyeux ce petit livre de très bonnes intentions : il s’agit à la fois de dire que le handicap ou la différence ne doivent pas être des obstacles à l’intégration, qu’il faut lire et s’intéresser à l’histoire, notamment à celle de la région dans laquelle on vit, et tout particulièrement aux histoires exemplaires en termes de luttes pour la liberté et la dignité des humains, etc. Ici, c’est l’histoire de la révolte des canuts (1831) qui est mise en scène grâce au voyage dans le temps du héros. L’information historique est sérieuse, et la volonté pédagogique évidente, à travers des passages explicatifs qui permettent de voir les différentes professions des ouvriers en soie et leurs justes revendications.

Tout cela est agrémenté comme une potion qui serait sans cela trop amère : l’auteure propose une histoire proche des lecteurs : le héros a leur âge, vit à leur époque et fréquente une école où il est maltraité en tant que « nouveau » et à cause de sa tache de vin ; il est solitaire et se réfugie dans la lecture, mais reviendra dans la « vraie » vie à la fin du roman grâce au sourire d’une fille et à la pratique du karaté). Ajoutez une pincée de fantastique (c’est à la mode) : le héros est propulsé dans le temps grâce à un livre magique (pris à la bibliothèque, quelle chance : les livres magiques sont partout).

Mais hélas, la sauce ne prend pas : le voyage dans le temps est une facilité usée, les dialogues sont plats, les situations artificielles, les relations caricaturales. C’est dommage : les jeunes lecteurs ont droit à autre chose, même dans le cadre du roman à visée didactique. Les pages réussies de l’ouvrage sont la-tache-de-vin-le-prince-eric-iii-3-illustrations-pierre-joubert-de-serge-dalens-890092012_MLdans la partie historique ; l’emballage réaliste et moderne ne tient pas. Quant au fantastique, s’il est de pure commande sur le plan du voyage dans le temps, l’origine de la tache de vin (empruntée au volume portant ce titre dans la série du Prince Eric de Serge Dalens ?) est jolie et donne un peu d’épaisseur à l’histoire ; elle est aussi une invitation à accepter son passé et ses origines, quoi qu’en pensent les autres. C’est donc pour une moitié un documentaire qui n’est pas sans intérêt, mais un roman décevant – et pourquoi ce titre, si les « soyeux » sont les négociants et pas les ouvriers ?

Les Variants de Maxfield Academy

Les Variants de Maxfield Academy
Robinson Wells
Le Masque (Msk), 2013

Sa majesté des mouches au pensionnat

Par Anne-Marie Mercier

Les VariantsCe roman emprunte à une thématique classique, celle de l’orphelin : se retrouvent dans un pensionnat situé dans un grand parc proche d’une forêt des adolescents de douze à dix huit ans, sans famille et sans amis, que personne ne viendra réclamer. Depuis Harry Potter (et même avant) le pensionnat est un des lieux favoris du roman pour adolescents. Il rejoint la thématique de la maison, souvent infinie (L’Autre de P. Bottero, La Maison sans pareil de E. Skell , Le Mystérieux Cercle Bendict de T Lee Stewart, et surtout Méto de Yves Grevet) mais aussi de la maison-labyrinthe et de la maison-prison. Le personnage principal des Variants y arrive plein d’espoir, et déchante très vite.

C’est un lieu sans adultes, géré par les élèves,  bien loin des îles désertes idéales. On pense à Sa majesté des mouches, mais on se situerait ici après l’épisode final de ce roman : le drame a eu lieu, plusieurs enfants sont morts, massacrés lors d’une guerre de gangs. Depuis, les enfants se sont organisés pour maintenir une paix plus ou moins armée. Le groupe le plus nombreux qui se désigne lui même comme la « Société », fait régner l’ordre. Un autre, le « chaos », fait contrepoids et fait peser une menace permanente. Les « variants » accueillent ceux qui ne veulent appartenir à aucun des deux blocs. C’est le groupe le moins nombreux et c’est celui que choisit – ou plutôt ne choisit pas -le héros;

Mystères : qui est derrière tout cela? pourquoi les retient-on ? A quoi riment les leçons qu’on leur fait apprendre sur toutes sortes de sujets incohérents? Que deviennent ceux qui arrivent à l’âge où ils doivent quitter l’école? et ceux qui se sont enfuis? Qui est à l’origine des fumées que l’on voit parfois? En qui peut-on avoir confiance? (la réponse est bien sûr, comme l’indique la couverture : personne).

