Réfugié n’est pas mon nom

Réfugié n’est pas mon nom
Kate Milner traduit par Olivier Adam
La Martinière jeunesse 2023

Expliquer l’exil…

Par Michel Driol

Les premiers mots de l’album fixent un cadre tout en douceur et simplicité. « On va devoir partir, m’a dit maman. C’est devenu trop dangereux ici. Tu veux que je t’explique comment ça va se passer ? » Puis c’est la voix de la maman que l’on entend, qui explique le départ, les conditions d’un voyage qui sera rude dans un confort sommaire, la longueur des marches qu’il faudra faire, l’ennui probable durant les longues attentes, la promiscuité… avant de pouvoir enfin défaire les bagages et commencer à comprendre les gens autour.

Voilà un album qui évoque la question des réfugiés à hauteur d’enfant, dans la relation émouvante entre une mère et son enfant. Le dispositif narratif, avec une grande efficacité, conduit le lecteur à s’identifier à l’enfant qui va partir, en l’invitant à répondre aussi à quelques questions. Quel est le truc le plus bizarre que tu aies mangé ? A quoi joueras-tu pour te distraire ? Questions qui prennent tout leur sens ici. Comment parler d’un voyage dangereux et long à un enfant ? Comment lui expliquer que, du jour au lendemain, il va devoir tout quitter pour un ailleurs incertain ? Se mêlent dans les propos de la mère les mises en garde, la volonté de s’assurer l’accord de son fils, et quelques petites choses positives à quoi se raccrocher…  les découvertes qu’on fera, les nouveaux plats, le plaisir de voir de nombreuses voitures et camions. Ces petits riens dérisoires apparaissent comme une maigre consolation face aux pénibles épreuves  évoquées par la mère. Si le texte au futur laisse à imaginer ce que sera le voyage, le parti pris de l’illustration est tout autre. Il s’agit de montrer la réalité de ce que vivent les migrants. De façon récurrente revient l’image de l’enfant, toujours en pied, passant par toutes sortes d’émotions et de sentiments, de la joie à la tristesse, de l’épuisement à l’étonnement, toujours accompagné de ses deux attributs : son sac à dos, pas trop lourd pour qu’il puisse le porter, et son doudou dont il ne se sépare pas. C’est aussi la réalité des autres, une possible grand-mère à qui on dit adieu, d’autres migrants, autres toujours montrés en grisé, jusqu’à l’arrivée, où les couleurs reviennent, symbolisant l’espoir d’une nouvelle vie. Ainsi au chat en grisé des premières pages succède un chat marron dans les dernières pages. C’est enfin un album qui évoque, par son titre qui est aussi sa dernière phrase, la question de l’identité et de la nomination. Réfugié n’est pas ton nom, belle façon de dire à cet enfant, et à tous les lecteurs, que derrière ce mot commode de « réfugié » se cachent des vies, des identités, des parcours, et ce qu’il a fallu de courage pour fuir un danger et en affronter d’autres.

Au travers de ce qu’on sent d’amour de cette mère pour son fils, c’est un album qui aborde sans faux-semblants la question de l’exil des enfants, avec une grande sensibilité et de façon très émouvante. Comment ne pas s’identifier à cet enfant ? Comment ne pas s’identifier aussi à cette mère qui doit préparer son enfant à vivre des choses qu’on ne souhaite à personne ?

