Pagaille en pagaies

Pagaille en pagaies
Marie Dorléans
Sarbacane, 2024

Une médaille d’or en mosaïque

Par Anne-Marie Mercier

Après Course épique, Marie Dorléans reprend le même format à l’italienne très allongé pour s’amuser d’un autre sport, ici l’aviron. Les doubles pages proposent une vue très panoramique de la rivière, dans un décor presque immuable : en haut le ciel bleu, puis la pelouse, couverte au début de pique-niqueurs, et enfin la rivière, vide au début et qui se couvre de canoés à deux rameurs. Certains rameurs sont bien maladroits et l’on découvre différentes manières de ne pas avancer, mais le problème est plus grand encore et les suspenses s’accumulent.
Une première énigme nous était proposée dès le début : parmi les pique-niqueurs, il y a Sophia qui vient de recevoir un cadeau ; il faut la trouver dans l’image et comprendre ce que c’est que cet objet qu’elle tient dans ses mains.
C’est un masque de plongée et un tuba. Elle l’inaugure quand la course commence, et nous découvrons avec elle l’envers de la compétition. Parmi ces rameurs il y a des tricheurs. Le point de vue descend un peu plus bas, suivant Sophia en plongée : le ciel a disparu du tiers supérieur de la page, c’est la pelouse qui occupe sa place et l’on voit la rivière occuper toute la moitié inférieure, sur toute sa profondeur. On découvre alors avec Sofia ce qui se trame sous les bateaux : certains se font remorquer par des poissons, d’autres par des scaphandriers, etc., d’autres ont des jambes, des poissons font la course… Les situations absurdes s’accumulent. Tout cela est très drôle, servi par un dessin à la ligne claire, une grande sobriété, et beaucoup de sérieux apparent.
Tout s‘achève dans un grand désordre, et une course où, chacun ayant voulu battre l’autre, personne ne gagne : il faut partager la médaille d’or en petites miettes. Une leçon de sportivité?

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Le Barrage

Le Barrage
Daniel Fehr – Mariachiara Di Giorgio (traduction de Laurence Gravier)
Editions des Eléphants 2024

Entre réel et imaginaire

Par Michel Driol

Faustine et Lily ont entrepris de construire un barrage près d’un étang. Arrive Eliot, le petit frère, qui vient les aider. Le barrage n’est jamais assez haut tandis que sur l’étang arrivent un bateau de pêche, Nessie, puis un vaisseau royal et un bateau de pirates. Tout ce beau monde contribue à la construction du barrage jusqu’à ce qu’Eliot veuille reprendre sa pierre… Et voilà le trio rentrant tout mouillé à la maison…

Les illustrations posent d’abord un décor unique, vu du même point de vue. Un paysage de montagnes illuminées, des arbres de part et d’autre, comme un rideau de théâtre, au milieu le lac et au premier plan  les pierres constituant le barrage, sur toute la largeur de l’album qui exploite au mieux le format à l’italienne. Sur ce décor essentiellement réalisé à l’aquarelle se détachent, collés, les pierres et les personnages, accentuant encore l’illusion théâtrale. Tandis que les enfants s’activent, ils ne semblent pas d’abord remarquer ce qui arrive sur l’étang, l’illustration anticipant le texte, ou lui ajoutant des éléments absents. Tout se passe comme si les enfants, absorbés par leur tâche, ne voyaient pas ce qui se trame derrière eux, ou plutôt comme si leur imagination les entrainait dans un univers où les époques se confondent. Après une page sans texte où les enfants regardent enfin le lac et les bateaux, le texte, toujours aussi concis et vivant, reprend, intégrant cette fois-ci les navires dans le dialogue des enfants. Un roi imbu de lui-même qui refuse de contribuer au barrage, mais crie A l’aide quand arrive le bateau de pirates. Avec humour, les enfants renversent cet appel à l’aide pour « faire cesser les jeux idiots des pirates » et réclamer à tous de l’aide. Le barrage devient alors le lieu du projet partagé, le lieu de la paix, de la concorde…  Utopie enfantine qui mêle les rôles, les époques, les statuts sociaux pour agir ensemble.