C’est original et efficace, le lecteur se pose toutes ces questions et est porté par l’énergie et la capacité de révolte du héros qui semble infinie : à suivre… dans la chronique suivante.

Conquise

Conquise
Ally Condie
traduit (américain) par Vanessa Rubio-Barreau
Gallimard jeunesse (grand format), 2013

Conquête de la maturité ou refus de l’utopie ?

Par Anne-Marie Mercier

conquiseAprès Promise, au sujet duquel je me demandais si la dystopie était un genre réactionnaire, Insoumise, qui proposait de beaux cas de manipulations, voici le dernier volet, Conquise. Il n’a pas le défaut du précédent (un peu trop de sentimentalisme ressassé) et a le mérite de trancher enfin dans le vif des hésitations du personnage principal, de faire des omelettes en cassant quelques œufs, enfin de montrer que les héros ont grandi et sont passés d’une adolescence rose à un âge adulte durement gagné. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le titre, un peu trompeur.

promiseLes différentes intrigues se rejoignent, le monde se complique, c’est passionnant et cette trilogie, portée par la poésie de Dylan Thomas et d’Emily Dickinson, est attachante. Les trois couvertures sont parfaites et illustrent (comme celles de Twilight) l’effort des éditeurs pour faire du sériel même en images. Sur la dernière, l’héroïne enfin libérée de sa bulle, nous tourne le dos et semble prête pour d’autres aventures.

Il semble que le traitement actuel des utopies (voir l’excellent dossier de la revue Europe sur ce sujet) se confirme ici : l’utopie est à la fois « porteuse d’espoir et désenchanteresse » (J. Berchtold), notre temps souffre d’un « déficit d’avenir » (B. Baczko). Dans le roman pour adolescents, toute société quelque peu organisée est vue comme une entrave aux libertés (à consommer comme à se cultiver, ce qui brouille uinsoumisen peu les pistes idéologiques) et toute rébellion est suspectée d’être téléguidée par des personnes en place, ou d’être récupérée. Il n’y a pas d’avenir radieux ; le triomphe d’un camp sur l’autre est le gage d’une redistribution des cartes qui n’est que partielle et temporaire. Le désenchantement est la règle. Cette littérature pour adolescents remplit une fonction critique, mais se refuse à dire que d’autres mondes sont possibles, aussi bien dans la fiction que dans la réalité.

Chouette, penser

Obéir ? Se révolter ?
Valérie Gérard, Clément Paurd
Pourquoi aimes-tu tes amis ?

Luc Foisneau, Adrien Parlange
Gallimard, 2012

Façons de philosopher

Par Dominique Perrin

La collection « Chouette, penser » se fonde sur une évidence stimulante : l’adolescence est un âge propice à l’initiation philosophique. Elle offre des synthèses d’une soixantaine de pages sur des questions bien définies, souvent formulées de manière attractive (Gagner sa vie, est-ce la perdre ?, Je danse donc je suis, De  quoi rire, J’ai pas le temps !, Le mélange des sexes, Quand un animal te regarde, Vivre avec l’étranger, Je vais au théâtre voir le monde…), dues à des personnalités bien enracinées dans le monde de la pensée –  et tissées de citations fondamentales issues du patrimoine philosophique. Leur illustration, discrète et suggestive, semble constituer un défi fécond pour des illustrateurs variés.