 

Sucrer les fraises

Sucrer les fraises
Odile Hennebert
CotCotCot éditions 2023

Bribes de vie…

Par Michel Driol

Sur chaque double page, une illustration, avec, à chaque fois, une touche de rouge. Rouge de la vieille dame de la couverture, assise sur un banc,  qui regarde en arrière. Puis c’est un pied de fraisiers que l’on repique, et une fillette qui cueille et mange une fraise. D’autres images encore évoquent la confection des confitures ou des gâteaux, les tartines, les tables des anniversaires, sans personne autour. Les images de l’enfance sont omniprésentes, de la cueillette au jardin au biberon, des bodies qui sèchent à la main adulte qui tend les fraises à une main enfantine…  Des images qui, à l’exception de trois ou quatre d’entre elles, sont des « natures mortes », des représentations de fruits, d’objets, des images dont l’humain est étrangement absent. Ces images sont en total contraste avec les textes, courts, qui les accompagnent. Evocation des faits et gestes des résidents d’une maison de retraite, un EHPAD, sans que l’on sache s’il s’agit de la même personne, une grand-mère, ou plusieurs. Mais est-ce si important ?

Sucrer les fraises… C’est bien sûr à la fois les saupoudrer de sucre, mais c’est aussi avoir les mains qui tremblent à cause de la vieillesse. Les illustrations et le texte engagent un étrange dialogue entre ces deux sens de l’expression-titre, entre le bonheur du printemps de l’enfance où l’on cueille les fraises et la détresse de la fin de vie. Ici on peut se raconter une vie. Ainsi commence ce beau recueil qui évoque le temps, le temps qui a passé, le temps des souvenirs, le temps que l’on n’a pas à accorder aux pensionnaires, le temps trop long à passer. A travers une série de notations, écrites dans une langue très épurée, c’est quelque chose de poignant et de bouleversant qui se dit de la fin de vie et des pertes qui l’accompagnent. Perte des repères temporels, mais aussi spatiaux, perte du sens de la conversation, devenue décousue, perte du contact avec les autres, perte de la communication aussi entre les jeunes infirmières et les vieilles résidentes qui n’ont plus de cultures et de références communes.  Que reste-t-il quand les mots ne sont plus là, quand A force de se souvenir des souvenirs, on les use ? Le silence et la solitude, des petits riens qui forment peut-être un grand tout, celui d’une existence anonyme, individuelle ou collective. Cette fragilité des êtres qui vont partir, dont le langage, la mémoire, les souvenirs sont déjà partis, est évoquée au travers de courtes notations,  comme saisies au vol : paroles, réflexions, discussions, gestes constituent une poésie du quotidien, proche finalement des poèmes-conversation d’Apollinaire. Une poésie qui suggère, qui laisse le lecteur remplir les blancs du texte, les laisser résonner sur la page au milieu des blancs de l’illustration, avec beaucoup de tendresse et d’empathie.

Impossible de lire ce recueil sans se souvenir d’une grand-mère, mais aussi sans penser qu’il évoque, comme en filigrane, la condition des femmes, à travers ce « elle » omniprésent. Femmes qui vivent plus longtemps que les hommes, femmes qui ont travaillé peut-être comme télégraphistes, femmes qui ont fait les confitures, lavé le linge et dont la vie s’achève ici dans la solitude, l’oubli, l’incompréhension. Femmes que l’autrice a rencontrées lorsqu’elle travaillait comme psychologue dans une maison de retraite.

Un premier album émouvant, plein de finesse, qui relie l’enfance et le grand âge, qui laisse entrevoir avec pudeur et respect les pensées, émotions, attentes et désespoirs des pensionnaires d’un EHPAD, un album qui parvient à éviter de parler de la mort pour dire, avec beaucoup de poésie, la fragilité de nos vies.

Le Citronnier

Le Citronnier
Ilia Castro – Barroux
D’eux 2023

Comme une ballade sud américaine

Par Michel Driol

Elle est née dans un pays où la guerre et la dictature font rage. Partout, dans la ville, on peut lire sur des banderoles : el silencio es salud, le silence, c’est la santé. Lorsque ses parents reçoivent des camarades et que, pour la protéger, sa mère l’éloigne de la maison, elle se réfugie en haut du citronnier du jardin. C’est de là-haut qu’elle entend le bruit terribles des bottes, puis celui de la fusillade, encore plus terrible.  Alors elle se met à pleurer, et ses larmes deviennent une rivière, accompagnée d’une nuée d’oiseaux blancs, qui coule vers la mer, où un citronnier pourra pousser.

