2084

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Philippe Dorin
l’école des loisirs (théâtre), 2012

Marionnettes du futur

par Anne-Marie Mercier

Voilà que le théâtre, et encore mieux, le théâtre de marionnettes, s’empare de la science-fiction. Le fait est assez rare pour que l’entreprise soit belle en elle-même. Mais, mieux encore, ce recueil est un régal d’originalité et d’humour.

Ces saynètes courtes, (présentées en 2010 au théâtre jeune public de Strasbourg) présentent des personnages du futur (numéros, clones, personnages virtuels,…) mais aussi Têtedelard et Boutdechou, un Mozart qui se souvient d’avoir été Mozart, et quelques humains égarés : les manipulateurs. Les dialogues jouent sur l’absurde, sur les mots, sur le langage ordinaire et les langages spéciaux. L’ensemble est très drôle, plein de fantaisie et parfois de philosophie.

Waterloo Necropolis

Waterloo Necropolis
Mary Hooper
traduit (anglais) par Fanny Ladd et Patricia Duez
(Les grandes personnes), 2011

Dickens au féminin

 Par Anne-Marie Mercier

Ceux qui aiment Dickens et qui auraient aimé qu’il écrive un Oliver Twist au féminin, ceux qui aiment les héroïnes opiniâtres, ceux qui aiment les récits où l’on frémit et où l’on apprend aussi quelque chose, ceux qui aiment les histoires de cimetières et d’entreprises de pompes funèbres, ceux qui aiment les livres dans lesquels la condition des femmes est observée sans tabous, ceux qui aiment les histoires qui finissent bien, ceux qui aiment les retournements de situation inattendus, ceux qui aiment la bonne littérature populaire… enfin, toutes ces personnes devraient aimer Waterloo Necropolis.

Deux mots de l’histoire ? Lili et Grace sont orphelines de mère, leur père est parti en Amérique avant la naissance de Grace ; il y est mort sans doute. Lili est simple d’esprit. Au début du roman, elles survivent vaille que vaille depuis qu’elles se sont enfuies d’un orphelinat où elles ont été maltraitées, et pire encore. Grace rencontre au cimetière idyllique de Brockwood deux personnes qui vont changer sa vie : l’une est un jeune avocat qui l’aidera à venir à bout des manigances d’affreux individus haut placés, l’autre est un couple entrepreneur de pompes funèbre qui l’embauchera comme pleureuse. Les rites funéraires de cette Angleterre (qui dans le cours du roman prendra un deuil général avec la jeune reine Victoria devenue veuve prématurément) sont un beau moment d’anthropologie. Les aventures des deux sœurs sont dans la première partie une descente aux enfers, dans la deuxième une remontée progressive mais soumise à de nombreux hasards. Misère et luxe, solitude et union, secrets, trahisons… on y trouve tous les ingrédients des romans populaires.

Enfin, chaque chapitre est précédé d’une citation (plusieurs viennent du Dictionnaire de Londres de Dickens), ou petite annonce, publicité, article de journal… qui annonce la suite : on saute ainsi de case en case dans ce parcours qui ressemble à un puzzle dont le dessin n’apparaît qu’en toute fin, avec une surprise de taille.

Ce livre, paru sous le beau titre de Fallen Grace, a été nominé pour le Carnegie Book Prize et pour le prix sorcières 2012 (il ne l’a pas eu ; c’est L’Innocent de Palerme de Susana Gandolfi qui a gagné, lui aussi publié aux Grandes personnes, comme Un jour de Morris Gleitzman : avec 3 romans sur 5 nominés pour la catégorie « romans ados », cette maison d’édition est vraiment à suivre de près.

Mary Hooper a écrit La Messagère de l’au-delà et une trilogie dans l’Angleterre élisabéthaine (La Maison du magicien) ; son nouveau livre, Velvet (non encore traduit) se passe en 1900.

