Peau d’âne – Un opéra de papier

Peau d’âne – Un opéra de papier
Clémentine Sourdais
Seuil Jeunesse 2024

Un conte dépoussiéré

Par Michel Driol

Clémentine Sourdais adapte le célèbre conte de Perrault pour en faire, ainsi que l’indique le sous-titre, un opéra de papier, c’est-à-dire un album qui conjugue illustrations gaies aux couleurs fluos, pop-ups, et dialogues théâtralisés.
Adaptant le texte, l’autrice reste fidèle aux péripéties initiales de Perrault, ainsi qu’aux personnages du conte, et l’on retrouvera ainsi le roi, la mort de la reine, l’âne magique, la fée marraine et le mariage final. Avec deux libertés prises par Clémentine Sourdais. On le sait, Peau d’Ane est un conte sur l’inceste, et cette dimension du désir du père à l’égard de l’adolescente est ici modifiée. C’est le conseil du roi qui propose le mariage contre nature, mariage qui révulse la jeune fille, et étonne le roi, présenté alors comme atteint de folie. De ce fait, à la fin, la princesse et son père peuvent se retrouver, elle consciente de n’avoir qu’un seul père, lui ayant retrouvé la raison. Double happy end donc, mariage et réconciliation faisant rentrer dans l’ordre ordinaire des choses ce qui avait été déréglé par le récit. La langue de l’adaptation est une langue porteuse de quelques marques d’oralité, la conteuse s’adressant au public, bruitant son texte de quelques onomatopées et inventant une formule magique assez pittoresque pour faire apparaitre la cassette pleine des riches vêtements de la princesse. Pour autant, c’est une langue qui reste classique, et porte quelques marques plus littéraires, comme les inversions syntaxiques, l’emploi de certains termes un peu surannés (souffrir cette idée) qui rappellent ainsi, de loin, la langue du conte initial. Enfin, c’est une langue qui fait la part belle aux dialogues, certes déjà présents chez Perrault, mais ici amplifiés, donnant corps aux voix des différents personnages.
La princesse de Clémentine Sourdais devient une héroïne forte. C’est elle qui tente de faire entendre raison à son père, qui va demander l’aide de sa marraine pour se tirer de ce mauvais pas, qui découvre le monde sauvage et élargit son horizon. Loin d’être anéantie par son déguisement obligé, son exil, sa fuite, elle y puise comme une seconde force en lien avec la nature. Pour autant, elle reste humaine, fragile, atteinte parfois de nostalgie et de regret de sa magnificence passée. En cela, elle devient une héroïne du XXIème siècle, féministe, humaine, complexe.
Les illustrations sont traitées dans des couleurs très flashy, fluo, et nous entrainent dans un « il était une fois » qui mêle le présent (voir les maisons, les pylônes, les voitures de la couverture) et le passé (voir les vêtements des médecins). Quatre pop-up s’ouvrent, à la façon des décors de théâtre de papier, montrant quelques lieux de l’action. Les fameuses trois robes merveilleuses sont, elles aussi, traitées en pop-up, façon de leur donner du relief, tout en laissant l’imaginaire intact. Quant aux autres illustrations, elles ne mettent pas trop l’accent sur le côté misérabiliste que pourrait avoir la représentation de la jeune fille vêtue de sa peau d’âne. Comme sur la couverture, elle devient une alerte héroïne prête à parcourir le monde, avec sa longue chevelure rousse, et ses bottes qu’on dirait de sept lieues… Elle n’est pas victimisée, mais pleine d’allant !
Clémentine Sourdais continue ici avec talent son travail d’adaptation des contes traditionnels dans des formes très contemporaines, gaies, pleines de joie, montrant en quoi ils ont encore des choses à dire aux jeunes lecteurs et lectrices d’aujourd’hui.

La Fée aux deux visages

La Fée aux deux visages
Kochka d’après Charles Perrault – Charlotte Gastaut
Père Castor 2024

Merveilles ou serpents

Par Michel Driol

Kochka et Charlotte Gastaut proposent ici une adaptation du conte de Perrault bien connu, les Fées.  Rappelons-en l’argument : une mère méchante a deux filles, l’une laide et mauvaise à son image, et qu’elle chérit, l’autre, aussi belle que bonne, qu’elle maltraite. Une fée attribue à cette dernière le don de faire jaillir de sa bouche, à chaque parole, des merveilles. Quant à la méchante sœur, faute de bonté envers la fée, elle se voit condamnée à cracher des animaux à sang froid.  Kochka propose une adaptation très respectueuse de l’argument du conte de Perrault, tout en en simplifiant la syntaxe  et en actualisant le lexique, sans en édulcorer la violence. Cette adaptation très fidèle rend ainsi ce conte cruel et moral tout  fait accessible aux enfants d’aujourd’hui.

