Chasse à l’ange

Chasse à l’ange
 Ingelin Røssland
Rouergue, 2014

Policier nordique

Par Christine Moulin

413t+cst1YL._SL160_Le titre et l’incipit font d’abord croire à un roman fantastique. Mais très vite, apparaissent cadavres, meurtres et complots. Enfin, très vite… C’est à un policier qu’on a affaire, mais à un policier norvégien, embourbé dans la pluie et un froid à la Millenium: on s’y déplace plus souvent en bateau qu’en voiture, le nœud de l’intrigue se noue sur une île, on consomme de la poudre de tabac en la mettant sur sa langue (entre autres poudres…), on y boit plus que de raison, on y mange des boulettes de viande à la confiture d’airelles et de la gelée à la menthe, et les o sont des ø. A la tête de l’enquête, une jeune journaliste : c’est sans doute son âge qui a permis à ce roman de figurer dans la catégorie « jeunesse » (que fait-elle, en revanche, à 17 ans, à un poste de reporter dans un journal, certes local, mais dans un journal, quand même?). La lenteur de l’ensemble, certaines scènes de sexe ou de violence, la vision déjà désabusée du monde que traîne le personnage, auraient tout aussi bien pu pousser ce livre vers le rayonnage « adultes » (d’ailleurs, aucune mention de LA loi de 1949).

Engel, donc, s’obstine à fouiller dans un ancien fait divers qui met en cause une association d’aide au drogués. Mais finalement, ce n’est pas cela l’important: on se prend bien davantage à apprécier la galerie de personnages secondaires qui gravitent autour de l’héroïne, on s’intéresse à ses relations familiales compliquées, à ses démêlés sentimentaux, à ses peines d’amitié, on se laisse prendre au rythme liquide et hypnotique d’une histoire qui avance par petites touches, sans avoir l’air de rien raconter d’essentiel. On songe à la narration dépressive d’un Mankell. Ce qui, finalement, ne serait pas un mince compliment si le cœur de l’intrigue avait plus de consistance.

Lillelu et Bulibar

Lillelu et Bulibar
Svein Nyhus,

Traduit (norvégien) par Jean-Baptiste Coursaud
La joie de lire, 2014

Vers la joie

par François Quet

lileluDe l’apparence de Lillelu, on ne connaitra pas grand chose exceptée sa petite taille, et en particulier on ignorera jusqu’au bout s’il s’agit d’un garçon ou d’une fille[1]. En revanche, le lecteur ne quitte jamais les pensées du personnage, tout au long de son voyage et de son apprentissage chez le magicien Bulibar.

D’une certaine manière, le petit livre de Svein Nyhus raconte une histoire assez classique, fortement ancrée dans l’univers des contes et légendes. Les héros habitent le Linderland, un pays « situé loin, loin, loin » et vivent dans un âge de fantaisie où l’on se déplace à pied ou bien dans des charettes tirées par des bœufs ; les magiciens savent écarter les éclairs et accomplir des prodiges, les lin-détaleurs sont de petits animaux que discipline un air de pipeau et si des « volatiles croasseurs » peuvent s’en prendre aux voyageurs solitaires, il suffit de les éblouir avec des miroirs de poche pour les mettre en fuite. Lillelu rencontrera vite Bulibar qui l’emploiera comme commissionnaire et au fil des pages Lillelu va gagner en indépendance et en maturité, comme l’étoile « devenue son amie », autrefois « minuscule, presqu’invisible », et qui brille « avec intensité » à la dernière page, parce qu’elle a grandi. « Peut-être que moi aussi j’ai grandi », se dit alors Lillelu.

On aime, bien sûr, le propos de Svein Nyhus, ce récit plein de confiance qui conduit un être enfant vers un devenir adulte ; on aime aussi l’invention de ce monde mystérieux, la ville de Ba, au-delà de la forêt des brumes, et les magiciens aux noms bizarres : Pamprecreux ou Grandgrandpapa… Mais on aime surtout l’extrême douceur de l’univers et de l’aventure racontés par Nyhus.