La comparaison des titres Obéir ? Se révolter ? et Pourquoi aimes-tu tes amis ? permet de mesurer les enjeux et difficultés d’une telle entreprise. L’initiation livresque à la philosophie suppose une prise en compte ambitieuse du destinataire et de sa jeunesse, et notamment du sens impérieux de l’actualité qui la caractérise.
L’ouvrage Pourquoi aimes-tu tes amis ? présente ici – malgré un tutoiement présumé rapprocher l’auteur de son public – des travers quasi rédhibitoires. Dans la plus traditionnelle tradition, l’ouvrage ne cherche d’abord que très laborieusement les voies d’une énonciation qui renvoie à des amitiés féminines autant que masculines : s’ils sont probablement transposables, les grands modèles restent virils en ce domaine. Surtout, l’initiateur propose placidement de laisser de côté l’expérience probable des adolescents du 21e siècle pour consacrer des pages à « l’amitié idéale » exemplifiée par Montaigne et La Boétie. Si l’amitié passe pour le lecteur moins par l’admiration élitiste que par l’estime – notamment celle de la différence –, si le cercle de ses amis lui paraît non pas évident mais incertain et fluctuant, le voici prié de faire un effort spéculatif et de laisser ses questions au seuil du livre.
Contrairement au précédent, et sur un sujet autrement délicat, l’ouvrage Obéir ? Se révolter ? remplit quant à lui pleinement sa fonction : ordonner la complexité de ce qui est, rendre possible un trajet intellectuel qui soit à la fois un parcours de reconnaissance et un parcours d’étonnement.

 

Ilse est partie

Ilse est partie
Christine Nöstlinger
Traduit de l’allemand (Autriche) par Bernard Friot
Mijade (zone J), 2010

Fugue de mineure, œuvre majeure

par Anne-Marie Mercier

Christine Nöstlinger,Anne-Marie Mercier, fugue,ado, révolte,Mijade (zone J),soeurLes éditions Mijade ont fait un très beau choix en publiant une version française du célèbre roman de l’auteur autrichienne Christine Nöstlinger, prix Andersen (1984) et première lauréate du prix Astrid Lindgren (2003, avec Maurice Sendak). Jusqu’ici, de nombreux autres titres avaient été traduits, mais pas Die Ilse Ist Weg (1991), nouvelle édition sous le titre du film (1976) qui a été tiré de Ilse Janda,14(1974). C’est un classique de la littérature internationale souvent cité dans les ouvrages sur la littérature pour adolescents.

Christine Nöstlinger,Anne-Marie Mercier, fugue,ado, révolte,Mijade (zone J),soeurC’est un très beau livre, très pudique, sur un sujet difficile. Ilse, 14 ans, est partie, c’est sa jeune sœur Erika qui raconte.  Complice, elle donne le contexte de la fugue, avec ce qu’elle croit savoir, ses raisons apparentes, comme le divorce des parents, l’éducation trop sévère et trop distante donnée par la mère, les préjugés sociaux… Mais le lecteur comprend progressivement, et un peu plus vite que la narratrice, qu’Ilse a menti à sa sœur et qu’il y a d’autres causes plus profondes, liées à sa personnalité. Il devine aussi rapidement où Ilse s’en est allée, avec qui, et le danger qu’elle court. Au contraire, Erika devra faire toute une enquête, lentement, d’indice en interrogatoire, de preuve en hypothèses, à la façon d’un détective, avant de trouver des réponses à ses questions. Chacune des sœurs fait du chemin, et celui d’Erika la mène vers une maturité qui semble inaccessible à l’aînée.

La description de la famille et de ses habitudes, les certitudes de la mère en matière d’éducation, le regard plus lucide et aimant du beau-père et surtout de la grand-mère paternelle, le portrait de l’autre grand-mère, tout cela fait une série de personnages qui sonnent vrai. Les rencontres d’Erika qui parcourt la ville à la recherche de sa soeur sont variées et ses nouveaux amis attachants.

La fin est ouverte et loin d’être heureuse : Ilse est rentrée, mais le problème demeure ; le texte s’achève sur ces mots :

« J ‘ai peur, pas seulement pour Ilse. J’ai peur pour nous tous. Pour nous tous. »

Tout en étant d’une écriture simple et d’une lecture facile, ce roman explore la complexité, l’éclaire sans la résoudre.

Promise

Promise
Allie Condie

Gallimard jeunesse (grand format), 2011

La dystopie, un genre réactionnaire ?