Charlotte Gastaut a déjà abondamment illustré l’univers des contes : La Petite Sirène, Cendrillon, Poucette, Peau d’âne, Les Mille et une nuits. Ses riches illustrations occupent ici la totalité des doubles pages, laissant le texte s’y insérer.  Il faut en regarder les détails qui ajoutent une dimension supplémentaire au texte. Regardez l’ainée qui jette par terre pelures de bananes et trognons de pomme tandis que la cadette, à genoux, brosse le sol sous le regard de la mère, hiératique et blanche, comme une dignitaire chinoise. De fait, les illustrations peuvent avoir un côté orientalisant, faisant penser à des miniatures persanes, dans la représentation de la nature, des palais, des vêtements ou des yeux des personnages. Elles ont, de fait, un côté féérique, dans lequel il est bon de se perdre à la recherche des multiples serpents qui entourent l’image de l’ainée au sein d’images très sombres, tandis que la cadette est toujours au centre d’un paysage fleuri, aux couleurs gaies et lumineuses.

Un conte manichéen superbement illustré qui incite à réfléchir au rapport que l’on peut avoir avec les autres quelle que soit leur apparence, au pouvoir de la bonté, à la force de la parole, celle qui, ici, symboliquement, fait fleurir des diamants ou cracher des crapauds.

Au gré du vent

Au gré du vent
Mapi, Emmanuele Benetti
A2Mimo, 2024

A bas les murs !

Par Anne-Marie Mercier

Voilà un petit village tranquille où chacun vaque à ses occupations, quand soudain… tout simplement arrive le vent. Le vent pendant trois jours et trois nuits, avec ses bruits et ses odeurs, c’est bien fatiguant et ça dérange beaucoup d’activités. Les habitants, menés par le maire décident de faire quelque chose, de construire un mur par exemple. Et ils le font, hélas.
Cette jolie fable illustre les dangers des décisions trop radicales face au changement. Elle invite à s’adapter plutôt (belle leçon en temps de changement climatique). Elle illustre aussi les dangers de l’enfermement, de manière imagée : on ne voit pas les fleurs qui surgissent au printemps, on ne comprend que tardivement que c’est le vent qui les a apportées.
Les illustrations en noir et blanc, en style naïf, mettent l’accent sur le caractère villageois et bon enfant de cette histoire (les actualités sinistres sont ainsi éloignées). Sur ce fond monochrome les volutes vert pistache du vent se répandent et mettent une belle animation.

 

Le Garçon qui voulait être un chat

Le Garçon qui voulait être un chat
Véronique Foz
Tom Pousse 2023

Vivre avec Asperger

Par Michel Driol

Ilyan adore côtoyer les chats, qu’il observe à tout moment. Ce n’est pas pour rien si le premier mot qu’il prononce est chat. Il se croit chat dans un corps de garçon. Il parle peu, se met souvent en colère, ne s’intègre pas en classe. C’est alors qu’on lui diagnostique un syndrome d’Asperger. Avec l’aide de sa grande sœur, de son grand père, de sa mère ; de son AESH,  Ilyan parvient en cinquième. Lorsque c’est la maladie d’Alzheimer qui attend le grand-père qu’il adore, c’est un terrible drame qu’Ilyan doit affronter.

Véronique Foz parvient à surmonter une double difficulté : écrire dans la collection AdoDys (donc pour des enfants souffrant de dyslexie) un texte sur un enfant souffrant d’autisme. Disons tout de suite que le pari est réussi. D’abord par l’usage de la langue, des phrases courtes, souvent au présent, des phrases percutantes qui savent aller à l’essentiel des faits, des sentiments ou des émotions, des phrases qui savent dire aussi bien la vision du monde et des autres ressentie par  Ilyan que le mal-être de sa famille à aider cet enfant différent à grandir, à trouver sa place de petit humain et non de petit chat. Des phrases qui savent dire ce qu’il faut de patience et d’amour d’abord pour accepter le diagnostic, ensuite pour accompagner sans brusquer. Des phases qui savent osciller entre plusieurs pôles, d’une part  expliquer l’autisme, ses symptômes, la spécificité d’Asperger avec des mots compréhensibles par tous, d’autre part  faire éprouver au lecteur ce que ressent Ilyan, sa façon de voir le monde et les autres, ses difficultés à communiquer et à percevoir les implicites et les sous-entendus. Mais c’est peut-être dans un troisième registre que ce texte excelle, c’est dans la façon de faire naitre chez le lecteur l’empathie pour Ilyan et une forte émotion, en particulier vers la fin du texte. Cela tient à l’histoire racontée, à l’inventivité dont Ilyan va faire  preuve pour permettre à son grand père de retrouver les souvenirs qu’il a perdus, mais aussi à la  façon de mettre en mots la perception poétique de la vie et de la mort ressentie par Ilyan.