Disons le tout de suite, ce n’est pas un album facile, un album qui édulcore ce que furent les dictatures qui, du Chili à l’Argentine, pays d’origine de l’autrice, ont semé la terreur durant des décennies. Barroux n’hésite pas à montrer des condamnés, yeux bandés, attachés à des poteaux d’exécution, ou à illustrer ce que dit le texte des corps qu’on lançait vivants du haut des hélicoptères. Sans doute faut-il cet ancrage dans le réel pour permettre au jeune lecteur d’entrer dans le côté plus poétique et fantastique de l’album qui passe aussi par l’illustration, comme ces deux ogres soldats prêts à dévorer la petite maison. Dans leur violence expressive, les illustrations de Barroux sont en parfaite harmonie avec la dure âpreté du texte. Deux parties bien distinctes se succèdent dans le récit. Une première très réaliste, qui dépeint la vie d’une famille d’opposants à la dictature, la clandestinité, le secret, les livres qu’on enterre dans le jardin. Vue par les yeux de  cette petite fille, c’est toute une vie cachée d’opposants qui est ici décrite, avec la distance de ce regard enfantin qui laisse le jeune lecteur de 2023 imaginer ce qu’a dû être cette vie quasi clandestine avec une fillette.  Puis une seconde partie qui bascule clairement du côté du merveilleux, avec ce torrent de larmes qui devient rivière emportant tout sur son passage. Ce qui réunit les deux parties, c’est la poésie du texte, une poésie de l’oralité (l’autrice est conteuse, et cela se sent dans l’écriture), une poésie sensible dès les premières lignes, avec ses anaphores, (silence pour la parole, mais pas vraiment pour les fusillades), ses répétitions, ses comparaisons, son travail sur le rythme.  Ce qui les réunit aussi, c’est la figure de l’enfant, anonyme, désignée simplement par Elle, dont le texte donne explicitement quelques caractéristiques (boule de feu, lucide et lumineuse) qui préparent le passage au fantastique. Le passage par le fantastique, la poésie, le conte donne un caractère universel à cette fable. S’y tissent avec subtilité plusieurs fils. D’un côté il y a l’opposition entre la parole et le silence ; parole interdite, dangereuse, possiblement subversive, pourtant magnifiquement incarnée ici dans cet album qui dit haut et fort ce que sont les dictatures et la possibilité d’un autre monde de paix. D’un autre côté, il y l’opposition entre ce régime dictatorial et le torrent de larmes qui peut le submerger. Larmes d’une petite fille, larmes du peuple, c’est ici la belle symbolique de l’eau qui purifie, qui revivifie, qui permettra de se reconstruire ailleurs. Ce passage par l’imaginaire, le symbolique suggère plus qu’il ne démontre que, comme dans les contes, les méchants seront vaincus, balayés par une force plus grande qu’eux, mais laisse le lecteur interpréter la nature de cette force, associée à l’eau et aux oiseaux blancs, une eau capable de nettoyer la guerre sale et obscure évoquée dans la première page.

A la fois très réaliste et très métaphorique, cet album sans concession ne laissera pas indifférents les lecteurs d’aujourd’hui qu’il touchera par sa poésie, ses symboles, et à qui il insufflera, sans aucun didactisme, la force de croire en une vie démocratique fondée sur la liberté de la parole, de l’expression, sur la liberté de lire ce que l’on veut et de vivre en paix.

Un million de points

Un million de points
Sven Völker
Helvetiq 2023

De double en double

Par Michel Driol

Au début, tout est simple. 1 point. Page suivante, 1+1, puis 2+2, puis 4+4… jusqu’à 524288+524288… Comme sur un livre à compter, au début on compte les points, puis, devant l’ampleur de la tâche, on fait confiance… Au début tout tient sur une page, puis il faut deux pages, mais, pour les deux derniers nombres, la page se déplie.