Les forêts que traversent les personnages ne sont pas très dangereuses et toute l’intensité du récit ne passe pas par la volonté de vaincre l’hostilité d’agresseurs insaisissables. Lillelu, c’est un des charmes du roman que de mettre en scène un personnage appliqué, appliqué à bien faire, appliqué à trouver sa place, ne manifeste jamais le moindre désir de révolte, même quand son patron le rabroue assez injustement ou lui donne pour tout logement une place sinistre à la cave. On peut sans doute trouver cela agaçant, regretter cette soumission et que Lillelu se satisfasse de l’idée qu’un jour lui aussi comme Bulibar pourra se faire servir par un petit commisionnaire. On peut aussi lire les choses autrement.

Lillelu et Bulibar est une leçon de sérénité qui enseigne la patience et l’émerveillement. L’apprenti(e) regarde le monde et son maitre avec innocence ; s’intéresse à tout, s’étonne, se montre discrètement curieux. Il s’acquitte avec modestie de son travail obscur ; il observe, il accepte de ne pas comprendre, il admire.

Les tours de magie s’exécutent mezzo voce bien loin des effets spéciaux du genre ! On ne dira rien du tour accompli par Lillelu, pour venir à l’aide de son maitre à la fin du récit, mais le seul autre tour qui soit véritablement décrit se résume à la transformation d’une racine en un bois bourgeonnant, ce qui fait penser à notre personnage que « rendre vivantes les choses mortes, ça c’est merveilleux ». Quant à la vieille femme triste et grise qui s’en revient de sa consultation ayant retrouvé ses couleurs et sa joie de vivre, elle ne doit pas tant sa guérison à la magie qu’à la compagnie affectueuse d’un animal. Certes le lecteur se demande parfois si l’admiration de l’élève pour son maitre est vraiment méritée ou justifiée, et il peut sourire d’une tentative ratée de saisir au filet le chant de la lune. Mais ce n’est pas le propos. La présentation un peu comique et assez loufoque de Bulibar est plus poétique qu’ironique et ne fait pas oublier la fraicheur du regard de l’enfant sur son maitre.

Bref, on pourra trouver que ce conte est un peu mièvre et manque de piment ou de quelques un des condiments sulfureux à la mode, mais on pourra aussi penser, et c’est mon cas, que la montée vers la joie « débordante » de Lillelu, vers cette vie qui répond à ses rêves même « s’il faut travailler dur et si c’est très fatiguant » (p.203), est une jolie leçon, appuyée sur une vision du monde tendre et généreuse.

[1] Pourtant, page 136, (est-ce une négligence du traducteur ?) : Lillelu après avoir pris une grande bouteille, « la range dans le sac qu’il met sur son dos ».

Le voyage de Kaouto le petit renne – Une épopée norvégienne pour l’enfance

Jan-Magnus Bruheim, Reidar Johan Berle
Le voyage de Kaouto le petit renne
Traduit du néo-norvégien par Aude Pasquier
Circonflexe, 2011

Une épopée norvégienne pour l’enfance

Par Dominique Perrin

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Tu vas entendre l’histoire de Kaouto,
Le petit renne lapon de Kautokeino,
Qui a grandi en gambadant
Avec deux enfants, Matti et Aino.

(…) Le petit renne voulait rentrer, revoir
les aurores boréales et le soleil de minuit.
Chaque jour, il attendait Matti et Aino…
Il se languissait de son pays.

Voici un album de 1963 au statut assurément patrimonial à l’échelle de la Norvège, mais aussi à une échelle plus vaste. Republié dans la collection « aux couleurs de l’Europe » développée par la Bibliothèque internationale pour la jeunesse de Munich, il peut évoquer pour les lecteurs français quelques bijoux à dimension documentaire de la grande production du Père Castor, tout en s’en démarquant par son ampleur et sa forme. Il s’agit en effet d’un long récit que sa progression par strophes de quatre à cinq vers à la fois fort libres – du moins en traduction française – et attentifs à leurs effets sensibles rattache à une forme d’épopée pour la jeunesse : celle du voyage initiatique d’un renne résolu à retrouver les enfants dont il a été séparé pour être vendu à l’autre bout d’un pays long de plus de mille kilomètres de forêts et de neiges. Si la forme et le type de progression du texte sont assurément loin des habitudes actuelles – mais il y a bien de la fraîcheur dans la voix du poète qui hèle le jeune lecteur-auditeur –, l’image sobre et forte ne pâtit sans doute pas du même effet d’éloignement : les deux valent sans conteste le dépaysement.

