Au Temps des Cerises

Au Temps des Cerises
France Quatrome – Elsa Oriol
Utopique 2018

C’est de ce temps-là que je garde au coeur une plaie ouverte

Par Michel Driol

Autrefois, Clotilde et sa maman se promenaient, cueillaient des cerises, jouaient ensemble. C’était avant la maladie de maman, qui lui fait mal au sein et lui fait perdre ses cheveux. Passent l’automne et l’hiver, qui semble sans fin. Au printemps, le cerisier se recouvre de bourgeons, puis de fleurs. Maman reprend des forces, elle aussi, et, avec Clotilde, va enterrer les restes du monstre au cœur de pierre. Crachant les noyaux des cerises, elles imaginent la forêt de cerisiers qu’elles verront un jour…

On le voit, le thème est sérieux et lourd, comme souvent dans les ouvrages des éditions Utopique. Comment parler aux enfants de la maladie, du cancer qui touche leurs parents, sans dramatiser, mais aussi sans édulcorer ce qu’il y a de souffrance destructrice. Cet album  parvient à la faire avec tendresse et pudeur, sans hésiter à nommer ou montrer les choses (le cancer, la perte des cheveux, la perruque, la fatigue, le dégout qu’inspire la nourriture).  Le texte sait utiliser des formes poétiques pour parler du temps passé. L’anaphore « d’habitude » et l’imparfait qui ouvrent l’album disent, à eux-seuls, la rupture dans la vie introduite par quelque chose qu’on découvrira en son temps, lorsque le texte dira l’aujourd’hui de la maladie, dans un présent qui semble sans fin, et laisse parfois la place à un conditionnel  ou un futur  qui semblent bien hypothétiques. Puis aujourd’hui laisse la place à un futur plein de promesse. Le cerisier devient comme une métaphore de la maladie et de la guérison, dans un cycle où le temps s’écoule à son rythme. Et c’est l’un des grands mérites de cet album de rendre perceptible la durée. Autre grand mérite, montrer la famille unie dans des saynètes pleines d’émotion autour de la nourriture, des attitudes du père envers la mère, de la complicité des choses qu’on peut encore faire ensemble (le yoga ou la route vers l’école).

Les illustrations en double page accompagnent à merveille ce texte : les couleurs chaudes du début, évoquant les moments passés et le bonheur, laissent place à des couleurs plus froides qui se réchaufferont à la fin. On suivra en particulier la façon dont une touche rouge dans chaque image, rappelle ce motif des cerises, tandis que la mère est presque toujours vêtue de bleu. Rien de trop dans ces images, qui suggèrent parfois plus qu’elles ne montrent, et  s’attachent sur les liens familiaux portés par les corps, les attitudes et surtout les visages pleins d’expressivité.

Un album qui est loin d’être un médicament, et qui, au travers de la parabole du cerisier, dit, avec beaucoup de retenue, dans une langue poétique, le lent chemin à parcourir vers la guérison tant espérée.

Toute la vie

Toute la vie 
Jérôme Bourgine
Sarbacane (« exprim’ »), 2012

 Est ce que c’est une vie, cette vie qu’on vit ?

Par Anne-Marie Mercier

toutelavieD’abord il y a Michel, 13 ans , timoré, auto-centré et geignard, en manque d’amour, obèse, puis atteint d’un cancer. Ensuite il y a Isabelle, sa mère, abandonnée par les pères de ses deux enfants, aigrie, perpétuellement désagréable, incapable d’exprimer et même d’accepter des sentiments, enfin il y a Daniel, leur voisin velléitaire et sensible qui a raté sa vie dans les grandes largeurs. Et puis… il y a Hannah, présence lumineuse et fantastique change tout, tant au niveau des personnages que du roman.

Hannah est une télépathe surdouée de 12 ans qui prend à bras le corps les souffrances de sa famille et tente d’utiliser Daniel pour alléger celles-ci. Quand Daniel se prête au jeu, cela donne de très jolies scènes. Si  les relations entre Isabelle et lui sont torrides mais brèves, celles qu’il noue avec Michel sont délicates et exigeantes pour l’un comme pour l’autre, comme initier à la spéléo celui qui ne peut dormir sans lumière, construire une cabane dans un arbre, ou accompagner quelqu’un jusqu’au bout – et même au-delà – quand on a systématiquement abandonné tout et tout le monde toute sa vie.

« Toute la vie ». Pourquoi ce titre ? Est-ce parce que chacun des personnages agit comme il a agi toute sa vie et est sommé au moment de la maladie de Michel de rompre avec ce comportement ? Daniel apprendra le sens de la responsabilité, Isabelle acceptera l’amour de son fils et découvrira son amour pour lui, Michel se comportera avec courage et altruisme. Pourtant, ce n’est pas un conte de fées : les personnages demeurent avec leurs faiblesses mais vont jusqu’au bout d’eux mêmes pour dépasser celles-ci avant qu’il ne soit trop tard.

L’autre sens de ce titre tire le roman vers le fantastique : si les choses sont ainsi « toute la vie », eh bien il reste « toute la mort ». La voix de Michel commentant les événements depuis sa mort et les faisant se dérouler comme un film qu’on visionne, semble dire que la mort n’est pas une fin. Cela signifie-t-il un retour de convictions revivalistes, ou qu’il faut travailler à se perfectionner jusqu’à la fin ? Idée new age ou morale stoïcienne ?

La collection « exprim’ » de Sarbacane décidemment ne se prive de rien en se privant de la référence à la loi de 1949, et c’est tant mieux.