Graphiquement, c’est très beau. On explore ainsi un arbre, des fruits sur l’arbre, une coccinelle, un grille-pain, des confettis, des taches de rousseur, la pluie, un conteneur, des étoiles, des brins d’herbe, des grains de sable, les gouttes d’eau dans une piscine, des poils sur une petite souris, les particules dans la fumée d’une locomotive à vapeur, pour finir avec  le million de points dans la ville… atomes ? particules ? pixels ? Il s’agit moins ici d’un livre à compter, lesquels s’arrêtent en général sagement à 10, mais d’un livre destiné à donner une représentation d’un type de croissance mathématique, et de permettre de visualiser les grands nombres, là où les mathématiques touchent à la poésie en laissant entrevoir une image de l’infini. Et pourtant, la règle est simple. On double à chaque fois, mais, très vite, c’est à l’univers entier qu’on est confronté. Un univers représenté ici de façon à la fois colorée, réaliste et géométrique : des carrés, des rectangles, des bandes, des compositions symétriques, des alignements qui n’excluent pas la liberté formelle des courbes ou du désordre. Belle façon ludique et poétique d’illustrer les mathématiques comme une façon d’introduire un ordre dans le chaos du monde.

Un album qui a remporté le New York Times Best Illustrated Children’s Books en 2019, œuvre d’un graphiste berlinois dont c’est, à notre connaissance, le premier livre traduit en français, Un million de points tisse des liens utiles entre les mathématiques, l’art, la poésie… et l’imaginaire !

L’Arbre de nuit

L’Arbre de nuit
Isabelle Wlodarczyk – Xavière Broncard
L’Initiale 2022

Riches de nos différences

Par Michel Driol

Dans la jungle de Goa vit un arbre triste, sans fleurs. Mais, chaque nuit, un jeune indien vient le rejoindre, assiste à la floraison nocturne, ramasse les fleurs tombées, prépare une potion qu’il verse au pied de l’arbre, et repart, croisant les bûcherons en plein travail.

Fable, poésie, conte philosophique, il y a de tout cela dans ce bel album au format carré, un format qui incite à l’équilibre. Poésie d’un texte qui sait ne pas être trop bavard, un texte qui associe les notations d’une évocation très concrète de la nature à son humanisation (arbres qui parlent, ont des attentes), un texte dont les trouvailles verbales (un arbre en ciel, par exemple) vont de pair avec l’indicible, les mots secrets partagés entre l’arbre et le jeune indiens. Belle et judicieuse utilisation donc d’une langue poétique pour créer un univers à la fois lointain (Goa…) et proche (avec ces bûcherons qui détruisent), un univers que les illustrations de Xavière Broncard, à partir de papiers découpés, subliment pour donner à voir une jungle multicolore, traversée de nombreux animaux (toucans, éléphants… impossible de tous les citer), une jungle dont la vie et la luxuriance sont menacées par les hommes, pour ne laisser la place que d’un désert inanimé. Qui est cet arbre seul ? Un rescapé, un survivant d’une forêt primitive ? l’exemple prémonitoire de ce que vont devenir les autres arbres ? Si les hommes peuvent détruire la nature, ils peuvent aussi, à l’instar du jeune indien, la préserver, la sauvegarder, et peut-être la faire renaitre. Ce serait là un premier niveau de lecture, un texte parlant d’écologie et de destruction de la vie, de la biodiversité.