Alors que les illustrations anticipaient le texte, voilà que c’est le texte qui, au conditionnel, anticipe les illustrations pour amorcer la chute. Deux formules qui reviennent, C’aurait vraiment été une merveilleuse journée si… et annonce les catastrophes possibles. La destruction du barrage est illustrée de façon dynamique, avec un changement de perspective, l’eau emportant tout, enfants, pirates, pierres sur son passage. Qu’on se rassure, le retour à la maison, en dépit du texte menaçant, de la silhouette de dos de la mère, les mains sur les hanches, sur l’illustration, au premier plan, se passe si bien que les enfants se lancent un nouveau défi pour le lendemain, montrant que la construction du barrage devient un rituel. Mais le lecteur attentif aura repéré au mur une marine, une lampe couronne et surtout une silhouette très préhistorique dans le jardin, derrière la fenêtre. Où commence le réel ? Où s’arrête l’imagination ? L’album ne cesse de brouiller les pistes, comme dans les jeux enfantins où tout est possible.

Un album plein de rythme et de surprises, montrant que rien ne peut faire barrage à l’imaginaire enfantin !

Cheval

Cheval
Ronald Curchod
Rouergue 2023

Le long voyage de Cheval au fil de l’eau

Par Michel Driol

Un cheval – Cheval – au bord d’un étang, immobile. Il entend son nom. Il suit la rivière, rencontre un enfant et tous deux continuent de descendre le fleuve jusqu’à la mer. Voilà pour le résumé qui ne rend absolument pas compte de la beauté des illustrations et de la poésie de la langue qui introduisent le lecteur dans un univers à contempler.

L’album fait alterner des doubles pages porteuses d’une illustration – format large, à l’italienne – et des doubles pages blanches, porteuses du texte sur la page de droite, imprimé en orange. Ce dispositif confère à la lecture de l’album un certain rythme, lent, apaisé. Il faut savoir prendre le temps de contempler l’illustration, une magnifique peinture, tantôt en plan large, tantôt focalisée sur un animal, tantôt sur un détail. On est tantôt la nuit, avec des bleus profonds que trouent parfois une lumière, la lune ou les étoiles. Tantôt dans l’oranger généreux d’un lever de soleil. Tantôt dans le vert de l’eau où nagent des poissons et se reflètent des oiseaux. Chaque tableau, dans ses couleurs, dans sa composition, dans ses détails, dans son traitement est une invitation à prendre le temps de regarder, contempler cette nature ainsi magnifiée où résonnent les couleurs. Si l’on suit un fleuve, ce sont pourtant les verticales des arbres qui structurent le plus souvent l’espace, au point de rendre bien différentes les deux dernières illustrations, la ligne d’horizon entre ciel et mer et les oiseaux qui volent, puis la rotondité pure du soleil.

Quant au texte, il tire sa force poétique de son rythme et des larges blancs qui l’entourent, comme une façon de signifier le silence et la lenteur. C’est un texte qui parle du temps et du mouvement, de la rencontre et de la nature. Un texte à la première personne – c’est Cheval qui parle – et l’on ne peut s’empêcher de penser à la simplicité, au lyrisme, et au symbolisme de Paul Fort. Simplicité du lexique et du monde de la nature et de l’eau évoquées, nommées, avec précision et réalisme. Lyrisme du je qui s’exprime et découvre l’élan vers autre chose que ce qu’il connait. Symbolisme de ce voyage qui conduit vers le bonheur simple et la joie partagée devant le « plus beau matin du monde ».

Un superbe album qui va à l’encontre de bien des caractéristiques de notre monde moderne : la vitesse, la technologie, la compétition. Un album qui incite à prendre son temps, à contempler une rivière toujours changeante, et à écouter le chant des oiseaux et les bruits de l’eau. Plaisirs simples et tellement précieux !

