Jonas, le requin mécanique

Jonas, le requin mécanique
Bertrand Santini, Paul Mager (ill.)
Grasset Jeunesse, 2023

Mort et renaissance d’une star du cinéma hollywoodien
(les étoiles sont éternelles)

Par Anne-Marie Mercier

On connait le goût de Bertrand Santini pour l’étrange, les histoires un peu sombres et l’humour grinçant  avec Miss Pook et les enfants de la lune, Hugo de la Nuit (Prix NRP de la revue des professeurs de collège ), et Le Yark (lauréat de nombreux prix, traduit dans une dizaine de langues adapté au théâtre sur des scènes nationales). Tout cela se retrouve, adouci, dans ce livre étonnant.
Jonas est un grand requin blanc, ou du moins il y ressemble : il a été utilisé pour un film à succès (on devine que c’est Les Dents de la mer de Spielberg, 1975) mais il n’a jamais bien fonctionné (comme son modèle). Dans ce roman, il finit sa vie dans un parc d’attraction sur les hauteurs de Hollywood, avec d’autres monstres comme Godzilla. Il est censé faire frémir les foules en dévorant une nageuse sous leurs yeux (enfin, en faisant semblant…). Après une énième panne, on décide de le mettre à la casse. Apprenant cela, ses amis décident de l’aider à rejoindre la mer (souvenez-vous, ça se passe à Los Angeles…, épique !). Une fois dans l’eau, il devient ami avec un manchot qui veut rejoindre le pôle, puis fait un dernier show (panique et chasse au requin avec un vétéran, comme dans le film), rencontre un autre requin (un vrai, ça se passe mal), a des états d’âme, risque la panne d’essence, rencontre une baleine…
La suite est renversante, on ne le gâchera pas en la racontant. C’est surprenant, très drôle, touchant, ça mêle le fantastique et l’effroi au conte de fées (la fée est bleue, bien sûr, comme l’océan et comme les images bleutées de Paul Mager. Ses planches en pleine page accompagnent superbement cet hommage au cinéma et à ses anciennes stars mécaniques, les ancêtres des effets spéciaux, qui s’achève en beau conte initiatique.

« Paul Mager est diplômé de l’école de cinéma et d’animation Georges Méliès. Depuis 2003, il a travaillé sur les personnages et décors de nombreux projets, comme Un monstre à Paris (Europacorp), Despicable me ou Minions (Universal studios). »

 

Fantoccio

Fantoccio
Gilles Barraqué
Ecole des loisirs, 2015

Fantastique Pinocchio !

Par Anne-Marie Mercier

fantoccioOn croyait avoir fait le tour des réécritures de Pinocchio, des bonnes comme des mauvaises, en revenant toujours au constat qu’il valait mieux retourner à l’original. Avec ce roman on a affaire à une belle surprise : Gilles Barraqué réussit le tour de force d’être très fidèle à l’esprit de l’œuvre tout en faisant radicalement autre chose.

Récit merveilleux à l’origine (un pantin qui s’anime, des animaux qui parlent, des enfants métamorphosés en ânes,… tout cela ne heurte aucun personnage dans le roman de Collodi), l’histoire de Pinocchio est ici traitée sur le mode fantastique.

Une sorcière est à l’origine de tout. On ne sait pas exactement comment ni pourquoi, car l’histoire de Fantoccio est racontée à la première personne. Elle commence au moment où il s’éveille à la conscience, découvre qu’il comprend la langue des autres et peut parler, qu’il a des terreurs innées et des sensations. On assiste à l’éveil d’un être, un peu comme dans les fictions épistémologiques du dix-huitième siècle. Combinant les sensations et les idées cette petite statue qui s’anime (c’est l’image utilisée par Condillac) accède progressivement à l’intelligence et à l’autonomie.

Très vite, Fantoccio a la pleine conscience d’être pour son maître, Giuseppe, ancien charpentier devenu fabricant et montreur de marionnettes, un « fantoche, pantin, celui qu’on manipule, qui n’a pas de volonté ni d’agissements propres ». Il fait le pantin et vit caché, donc en plein mensonge pour fait croire à la virtuosité de Giuseppe qui l’exhibe sur des tréteaux de commedia dell’arte, à Sienne. Ne dormant pas, saisi par l’ennui, relégué dans un coffre, ou caché, il apprend de son maître le métier et, à sa demande, la lecture. Par ses questions et les livres il découvre progressivement le monde : à l’abécédaire de Pinocchio s’ajoutent une encyclopédie et des contes persans (notamment l’histoire d’Aladin).

A l’évasion par la lecture succède la fugue. S’acoquinant avec deux voyous qui deviennent ses amis après avoir été ses tortionnaires, tombant amoureux de la belle Livia, semant la pagaille dans le Palio de Sienne, Fantoccio accède à l’indépendance. Il n’y aurait pas de Pinocchio sans nez qui grandit : les changements de nez auxquels, apprenti expert en menuiserie, il procède lui-même marquent les étapes de son évolution : tantôt petit nez rond de marionnette, tantôt appendice grotesque de mascarade ou substitut viril, il désigne son hésitation entre les divers états auxquels il aspire et ses interrogations sur son identité : Pourquoi est-il au monde ? Qu’est-ce qui fait qu’il est garçon plutôt que fille ? Quel âge a-t-il ? Quels liens peut-il construire avec ses semblables ? Qu’est-ce que l’amour ? Quel lien les unit, Giuseppe et lui ?

Roman sensible et poétique, récit d’apprentissage amoureux, Fantoccio propose aussi une belle incursion dans la vie et les paysages de Sienne et dans la culture des tréteaux : le parcours de Fantoccio et Livia de la commedia dell’arte au théâtre de Goldoni est à l’image de la métamorphose du pantin en être humain, comme ce changement est à l’image d’un passage d’une enfance passive à une existence libre.

Les Aventures d’Alexandre le gland

Les Aventures d’Alexandre le gland
Olivier Douzou
Rouergue, 2013

Aventure initiatique au ras du sol

Par Anne-Marie Mercier

LesaventuresdalexandreCe récit jubilatoire, sans doute né d’un jeu de mot (on aura reconnu Alexandre le grand), est tout à la fois un récit initiatique, un jeu culturel, un jonglage langagier et un délicieux pastiche de roman d’autrefois.

Alexandre est un gland accroché à un chêne ; le dernier à rester, il ne veut pas tomber, une fois tombé il ne veut pas s’enfouir, et pourtant il est bien conscient de sa noble origine et de son destin.

S’il est inutile de raconter cette histoire, tant elle est portée par le charme des mots et des images, disons rapidement qu’Alexandre dans son errance rencontre un ver qui fait des vers (qui rappelle l’hilarant Vers de terre du même auteur), des châtaignes agressives, une noix philosophe qui déclame du Victor Hugo, des fourmis affairées, une fourmi rebelle, un escargot, etc., et… Pinocchio. Chacun a son langage propre (Alexandre labialise les R, forcément), comme sa vision du monde, et des conseils à donner. Alexandre écoute, s’interroge et rêve beaucoup, en bienheureux ou en cauchemardeux.

En sourdine, en bas de page, les commentaires du narrateur insistent sur le côté édifiant de l’histoire, invitant sans cesse le jeune lecteur à confronter cette fantaisie au réel et à juger de la conduite d’Alexandre. Cette posture distanciée n’empêche pas cependant que la leçon fonctionne : Alexandre tout gland qu’il est, est bien à l’image d’un enfant.