Mais ce serait passer à côté de ce conte philosophique qui aborde la question de la différence, ou des différences, tant par le texte que par les illustrations. Différences d’abord dans cette forêt entre les arbres, montrés tous différents par leurs couleurs, leurs formes, leurs tailles. Différences entre les arbres de jour, qui dorment la nuit, et cet arbre de nuit, qui se réveille la nuit. Différences et rapprochements entre les règnes végétal et animal. Les multiples animaux montrés vivent en symbiose avec les végétaux. Quid des hommes, montrés eux aussi dans leurs différences d’âge, de relation avec la nature ? Malgré leurs différences, le jeune indien et l’arbre seul partagent une relation, privilégiée, unique, échangent des mots, des secrets, et s’apportent mutuellement quelque chose que le texte n’explicite pas, laissant le soin au lecteur de l’imaginer. Il ne s’agit pas de réduire cette histoire à la sylvothérapie, mais bien de voir qu’il est question ici de guérir tant l’homme que la nature en dépassant nos différences par l’amitié, l’amour, la fraternité ou le respect… faute de quoi ne restera qu’une table rase et stérile. Mais à chaque lecteur de tirer ses propres conclusions à partir des propositions narratives et graphiques de l’album.

Un bel album, très métaphorique, très poétique, pour évoquer les relations entre l’homme et la nature et dire à quel point nos différences nous enrichissent, qu’il s’agisse de biodiversité ou de relations interpersonnelles. On saluera le travail des éditions L’initiale qui mettent à disposition, sur leur site, des fiches permettant de susciter de débats philosophiques à partir de leurs publications.

 

Moi aussi j’ai faim !

Moi aussi j’ai faim !
Coralie Saudo
Amaterra 2023

Dis moi qui te mange…

Par Michel Driol

C’est d’abord le plancton mangé par la crevette, à son tour mangée par le petit poisson, à son tour mangé par le gros poisson, mangé par le phoque, mangé par l’ourse blanche…

Cette histoire de chaine alimentaire est traitée sur le monde de la répétition et de la surprise. Dans une première double page, on a la formule récurrente « Oh là là, qu’est ce que j’ai faim moi », et la découpe d’une bouche ouverte, sur la page de droite, laissant apercevoir la couleur de l’animal suivant. Sur la double page suivante l’animal prédateur, qui se régale « Miam, du bon plancton, ou une belle crevette, dit… ». Et ainsi de suite, avec une logique qui fait passer du plus petit au plus gros dans cette histoire en randonnée qui respecte les chaines proie/prédateur… A chaque fois que l’on tourne une page, c’est une nouvelle surprise pour le lecteur, avec une dimension ludique dans les propos tenus, et la représentation stylisée des animaux (l’œil tourné vers l’arrière de la proie qui se méfie, l’œil tourné vers l’avant du prédateur qui va se régaler…). Le texte, simple et amusant, sait aller à l’essentiel, tout en dédramatisant, grâce au comique de répétition, cette chaine infernale dans laquelle chacun finit dans l’estomac de l’autre. Toute structure répétitive implique une chute qui clôt la série. Ici, c’est l’ourson, figure enfantine, qui s’adresse à l’ourse blanche, dans un « maman, moi aussi j’ai faim », illustré par un face à face touchant et plein d’amour d’une mère et de son petit… renvoyant le jeune lecteur à ses propres besoins et à la relation qu’il entretient avec sa propre mère capable de les satisfaire.

Un album qui joue sur la simplicité et la surprise pour évoquer joyeusement le besoin fondamental de tout être vivant, manger !

Une maman si pressée

Une maman si pressée
Sara Lundberg
Seuil Jeunesse 2023

L’Etourdi, ou les contretemps…

Par Michel Driol

Noa n’a aucune envie d’aller à la fête d’anniversaire d’Alma, qui commence à 2 heures. Mais sa mère s’aperçoit qu’il n’a pas de cadeau à lui offrir. Vite, direction centre-ville. D’abord un magasin de vêtements, où Noa oublie son blouson. Retour au magasin de vêtements. Puis un magasin de jouets, où l’on achète un diadème, mais où Noa oublie sa casquette, ce dont on s’aperçoit une fois dans le bus. Retour au magasin de jouets, puis nouveau bus, et arrivée enfin devant la maison d’Alma… Mais où est passé le cadeau ? Peu importe, car on découvre alors que la fête d’anniversaire n’aura lieu que la semaine suivante. De retour à la maison, Noa et sa mère se préparent à un dimanche où on ne fera rien.