Détours

Détours
Øyvind Torseter
Traduction (norvégien) par Jean-Baptiste Coursaud
La joie de lire, 2010

Contre toute attente. Pari d’auteur, pari d’éditeurs

par Dominique Perrin

Un album pour la jeunesse ? C’est sans doute la question inévitable que pose la publication par La joie de lire de Détours, publié initialement à Oslo en 2008. Cet ouvrage d’un assez grand format à l’italienne offre une succession d’environ cinquante scènes, où les enjeux de la traduction en français ne se posent que très sporadiquement, la part du texte étant extrêmement réduite. La très grande étrangeté de l’ensemble ressortirait-elle dès lors à une autre difficulté de translation, que supposerait la diversité réelle des cultures au sein de l’Europe ?
Il n’y a là nul récit suivi, nul guidage du lecteur au sein d’un monde d’abord difficile à appréhender, habité ou parcouru par des personnages (« Mister Random & Midstream Ron » ?) difficiles à reconnaître, parfois quelque peu hybrides, en tous cas amateurs de costumes et de déguisements (cow-boys et soeurs de Fantômas par exemple). Le titre, Détours, fait référence aux aventures indécidablement mouvementées ou statiques desdits protagonistes, mais aussi à une technique graphique qui contribue au dépaysement complet du lecteur – dessin à la fois précis et cavalier au trait noir, grands aplats de couleur coïncidant de façon approximative avec le dessin
Avant d’évoquer le dépaysement possible du lecteur français rencontrant une œuvre norvégienne, il faut sans doute situer cette œuvre onirico-réaliste-atmosphérique aux confins du dadaïsme et de la « Nouvelle Objectivité » allemands – du côté de George Grosz par exemple – et du surréalisme. Là se joue, que la chose soit analysable ou non pour le lecteur, l’étrangeté majeure du livre : l’esthétique d’Øyvind Torseter est l’héritière d’une époque passée mais non révolue de l’art européen, celle de l’entre-deux-guerres.
A cette étrangeté historiquement signifiante s’ajoute avec évidence la marque d’une singularité d’auteur, en prise sur les possibilités actuelles propres de l’album en tant que genre. Sur un plan narratologique, l’ouvrage tient bien le pari de s’offrir contre toute attente, ou mieux, au-delà. S’il déconcerte la majorité des routines de lecture, il installe un monde d’une cohérence certaine, où les décors jouent un rôle central et absorbant. Etagères, planchers, rideaux, placards, escaliers, portes captent l’attention autant que les figures humaines, animales ou semi-animales qui semblent parfois simplement leur prêter contenance, au rebours des structures classiques de la représentation et de la perception, et avec des effets imaginaires d’une puissance semblable à celle des « décors » de certains contes de fées – lisières de forêts, portes de châteaux, huttes improbables.
Une telle puissance suggestive, finalement aussi prenante que déconcertante, gagne aussi, sans doute, à être inscrite dans la tradition ouverte et multiple d’un art brut européen dont l’empreinte  norvégienne pourrait ici tenir à la place prépondérante accordée au bois comme élément, et à une exploration particulièrement prégnante, très fine, de l’opposition entre intérieur et extérieur, confinement et ouverture. Des allusions possibles à la mort et à la sexualité se révèlent fort discrètes au regard de motifs structurants de la littérature pour la jeunesse, de la plus convenue à la plus expérimentale : dedans/dehors, intime/public, humain/animal, costumé/non costumé. Que les protagonistes mis en scène – silhouettes plus ou moins engagées dans l’action ou dans l’inaction – ne semblent nullement enfantins ou adolescents n’ôte rien à leur aptitude à vectoriser la rêverie de lecteurs non adultes, au contraire. Rencontrer des œuvres imperméables à des codes narratifs aussi omniprésents que peu universels n’est pas monnaie courante. Que penser donc des possibilités de réception d’un tel ouvrage, pourvoyeur, si ce n’est d’une histoire, d’un monde, et d’une temporalité (primé en Fiction jeunesse à Bologne l’année de sa parution, présenté en ligne comme accessible à partir de 14 ans) ? Rien de certain, ce qui est beaucoup.