Autour d’Ilyan gravite toute une galaxie de personnages secondaires, qui incarnent différentes réactions face à l’autisme : le père qui préfère fuir et divorcer, le grand père, figure bienveillante et pleine de compréhension, la mère patiente, la sœur, entre amour pour son frère et sentiment d’être délaissée, les « copains » trop souvent moqueurs et d’une dureté insupportable, et Sol, la lumineuse, qui saura aller vers Ilyan.

On ne saurait trop que conseiller à toutes et tous de lire cet ouvrage, d’abord parce qu’il est une tentative réussie de faire éprouver les difficultés  d’un enfant atteint d’autisme et de son entourage, ensuite parce que le récit de cette chronique familiale sait faire la part belle au réel, à l’intime et à l’émotion.

Voyage au centre de la Terre

Voyage au centre de la Terre
D’après Jules Verne – Illustration de Marjorie Béal
Balivernes 2019

De l’Islande au Stromboli

Par Michel Driol

Quand le professeur Lidenbrock et son neveu trouvent un message secret contenant le moyen d’accéder au centre de la terre, ils n’hésitent pas. Descendant par un volcan en Islande, rencontrant des animaux préhistoriques et des champignons géants, ils finiront par ressortir par le Stromboli…

Marjorie Béal continue d’adapter pour les plus petits (petit format, pages cartonnées, peu de texte sur chaque double page) les romans de Jules Verne. Sont sélectionnés les  épisodes les plus dramatiques, résumés dans une langue simple, au présent, une langue avec de nombreuses marques d’oralité adaptées au public : exclamations… Le nombre de personnages est réduit au professeur et à son neveu – plusieurs images montrant en fait trois personnages. Les illustrations, très colorées, très stylisées, sont aussi très lisibles, et actualisent les décors et les costumes : rien ne fait XIXème siècle.

Le roman de Jules Verne perd ses dimensions didactiques et scientifiques pour devenir ainsi un album d’aventures qui ne manque pas de charme dans une espèce de représentation naïve d’un monde mystérieux. Un album qui suscitera peut-être des vocations d’explorateur !

Autour de la lune et 20 000 lieues sous les mers

Autour de la lune et 20 000 lieues sous les mers
d’après Jules Verne, illustrations de Marjorie Béal

Balivernes éditions, 2018

Par Marion Mas

Les éditions balivernes proposent une réinterprétation efficace de deux œuvres majeures de Jules Verne, un peu à la manière dont La Recherche du temps perdu adaptée en deux planches de bande dessinée.

 

Le principe d’économie du texte – réduit à l’essentiel, mais faisant discrètement entendre la voix d’un narrateur facétieux – se retrouve dans les illustrations : schématiques, privilégiant les formes géométriques, elles donnent vie à des personnages « cartoonesques » expressifs, et à un univers dynamique et plein d’humour.

Le Nez de Cyrano

Le Nez de Cyrano
Géraldine Maincent d’après Edmond Rostand – illustration Thomas Baas
Père Castor 2017

Il faut imaginer Cyrano heureux…

Par Michel Driol

Cet album adapte, pour les plus jeunes, la célèbre pièce d’Edmond Rostand. Disons tout de suite qu’il ne s’agit pas d’une adaptation de la totalité de la pièce, l’album se focalisant sur le nez de Cyrano et sur la scène du balcon de l’acte 3, à laquelle il donne une autre conclusion. L’adaptation faite ici procède aussi d’un changement de genre : on passe du théâtre au récit. Mais ce récit se trouve finalement assez proche des mots mêmes de la pièce. Ainsi des expressions de la tirade des nez se retrouvent-elles, en version raccourcie pour les enfants, dans un vocabulaire modernisé (tasse et non hanap, par exemple). Le texte fait la part belle au dialogue, entre Cyrano et ses contempteurs. Puis on arrive à l’amour de Cyrano pour Roxane, amour que Cyrano sent impossible. Le personnage de Christian est montré comme l’anti Cyrano : aussi beau que l’autre est laid, aussi bête et grossier que l’autre est fin. Les deux s’unissent alors pour séduire Roxane avant une chute qui s’éloigne de Rostand. Le beau Christian prend à la lettre les mots de Roxane et s’en va. Cyrano s’évanouit de plaisir.  Roxane ferme ses volets. Mais Cyrano est heureux de savoir qu’il peut être aimé.