Dépêche-toi, on est en retard… Combien de fois un enfant a-t-il entendu des constats, qui marquent bien des perceptions différentes du temps ? C’est ce que montre cet album, jusqu’à la caricature, car la maman est en avance d’une semaine, et que le texte parle de ses gestes aussi saccadés que ceux d’un robot ! On assiste donc à une course effrénée contre la montre, une course absurde puisque Noa n’a aucune envie d’aller à l’anniversaire d’Alma, qu’il connait à peine. Le voilà donc trainé au centre-ville, trainé, c’est bien ce que montre l’illustration qui oppose la mère, penchée en avant, et l’enfant, tenu par la main, tout droit… En ville, c’est le règne du trop : trop de clients, trop de gens, trop de choix dans les magasins, trop de monde dans le bus, trop de chaleur, des produits trop chers, et trop peu de temps avant l’heure fatidique. Tout est vu à travers le point de vue de Noa, son désintérêt pour les achats, ses oublis réguliers, son émotion et ses larmes lorsqu’il perd sa casquette favorite. La mère est présente à travers ses actions, ses paroles, et son rôle moteur. Noa n’a qu’à se laisser faire… et ses actes manqués sont sans doute comme une façon de dire qu’il est là, lui-aussi. Les illustrations, en pleine page, donnent à voir non seulement la silhouette de la mère et celle, plus fluette, de l’enfant, mais aussi toute une galerie de personnages muets, tantôt simples passants sans tête, comme une façon de montrer la jungle des villes, tantôt dans des petites saynètes où les regards sont éloquents. La chute est pleine d’humour, qui montre Alma avec un diadème sur la tête… et, sous forme d’un récit imagé, les tribulations incroyables du diadème oublié dans le bus.

Un album plein de tendresse dans lequel se reconnaitront, sans méchanceté, nombre de parents et d’enfants, pour dire qu’il faut prendre le temps de vivre, chacun à son rythme et que nous avons tous le droit à la paresse, comme une façon de résister aux pressions du monde contemporain.

Comment transformer une banane en vélo

Comment transformer une banane en vélo
Jerry Dougherty – Ravy Puth
Kata 2022

De la valeur et des échanges

Par Michel Driol

D’un côté, il y  a un couple, Michael et sa femme, vivant refermés sur eux-mêmes. De l’autre, il y a une bande d’enfants. Un jour, les enfants demandent une banane à Michael qui, tout en rechignant, la leur donne. Et quelle n’est pas leur surprise de voir les enfants revenir avec un tandem magnifique, dont ils affirment qu’il n’est autre que la banane. En effet, ils l’ont proposée au glacier qui en avait besoin contre un cornet de glace, proposé le cornet de glace au jardiner assoiffé contre une tondeuse à gazon hors d’état de marche, que la mécanicienne du dépotoir leur a échangée contre le vélo…

Voilà un album qui propose une petite leçon d’écologie et d’économie. La valeur des choses est fonction de nos besoins, et le troc une façon d’échanger des biens qui reçoivent ainsi une valeur ajoutée non négligeable. On passe ainsi d’une banane à un vélo, en échangeant, en recyclant dans son entourage. Il y a là de quoi s’interroger sur la notion de valeur, de propriété,  sur tout un système économique. La banane ne vaut un vélo que parce qu’elle a été échangée, ce qu’auraient été incapables de faire ses premiers propriétaires, présentés avec pittoresque comme « le vieux et grincheux monsieur Michael et son-épouse-pas-si-grincheuse-que-ça ». Elle ne prend de la valeur que parce qu’elle sort du domicile, que parce que ses premiers propriétaires acceptent de la donner, que parce que les enfants la font entrer dans un circuit économique. Chaque objet ne vaut qu’autant qu’il répond à un besoin particulier, et vaut moins que l’objet que l’on donne en échange. Cette leçon prend l’aspect d’une petite fable, bien écrite, avec des formules récurrentes, comme dans les histoires en randonnée. En quelques mots, les personnages et les situations sont posés, souvent dans des dialogues pleins d’expressivité. Les illustrations montrent des enfants très différents, souriants, dans un univers coloré et plein d’harmonie.