Gregor, t. 1, La prophétie du gris

Gregor, t. 1, La prophétie du gris
Suzanne Collins

Hachette jeunesse, 2012

Envols souterrains

Par Anne-Marie Mercier

Voici une nouvelle série de Suzanne Collins – moins violente que Hunger Games, qui a fait tant de bruit dernièrement, avec son adaptation au cinéma – qui propose les aventures d’un héros plus jeune accompagné de sa toute petite soeur qui parle à peine. Il s’adresse donc à de plus jeunes lecteurs et certains seront déçus, d’autres contents.

Dans cette histoire captivante, Gregor et sa soeur Moufle se retrouvent dans un monde souterrain peuplé d’animaux gigantesques : cafards, chauves-souris, rats et araignées, et d’humains aux yeux violets et à la peau pâle. Ils participent à un affrontement entre divers peuples, volant à dos de chauves-souris dans des tunnels interminables ponctués de grottes belles et inquiétantes, mais toujours sombres, très sombres.

C’est aussi un mélange intéressant d’ingrédients très classiques du roman d’aventure : une quête (celle du père, disparu), une princesse rebelle, une trahison… L’histoire est portée par le dévoilement progressif du sens d’une prophétie mystérieuse – thème que l’on trouve depuis les romans de la Table ronde jusqu’à la science-fiction (Dune) en passant par Le Prince Éric – comme par une poésie des mondes obscurs assez attachante. Enfin, si le prénom du héros évoque celui de La Métamorphose de Kafka et si sa chute dans le monde souterrain ressemble fort à celle d’Alice, on est loin de ces chefs d’œuvre. Mais l’invention de ce monde, peu merveilleux mais très original, n’appartient qu’à Suzanne Collins (je crois) et l’ensemble est remarquablement bien organisé. Le dosage des éléments est savamment combiné : un peu de suspense, un peu de sentiment (pas trop), un peu de stratégie, beaucoup de conflits de loyauté, un peu de violence (pas trop), enfin, un monde imaginaire auquel on croit, bien taillé pour plusieurs volumes.

10 P’tits pingouins autour du monde

10 P’tits pingouins autour du monde
Jean Luc Fromental, Joëlle Jolivet

Hélium, 2011

L’énergie-pingouin

Par Anne-Marie Mercier

Ces dix P’tits pingouins, tous absolument semblables, un peu raides, et toujours 10  (on joue à les compter sur les images, histoire de voir s’il en manque), tantôt alignés, tantôt dans le plus complet désordre, vivent 10 aventures dans 10 lieux différents, racontées toutes en 11 pages et précédées d’une page de titre. Si les titres imitent les romans noirs (« Panique en Atarctique », « Crash en Chine »…), les sous-titres sont une série de conseils, numérotés de 1 à 10, pour éviter les catastrophes en forme de grosses bêtises pingouinesques – qui arrivent forcément.

De la barrière de Ross à Paris, de New York au Cap, en passant par Tokyo, les p’tits pingouins sont le mouvement incarné tout en gardant une allure placide (en cela, ils sont radicalement différents des poussins de Ponti auxquels on serait tenté de les rapprocher). Ils mettent un beau bazar partout où ils passent. Enlevés à leur banquise, transportés en avion, bateau, Montgolfière…, naufragés, vendus, kidnappés à nouveau (par un sous marin chinois…), ils sont tour à tour vedettes de défilé de mode (Paris), musiciens de music-hall (New York), cosmonautes ratés, joueurs de foot, rats d’hôtel, justiciers de township (Le Cap), sauveteurs de la fille d’un oligarque russe… On n’en finirait pas d’accumuler les détails et les trouvailles. Ce tour du monde des clichés, très drôle, se fait parfois plus sérieux.

Les dessins sont drôles, charmants et très colorés (en dehors des pingouins !) et jouent sur de beaux contrastes. Le texte est très travaillé, bourré d’assonances et de beaux rythmes. Il est aussi plein d’humour et va de la fausse naïveté à l’accumulation d’allusions qui feront rire les adultes. Ces dix histoires loufoques sont une merveille de fantaisie.