Cet album – comme toute adaptation – réinterprète le texte de Rostand. Le ton sait être tout à la fois familier – proche de l’oralité du moins – et poétique, jouant des rimes parfois, enjoué et dynamique. Il est fidèle aux personnages, dont il grossit un peu le trait et les caractéristiques, avec le support de l’illustration. Ainsi le nez de Cyrano, d’une couleur rouge prononcée dans un album en gris et rouge, devient-il support pour des dames prenant le thé, épée pointue et menaçante, perchoir à oiseaux, ou piédestal pour Christian devant la fenêtre de Roxane. Christian n’a qu’une qualité, sa beauté. Tout le reste est défauts : voix, esprit… Quant à Roxane, elle n’est plus la précieuse de la pièce, mais simplement la plus belle fille qui soit. De la sorte, les personnages  sont plus proches du jeune lecteur. L’illustration théâtralise le texte, avec la présence de rideaux rouges, de gigantesques ombres portées…

Ce qui se joue, c’est une variation sur l’être et le paraitre. Qu’est ce qui fait la valeur d’un homme ? La beauté du corps ou l’esprit et la façon d’utiliser la langue ? Ce qui séduit Roxane ici, ce sont les mots et c’est ce qui rend Cyrano heureux.

Aladin ou la lampe merveilleuse

Kochka, Madeleine Brunelet
Aladin ou la lampe merveilleuse
Flammarion Père Castor, 2015

Aladin au pas de course

par Dominique Perrin

aladCet Aladin condensé en une douzaine de doubles pages perd hélas l’essentiel de son charme. Les textes sources de la tradition présentent un luxe de détails, que tout conteur ou éditeur est en droit d’élaguer ; mais la présente réduction constitue, davantage qu’un récit cohérent et organique, un sommaire de ses différents épisodes. La compréhension même en est compromise*. Quant à l’image, hormis dans quelques pages figurant le génie de la lampe, elle est standardisée dans l’esprit Disney qui s’impose aux livres comme aux boîtes de céréales des enfants – très loin des contes orientaux raffinés qui marquèrent les heureux lecteurs du Calife Cigogne et du Tapis volant.

La politique d’ouverture culturelle du Père Castor d’aujourd’hui se situe a priori dans la lignée du projet de Paul Faucher, esprit éclairé et novateur, hautement conscient des enjeux de sa production. La richesse du catalogue actuel de la maison en matière de contes du monde entier n’a d’égale que sa diversité. Une telle ambition ne peut cependant se soutenir que d’un certain niveau de moyens matériels et intellectuels, non compatible avec le système de rendement imposant non seulement l’édition au kilomètre de produits culturels réputés, mais le formatage des talents.

* (voir la mention « il vida le flacon dans les flammes ! » en troisième page de texte, où les référents de « il » et de « le flacon » sont tout à fait ambigus.)

Guenièvre et Lancelot

Guenièvre et Lancelot
Béatrice Masini, Juliette Valery (traduction de l’italien), Octavia Monaco (ill.)
Grasset Jeunesse, 2005

Un beau conte d’amour et de mort ?

par Christine Moulin

lancelot« Un beau conte d’amour et de mort », comme l’était Tristan et Iseut ? Beau, certainement, grâce aux magnifiques illustrations d’Octavia Monaco (1), qui jouent en particulier sur la splendeur de fonds inspirés de parchemins, ou sur la richesse de tissus recouvrant des corps immenses, disproportionnés par rapport à des têtes petites, mais particulièrement expressives. A cela s’ajoutent l’éclat des couleurs et le dynamisme des courbes qui animent chaque page. Un conte? Oui, avec un parti pris original: une narration en « je », ce « je » restant mystérieux jusqu’à la page finale. Serait-ce la colombe, présente dans toutes les pages? Chut… Un conte d’amour ? Oui: Lancelot est jeune et beau, « toutes les dames l’épient et soupirent après lui »; Guenièvre « jeune et belle comme lui, […] l’admire elle aussi ». Un conte de mort? Pas tellement. Les exploits de Lancelot sont rapidement traités (le titre nous avait prévenus: c’est bien Guenièvre qui est la première citée), parfois même aux dépens de la cohérence: le chevalier se retrouve bien brutalement prisonnier de Viviane, sans qu’on connaisse les péripéties qui ont précédé. Les nombreuses épreuves qu’il traverse chez Chrétien de Troyes sont pour la plupart passées sous silence. La dimension légendaire et chevaleresque est tout entière gommée au profit de la relation entre Guenièvre et Lancelot, dont on peut regretter qu’elle devienne un banal adultère, comme le prouve le combat singulier entre Arthur et Lancelot, pour les beaux yeux de Guenièvre.

