Quelques minutes après minuit
Patrick Ness
Traduit (anglais) par Bruno Krebs
Illustrations de Jim Kay
Gallimard jeunesse, 2012
Lumière noire
Par Anne-Marie Mercier
Siobhan Dowd, dont L’étonnante disparition de mon cousin Salim vient de sortir en poche, n’a pas eu le temps d’écrire cette histoire dont elle avait eu l’idée et que Patrick Ness a écrite en lui rendant hommage. Elle est décédée prématurément d’un cancer et ce livre pourrait être un vade mecum laissé à un enfant qui aurait vécu la maladie de sa mère sans supporter le regard des autres ni sa propre culpabilité, son impatience et sa colère. Mais Patrick Ness ne traite pas cette histoire comme une leçon ou un récit de vie mais en fait une œuvre véritable, superbe, très noire et poétique.
Le jour, Conor subit les brimades de brutes de son collège, il enrage de ne plus exister véritablement aux yeux des autres, de ne voir son père, divorcé qu’à la sauvette, de cohabiter avec sa grand-mère venue s’installer à demeure pour soigner sa fille. La nuit, le jeune garçon fait un cauchemar récurrent : l’if qui fait face à sa fenêtre s’anime sous une forme monstrueuse et s’adresse à lui, pénètre dans sa chambre, le tourmente, cherche à lui arracher son secret. Une nuit, il lui annonce qu’il va lui raconter trois histoires en le prévenant :
– Les histoires sont les choses les plus sauvages de toutes, les histoires chassent et griffent et mordent.
– ça, c’est ce que les profs racontent. Mais personne ne les croit non plus.
– et quand j’aurai terminé mes trois histoires, tu m’en raconteras une troisième. […] et ce sera la vérité. Ta vérité […] celle que tu te caches, Conor O’Maley, est la chose que tu crains le plus ».
– Et si je ne le fais pas ?
– Alors, je te dévorerai vivant.
Chaque histoire pousse un peu plus Conor dans ses retranchements. L’if entre dans la vie diurne et accomplit des actes de plus en plus violents dont Conor réalise après coup que c’est lui-même qui en est l’auteur, sombrant dans des épisodes de folie tandis que sa mère agonise. Pas de happy end, sinon celui d’un retour à la présence à autrui : la grand-mère dure et meurtrie, l’amie stupéfaite et incomprise sont merveilleusement traitées. Conor avance jusqu’à la crise finale vers l’acceptation de ses émotions et de ses sentiments. Il se libère en disant enfin ce qui est resté enfoui en lui. Dire la vérité, se regarder soi même en face, pouvoir raconter sa propre histoire et faire face, telle est la leçon de l’arbre noir.
Les encres de Jim Kay, superbes, sobres et noires, accompagnent ce récit hanté et ancré dans le réel. Sans en faire un traité ni une leçon, P. Ness montre toutes les formes de la souffrance à travers son personnage et pose la question de la part de responsabilité de chacun dans son malheur. Il dit des choses très justes sur la solitude de ceux qui souffrent.
Au moment où tant de romans montrent des enfants face à la maladie de proches sans jamais entrer dans le cœur de la noirceur, celle de l’intériorité des êtres, Patrick Ness réussit le tour de force de proposer une fable fantastique plus vraie que tout ce qu’on peut lire. On retrouve sa capacité à utiliser les genres comme le fantastique et la science fiction (voir son magnifique cycle du Chaos en marche) pour toucher au cœur des émotions et de la vérité humaine. Ce livre qui tient en haleine, beau et juste, va au bout de la noirceur et il en sort une lumière qui ne doit rien à l’artifice et à la facilité : quel changement ! (voir chronique suivante)