 

Quelques minutes après minuit

Quelques minutes après minuit
Patrick Ness

Traduit (anglais) par Bruno Krebs
Illustrations de Jim Kay
Gallimard jeunesse, 2012

Lumière noire

Par Anne-Marie Mercier

Siobhan Dowd, dont L’étonnante disparition de mon cousin Salim vient de sortir en poche, n’a pas eu le temps d’écrire cette histoire dont elle avait eu l’idée et que Patrick Ness a écrite en lui rendant hommage. Elle est décédée prématurément d’un cancer et ce livre pourrait être un vade mecum laissé à un enfant qui aurait vécu la maladie de sa mère sans supporter le regard des autres ni sa propre culpabilité, son impatience et sa colère. Mais Patrick Ness ne traite pas cette histoire comme une leçon ou un récit de vie mais en fait une œuvre véritable, superbe, très noire et poétique.

Le jour, Conor subit les brimades de brutes  de son collège, il enrage de ne plus exister véritablement aux yeux des autres, de ne voir son père, divorcé qu’à la sauvette, de cohabiter avec sa grand-mère venue s’installer à demeure pour soigner sa fille. La nuit, le jeune garçon fait un cauchemar récurrent : l’if qui fait face à sa fenêtre s’anime sous une forme monstrueuse et s’adresse à lui, pénètre dans sa chambre, le tourmente, cherche à lui arracher son secret. Une nuit, il lui annonce qu’il va lui raconter trois histoires en le prévenant :
– Les histoires sont les choses les plus sauvages de toutes, les histoires chassent et griffent et mordent.
– ça, c’est ce que les profs racontent. Mais personne ne les croit non plus.
– et quand j’aurai terminé mes trois histoires, tu m’en raconteras une troisième. […] et ce sera la vérité. Ta vérité […] celle que tu te caches, Conor O’Maley, est la chose que tu crains le plus ».
– Et si je ne le fais pas ?
– Alors, je te dévorerai vivant.
Chaque histoire pousse un peu plus Conor dans ses retranchements. L’if entre dans la vie diurne et accomplit des actes de plus en plus violents dont Conor réalise après coup que c’est lui-même qui en est l’auteur, sombrant dans des épisodes de folie tandis que sa mère agonise. Pas de happy end, sinon celui d’un retour à la présence à autrui : la grand-mère dure et meurtrie, l’amie stupéfaite et incomprise sont merveilleusement traitées. Conor avance jusqu’à la crise finale vers l’acceptation de ses émotions et de ses sentiments. Il se libère en disant enfin ce qui est resté enfoui en lui. Dire la vérité, se regarder soi même en face, pouvoir raconter sa propre histoire et faire face, telle est la leçon de l’arbre noir.

Les encres de Jim Kay, superbes, sobres et noires, accompagnent ce récit hanté et ancré dans le réel. Sans en faire un traité ni une leçon, P. Ness montre toutes les formes de la souffrance à travers son personnage et pose la question de la part de responsabilité de chacun dans son malheur. Il dit des choses très justes sur la solitude de ceux qui souffrent.

Au moment où tant de romans montrent des enfants face à la maladie de proches sans jamais entrer dans le cœur de la noirceur, celle de l’intériorité des êtres, Patrick Ness réussit le tour de force de proposer une fable fantastique plus vraie que tout ce qu’on peut lire. On retrouve sa capacité à utiliser les genres comme le fantastique et la science fiction (voir son magnifique cycle du Chaos en marche) pour toucher au cœur des émotions et de la vérité humaine. Ce livre qui tient en haleine, beau et juste, va au bout de la noirceur et il en sort une lumière qui ne doit rien à l’artifice et à la facilité : quel changement ! (voir chronique suivante)

Premier chagrin

Premier chagrin
Eva Kavian

Mijade (zone J), 2001

leçon de mort, leçon de vie

par Anne-Marie Mercier

Eva Kavian  Mijade (zone J), grand-mère, accident,cancer, famille,mort,grandir,collègeAnne-Marie MercierLes concepteurs de la couverture ont choisi d’expliciter le titre, qui sans cela évoquerait les laborieuses « compositions françaises » comme celle sur le « premier chagrin » évoquée par Nathalie Sarraute dans Enfance. Sur cette couverture dont la couleur vive semble contredire le titre, l’image d’une annonce demandant une  « jeune fille pour baby-sitting » indique bien le début de l’intrigue. Le début seulement, car ce roman ne cesse de bifurquer et, de mystère en mystère, de nous surprendre.

Il y a trois ou quatre histoires entrelacées, et pourtant une seule. La jeune Sophie, 14 ans, vivant seule avec sa mère, bonne élève mais mécontente de sa vie en général et du collège en particulier, cherche à se faire un peu d’argent, à grandir. Elle est embauchée par une vieille dame, surnommée Mouche. Gravement malade, Mouche lui dit que ses petits-enfants vont venir pour être avec elle dans les derniers mois qui lui restent à vivre.

Les petits-enfants ne viennent pas. À leur place, des amis, nombreux, affectueux, touchants. Sophie aide Mouche à ranger sa maison, puis à préparer sa mort. Rien de morbide, tant Mouche à de goût pour la vie dans tous ses aspects. Sophie apprend avec elle la gaieté, l’insouciance, le pardon, la gravité. Elle découvre que la gaieté de Mouche masque une blessure terrible et explique pourquoi les petits-enfants ne viendront peut-être jamais.

Sophie grandit. Ses relations s’approfondissent, elle prend des initiatives, pose les questions qu’elle n’a jamais osé poser. D’adolescente morose, elle devient vivante et crée de la vie autour d’elle. Qu’on ne se méprenne pas : pas de miracle, mais la mort de Mouche est une belle leçon de vie et un moment presque heureux. Malgré une écriture assez plate, qui se présente comme la voix de Sophie racontant son histoire, c’est un beau livre, plein de petites trouvailles, de moments drôles, vrai, touchant et surprenant.