Un album précédent, 365 pingouins (Naïve) avait obtenu le Prix sorcière en 2008 (voir le blog de Stéphanie Devanssay, professeure des écoles qui l’utilise pour travailler les nombres). On trouve aussi dans cette série un livre pop-up et des magnets pour compter dans la joie sinon dans le désordre: 10 p’tits pingouins sur le frigo (Hélium).

voir aussi une vidéo sur le blog Kidissimo

Sequoyah

Sequoyah 
Frédéric Marais
Thierry Magnier, 2011

 Sequoyah   (1770-1843) : ceci n’est pas un arbre

Par Anne-Marie Mercier

Ceci n’est pas un arbre, ce n’est pas non plus un « pied de porc », bien que ce soit le sens littéral de ce mot en langue cherokee. C’est un enfant de cette culture, confronté au handicap, puis c’est un adulte qui invente, après un long travail, le syllabaire cherokee. Les deux histoires se succèdent, mettant chacune en valeur la solitude et l’obstination de ce héros très particulier.

Toutes deux se déroulent dans un décor de western sombre et stylisé (noir et bleu, noir et vert, gris…) où le personnage ocre se détache fortement. Les images empruntent aux scènes de western par leur cadrage, par les angles de vue et l’utilisation de la profondeur de champ. L’album est superbe; c’est une belle réalisation de Frédéric Marais (qui vient d’illustrer chez Sarbacane un album de Dedieu, La Guerre des mots).

Les lecteurs français découvriront ainsi ce héros de la culture cherokee (il semble qu’on ait donné son nom à l’arbre et il est avéré que de nombreux lieux en Amérique portent son nom) et de la culture tout court. Il verront aussi ce beau syllabaire de 85 articulations, reproduit en entier dans les dernières pages. Autant dire que c’est un album qui devrait être entre les mains de tous les écoliers.

Sur Wikipedia, un article bien documenté.

 

Les Pozzis (t. 5: Antoche)

Les Pozzis (t. 5: Antoche)
Brigitte Smadja, Alan Mets
L’école des loisirs (Mouche), 2012

Au Lailleurs, meilleur

Par Anne-Marie Mercier

Des Pozzis aventureux sont partis vers le Lailleurs (pour ceux qui déjà n’y comprennent rien, voir la chronique des volumes précédents). Ils frémissent, se réconfortent, s’évanouissent, se divisent… et on reste dans le même suspens (retrouveront-ils Adèle, disparue dans le volume précédent? quel est le peuple étrange qu’ils ont rencontré?). Entretemps, on a fait avec eux un bout de chemin charmant, plus dense en trouvailles et événements que dans les  volumes précédents… c’est mieux, alors, vite la suite!

La vie cachée des poupées

La vie cachée des poupées
Gisèle Bienne
L’école des loisirs (Médium), 2012

Petits larcins et thérapie

Par Anne-Marie Mercier

Dans ce très joli roman, porté par la poésie des poupées mises au rebut et par la voix de l’héroïne, légère d’abord puis qui s’affole, on voit naître et se développer une pulsion étrange.

Dans un premier temps, on découvre une enfant qui « adopte » des poupées mal aimées. D’abord une, puis une autre… Chipées au passage dans des lieux où elles semblent être abandonnées puis prises de façons plus problématiques. Elle les cache dans le grenier, s’inquiète de ce que pourront dire les autres devant ses mensonges et ses vols : ses parents, ses amies…

Dans un deuxième temps, on s’interroge, comme elle, sur la logique de ces « emprunts » : chaque poupée est différente, et pourtant toutes ont un point commun. Celui-ci conduit à la découverte d’un secret…

Tes Mots sur mes mots

Tes Mots sur mes mots
François David
MØtus, 2011

La poésie par tout et pour tous

Par Anne-Marie Mercier

Ce n’est pas un livre, ce n’est pas un texte… Ce serait un bloc-notes : de petites feuilles carrées banches empilées dans un étui carré à rabat, noir. Et puis non, ce n’est pas cela : on voit, imprimé en gris très pâle, sur ces feuilles apparemment vierges des mots. Inscrits sur quatre lignes, ils en couvrent l’espace. Ils invitent à écrire, à penser à l’autre ou à soi, à mieux lire, à peser ses mots. Ils proposent de griffonner en poète au jour le jour comme on inscrit sur des coins de pages des idées, des rendez-vous, ou plus. Le bloc anonyme se fait voix, invite. Et voilà réalisé, le désir de la beauté en toutes choses, à s’offrir ou à offrir, du bonheur au quotidien à portée de la main.