Une fable économique et écologique qui évoque avec humour la protection de l’environnement, la camaraderie, la débrouillardise et le partage, car les enfants, par honnêteté, rendent le vélo au propriétaire de la banane.

Capitaine Maman et le musée d’archéologie

Capitaine Maman et le musée d’archéologie
Magali Arnal
L’école des loisirs, 2022

Archéologie sans frontières

Par Anne-Marie Mercier

Le troisième volume de cette série met en scène une matriarchie : Capitaine Maman est une chatte, elle est accompagnée de Quartier-Maitre Mémé et de Chaton 1, Chaton 2 et Chaton 3, et d’un chiot surdimensionné par rapport aux autres personnages. Tous arrivent cependant à se caser dans un mini van qui les conduit vers l’aventure, dans les sables.
La découverte fortuite d’une tombe  antique accompagnée d’un trésor lance de nombreuses péripéties après que la capitaine a essayé en vain de travailler tranquille (belle occasion de montrer aux jeunes lecteurs comment s’organise un chantier de fouilles). Des pouvoirs de différentes régions concurrentes, les « autorités locales », viennent revendiquer la trouvaille, avec des soldats à cheval, des tanks, des hélicoptères, et des menaces.
Ruses, persuasion… tout finit bien grâce à l’organisation parfaite de Capitaine Maman qui est douée dans le maintien de la paix… et à son sous-marin. Un musée sortira de terre, co-administré par les anciens ennemis…
Les images lumineuses de Magali Arnal nous entrainent dans un monde de fantaisie drolatique qui égratigne gentiment la société de pouvoir, tout en regardant avec tendresse les morts des temps anciens et en traitant leurs restes avec douceur et respect.

 

La Forêt, l’ours et l’épée

La Forêt, l’ours et l’épée
Davide Calì, Regina Lukk-Toompere
Traduit (italien) par Roger Salomon
Rue du monde, 2022

Qui a vécu par l’épée, survivra par la bêche (fable écologique)

Par Anne-Marie Mercier

Un ours très fier de son épée (on songe aux ours en armure de Philip Pullman) s’en sert à tort et à travers. Un jour il coupe même une forêt. Peu après, l’eau inonde son habitation. Il part pour couper en deux celui qui est responsable de cette catastrophe, mais qui est-ce ?
Sont-ce les gardiens du barrage ? le sanglier qui a attaqué les gardiens ? Le renard qui a blessé le sanglier ? les oiseaux qui ont provoqué la maladresse du renard ? Ou bien serait-ce l’ours, qui a détruit la forêt des oiseaux ?
À la manière d’Œdipe, cherchant un coupable qui n’est autre que lui-même, l’ours comprend tardivement son erreur. Mais heureusement (on n’est pas dans une tragédie) tout est réparable : il protègera les autres animaux et, en replantant des arbres, il rendra aux oiseaux leur forêt, à la condition qu’ils soient un peu patients. La morale de la fable n’est pas difficile à saisir et on est ici dans un plaidoyer pour la protection de la nature facile à comprendre. Le lecteur peut en déduire (sans que cela soit dit explicitement) que détruire ce milieu revient à détruire sa propre maison.
Couleurs éclatantes sur fond blanc, bruns profonds, aquarelles légères, des images belles et expressives accompagnent cette fable bien rythmée. Les animaux sont un peu humanisés par quelques vêtements, mais pas trop ; ils sont présentés en pleine action ou dans des postures bien choisies et l’ours est très expressif. Ici l’écologie n’est pas une triste leçon.