Par Anne-Marie Mercier

Allie Condie,mariage,amour,révolte,  Gallimard jeunesse,dystopie,  Anne-Marie Mercier   Dans un premier temps, on se dit qu’il est irritant de trouver autant de clichés linguistiques ou situationnels dès les premières pages d’un roman. Puis, on se dit que c’est curieux qu’il y en ait autant et que c’est sans doute un reflet de la situation de la jeune narratrice, une adolescente sans problèmes. Elle n’a aucun recul critique face à la société parfaite dans laquelle elle vit, heureuse ; elle semble ne rien savoir de ce qui se passe autour d’elle. Comme le beau montage photographique de la couverture le suggère, elle est prise dans une bulle, un lieu, un moment et rien ne vient suggérer qu’il puisse y avoir autre chose que la continuation de cet état. Et de fait, au cours de la lecture, les clichés disparaissent, laissant la place à une écriture qui cherche à dire les progrès de l’intelligence et à éclaircir autant que possible la confusion des sentiments.

Cette histoire commence le jour où l’ordinateur de la Société annonce à la narratrice lors de la cérémonie de « couplage » avec quel garçon elle va vivre et fonder une famille. Il se trouve que c’est d’abord son ami d’enfance qui apparaît sur l’écran ; il est beau, gentil, amoureux, que vouloir d’autre ? Peu après, un événement qui lui est présenté comme une erreur informatique lui suggère qu’elle pourrait vouloir autre chose et même vivre autrement que selon ce que lui dicte la Société. Peu à peu, elle se met à aimer celui avec qui tout espoir est impossible, sans bien savoir si c’est de lui qu’elle est amoureuse, ou de son histoire, ou si tout cela lui a été soufflé. Du même coup, elle découvre l’envers de son monde, en partie en découvrant des poèmes interdits (Dylan Thomas, Tennyson) ; elle apprend à former des lettres (situation un peu artificielle, mais assez intéressante) et comprend le rôle de l’histoire et de la mémoire pour vivre libre.

On se trouve ici dans le cadre très en vogue en ce moment de la dystopie : le monde est parfait en apparence, et est une prison dès qu’on y regarde de plus près. Le sort de chacun est réglé selon ses goûts ou ses capacités ; chacun reçoit ce qu’il lui faut, tous vivent en paix et en bonne santé jusqu’au jour de leurs 80 ans, où ils meurent. L’égalité est aussi parfaite que possible… mais tout est étriqué ; la culture est limitée à cent poèmes, cent chansons, les autres ont été supprimés. Les films sont toujours les mêmes, les divertissements sont d’éternelles répétitions. Tout le monde surveille tout le monde, aucune vraie conversation n’est possible. Les citoyens portent en permanence une boite avec trois pilules de couleur différentes ; ils sont incités à avoir recours à la pilule verte en cas de stress (ce détail comme beaucoup d’autres fait penser au Meilleur des mondes d’Huxley), à la bleue en cas de faim ou de soif. Quant à la pilule rouge, elle est réservée à des circonstances exceptionnelles et le bruit court qu’elle est un poison mortel, la suite montrera que c’est autre chose.

Avec un peu de recul, on peut se dire que la liberté proposée par ce roman laisse perplexe : elle apparaît comme le droit à la consommation, à la possession. Elle ressemble fort au libéralisme opposé au communisme. Et comme on le sait (et comme certains le savaient depuis longtemps), il serait un peu simplet aujourd’hui d’y voir une lutte du bien contre le mal.

La part la plus réussie du roman est dans l’évolution lente du personnage et dans ses interrogations pour savoir d’où viennent ses sentiments et idées et pour faire la part de ce qui lui est propre et de ce qui est suggéré par d’autres ou par les circonstances.

Les personnages secondaires sont variés et ont tous une certaine épaisseur, une part de mystère. Le cadre du quartier, celui du lycée et des activités extérieures sont esquissés, assez rapidement mais de façons efficace pour l’intrigue. Le récit progresse parfaitement ; l’évolution de Cassia est lente ; elle passe de l’adhésion naïve à un début de révolte, pas à pas, de même que son amour ou son estime (on pense à la carte du tendre…) pour l’un ou l’autre des deux garçons, l’ami d’enfance ou l’étranger, évolue. Le lecteur comprend bien avant elle à quel point elle est manipulée, même quand elle se révolte. En revanche, il ne sait pas de façon sûre par qui et pour quoi : le suspens augmente au fil des pages et on attend donc la suite (prévue pour 2012).