Les mots
sombres
illuminent
parfois

Ecris-toi
à toi aussi
parfois ou
souventes fois

il y a lire
et lire
les mots n’en
reviennent pas

Pour en savoir plus sur François David, grand poète d’enfance, voir son site.

 

Aventuriers malgré eux, t. 1 (1 Yack, 2 yétis, 3 explorateurs)

Aventuriers malgré eux, t. 1 (1 Yack, 2 yétis, 3 explorateurs)
C. Alexander London
traduit (américain) par Valérie Le Plouhinec
Les Grandes personnes, 2012

Aventures en vrac

Par Anne-Marie Mercier

Comme le titre l’indique, les héros (frère et sœur jumeaux) n’ont pas le goût de l’aventure. Ils aiment surtout (et exclusivement) la télévision, essentiellement les séries ou à la rigueur les documentaires animaliers ou les jeux. Pour leur malheur, leurs parents sont des explorateurs. Et pour leur malheur encore plus grand, leur mère a disparu et ils sont contraints de partir à sa recherche au Tibet, à la poursuite de Shangri-La et des tablettes de la Bibliothèque d’Alexandrie… Ils doivent vivre les aventures les plus extravagantes que leurs séries les plus décoiffées n’auraient pas imaginées:  yétis, sorcières empoisonneuses, moines et lama les attendent au-dela d’une cascade gigantesque…

Chaque chapitre offre une situation nouvelle, un obstacle inattendu, des rencontres qui sont la plupart du temps des retrouvailles avec les méchants qui sont à leurs trousses. L’humour domine à travers les échanges entre les jumeaux. Ils restent eux-mêmes quelles que soient les circonstances et traînent des pieds autant qu’ils peuvent ; c’est d’ailleurs souvent en faisant référence à un épisode d’une de leurs séries télé qu’ils trouvent des solutions aux situations les plus désespérées. Enfin, l’ensemble ressemble à un jeu où l’on saute de case en case, revient sur ses pas, retrouve les mêmes personnes sous d’autres apparences… un genre de série humoristico-aventureuse (les Orphelins Baudelaire en plus agité). Ce côté décousu et forcément répétitif gênera certains lecteurs et plaira aux lecteurs moins habiles sur les histoires au long cours.

C’est, évidemment le premier tome d’une série : à la fin du premier volume, les jumeaux se retrouvent liés par contrat à leur pire ennemi, on frémit d’avance…

C’est un petit livre

C’est un petit livre
Lane Smith
Gallimard jeunesse, 2012

Livre, mode d’emploi

Par Anne-Marie Mercier

Même si cet objet sur lequel on s’interroge, carré, cartonné, n’est pas recommandé avant trois ans, il s’adresse à de tout jeunes lecteurs. Dans un dialogue entre un petit âne et un jeune singe, statique et répétitif, l’un pose des questions (« ça se mâchouille ? », « on peut s’asseoir dessus ? »…) en manipulant un objet qui ressemble à celui que l’on tient en main ;  tandis que dans un ouvrage précédent  (C’est un livre) il cherchait une prise ou une souris pour le faire fonctionner. L’autre répond invariablement « non », jusqu’à la dernière réplique qui reprend le titre : « ça se lit, c’est un livre, petit âne ». Entretemps, le petit âne aura pu expérimenter de multiples possibles. Bel éloge du livre qui rappelle un vieux titre du Père Castor (Mes livres) : ça se lit, mais on peut faire aussi des tas d’autres choses avec.