Ainsi, on regrette, comme souvent dans les adaptations de la geste arthurienne, la désacralisation de l’histoire, l’effacement du tragique et de la dimension spirituelle: si Guenièvre trahit Arthur (plus précisément, elle le trompe…), ce n’est pas parce que tel est son destin, mais seulement parce qu’Arthur est « si vieux ». Lancelot séduit Guenièvre avec « un peu d’astuce et de ruse », au lieu que l’amour tombe sur eux comme une splendide catastrophe. Guenièvre est présentée comme une pimbêche qui le repousse par caprice, une fois qu’il est monté sur la charrette qui lui donne son nom (l’anonymat de Lancelot, sur lequel repose toute la tension du roman de Chrétien de Troyes, ayant disparu). Pire encore: la charrette d’infamie, celle des voleurs et des assassins, devient une charrette de comédiens, et Lancelot se déguise en bouffon. On est loin de la portée initiatique de cette épreuve, qui fait de Lancelot un paria, bravant le déshonneur pour mieux honorer les exigences de l’amour courtois. Bref, la légende s’embourgeoise: c’est sans doute le prix à payer pour qu’elle continue à nous parvenir.

(1) prix Andersen 2005 de l’illustration, excusez du peu…

Thésée et le fil d’Ariane

Thésée et le fil d’Ariane
Adapt. Hélène Kerillis, ill. Grégoire Vallancien
Hatier, 2013

Impasses de l’« adaptation »

Par Dominique Perrin

thésLa collection « Premières lectures » des éditions Hatier propose d’emmener les jeunes lecteurs-déchiffreurs de leurs « balbutiements » (le substantif n’étant pas des plus heureux) vers « de vrais petits romans, nourris de vocabulaire et de structures langagières plus élaborées »… Au côté d’autres ouvrages visant à constituer une « première mythologie », Thésée et le fil d’Ariane relève de cette classe d’ouvrages – baptisée « Je suis fier de lire ».
L’aventureuse relation de Thésée et d’Ariane, médiatisée par un « fil » devenu lieu-commun langagier, constitue un principe intéressant de découpage. Mais la mythologie est-elle soluble dans le concept de « vrai petit roman » ?

Le lecteur en herbe apprend d’abord – en guise de mise en place du temps mythologique – qu’« Egée n’a pas dormi de la nuit », et tremble d’annoncer aux athéniens l’injonction envoyée par le roi Minos de livrer sept jeunes filles et autant de garçons à « un monstre, le Minotaure », sous peine de destruction de la cité. Quid du passif des relations entre Egée et Minos, l’un ayant permis la mort du fils de l’autre lors d’une tragique invitation ? Quid du caractère récurrent du châtiment – tous les neuf ans – lors du retour déjà haut en couleurs du jeune Thésée dans la cité de son père ? Détails que tout cela, et trop de mots à décoder pour le « lecteur fier de lire » destinataire de la collection ? …Mais à ce compte-ci, pourquoi ne pas lui faire grâce des froncements de sourcils de Thésée devant l’attitude inattendue d’Ariane, et des problèmes de sommeil d’Egée ?
Thésée ne sera ici que le valeureux héros prêt à partir en lutte contre un despote, avec en tête un « plan » (assez mince toutefois, du type « restons groupés »). Le Minotaure n’incarnera pas explicitement, on s’en doute, la rencontre fascinante d’un corps humain et d’une tête animale, mais un avatar du « monstre sauvage et brutal » qu’on abat sans songerie. Ne parlons pas de ces autres marqueurs de la complexité humaine, et des histoires qu’elle engendra naguère : l’attitude ultérieure de Thésée vis-à-vis d’Ariane, ou son oubli tragique de hisser la voile blanche lors d’un retour pas si triomphal que cela.

Conserver un minimum des nœuds qui font de la mythologie une initiation sans équivalent à la condition humaine aurait pourtant pour vertu de confirmer les jeunes lecteurs dans l’intuition précieuse qu’il y a des choses pour eux dans le patrimoine littéraire – et autoriserait le déploiement et l’intégration des « structures langagières plus élaborées » invoquées à l’appui de la collection…