Il va pleuvoir

Il va pleuvoir
Anne Herbauts
Casterman (« les Albums »), 2018

Au fil des eaux

Par Anne-Marie Mercier

L’attente de la pluie : une crainte, crainte d’orage et d’inondation, de projets « à l’eau » comme d’un pique-nique gâché… ou espoir, devant la végétation qui souffre, la température qui monte, les nuits étouffantes de canicule. On ne sait dans quel état d’esprit sont les adultes qui disent « Il va pleuvoir », mais on sait que les deux héros, de petits hérissons nommés Nour et Nils, ne s’en soucient guère ; mais ils constatent qu’on ne s’occupe pas d’eux ; ils contemplent le ruisseau, jouent avec leurs reflets, puis décident de partir, «avant la pluie», avant d’être enfermés par elle, car c’est bien de cela qu’elle menace les enfants. Ils descendent la rivière, abordent la forêt sous l’orage, qui ressemble un peu à celle de leur livre préféré, Pierre et le loup. Ils s’y font une cabane, s’endorment.

Tout cela est très paisible et rafraichissant. Les doubles pages de rivière et de nuages déroulent de belles aquarelles bleues et vertes, d’autres y ajoutent des crayonnés sur fond blanc, des papiers découpés, des effets de vitraux. Le texte répétitif, qui reprend la formule du titre comme un leitmotiv, s’enrichit et enfle avec la rivière, développant la poésie du bois et de la nuit. L’image de la dernière double page déplie tout le chemin parcouru, comme le message envoyé par les deux petits aux grands :

« Tout va bien, on est sur une colline dans un abri de bois. On voit les montagnes au loin. Il a plu. Le même ruisseau court entre nous ».

Cette belle rêverie est aussi un récit d’exploration et d’indépendance.

Couler de source

Couler de source
Jean-Christophe Bailly
Bayard (« Les petites conférences »), 2018

Philosopher avec les enfants

Par Anne-Marie Mercier

« Entre 1929 et 1932, Walter Benjamin rédigea pour la radio allemande des émissions destinées à la jeunesse. Récits, causeries, conférences, elles ont été réunies plus tard sous le titre de Lumières pour enfants ».

La collection des « petites conférences » de Bayard, qui propose ces Lumières pour notre temps, est dirigée par Gilberte Tsaï ; c’est elle qui organise ces conférences prononcées à Montreuil devant un public varié depuis plusieurs années. Ce cycle de rencontres, créé il y a plusieurs années, explore le champ de la pensée sous des formes accessible à de jeunes auditeurs.
Ici, c’est Jean-Christophe Bailly qui, après avoir évoqué le langage, les images, les cinq sens et le livre, dans d’autres volumes de la collection, s’attache à ce qu’il y a de plus insaisissable, mais aussi de plus précieux, l’eau.
Le début de la philosophie consiste à faire porter son attention sur des choses simples : la pluie, une rivière, la rive, le pont, la cascade… chacun de ces éléments est le point de départ d’une réflexion, parfois d’une rêverie, de descriptions et de récits qui vont du microscopique au macroscopique, qui interrogent les paysages et l’Histoire, notre rapport au monde et à autrui. Des images, schémas et cartes aident à comprendre la forme de l’eau, sinon sa mémoire, et comment l’eau a formé la terre qui nous porte. Tout cela est beau, juste, vivant, vivifiant.

la reine des truites

La Reine des truites
Sandrine Bonini, Alice Bohl
Grasset jeunesse, 2016

Aventure de camping

Par Anne-Marie Mercier

lareine des truitesDeux enfants, un tout petit garçon et une fille pas beaucoup plus grande, se promènent dans la pinède proche du camping où ils passent des vacances. Ils n’osent pas s’approcher de la rivière malgré la chaleur et leur envie de s’y tremper : la présence d’une fille brune les en empêche – on devine qu’ils s’y sont heurtés la veille, mais on n’en sait pas plus. Bravant leur peur, par des sentiers détournés, il s’y rendent malgré tout, et font la rencontre qu’ils craignaient : il s’agit d’une fille accompagnée de son « armée », trois autres enfants, emplumés de feuillages et portant des bannières de branchages, qui entendent garder leur territoire et empêcher l’accès à l’eau.

Frayeurs, menaces, négociation, puis ruse feront que les deux groupes n’en feront plus qu’un, réuni dans la joie de l’eau.

Le récit est charmant, avec les angoisses et les défis de l’enfance, et surtout la poésie des lieux, rendue avec délicatesse par les belles aquarelles présentant des décors forestiers et aquatiques.