Lâcher sa main

Lâcher sa main
Séverine Vidal

Grasset jeunesse, 2011

« Reflet secoué par les vagues »

Par Dominique Perrin

9782246780601.gifCe texte au titre et à la première de couverture attirants, entre confidence et journal de bord, peint la conversion d’une adolescente à la posture adulte, à la faveur d’un voyage d’abord rêvé par d’autres et pour d’autres, finalement voulu et vécu. La singularité existentielle de cette protagoniste au parler très contemporain tient à ce que les élations propres à sa situation de lycéenne s’offrent sur fond d’une relation monoparentale en partie inversée : mère non seulement  originale  – magistralement – mais souffrant de folie au sens psychiatrique du terme, père non identifié, autonomie lourde à porter et dépendance réciproque avec la mère.
Le récit n’évite pas tous les écueils de la jeune tradition dans laquelle il s’inscrit : amours triangulaires de la narratrice avec deux garçons amis et rivaux, indifférence scénaristique au réel des contraintes économiques et des barrières qu’elles sont susceptibles d’opposer au désir d’épanouissement d’un personnage sans ressources financières identifiées. Mais il contient aussi sa part d’imprévisibilité et partant de beauté : au cœur du désir de la narratrice, il y a un voyage vers le nord – et non vers le sud -, longtemps par canaux – et non seulement par mer ; le triangle amoureux se voit démythifié, au profit d’une évocation assez juste de la réversibilité si difficile à penser entre maturité et fragilité à l’adolescence ; les adultes représentés ne sont, à quelques exceptions ponctuelles près, pas plus caricaturaux que leurs homologues adolescents. Enfin, et peut-être surtout, c’est bien sous ses cent visages étranges et familiers que la « folie » est évoquée, plutôt que sous aucun.

 

La boîte des papas 4

Alain Le Saux
La boîte des papas 4

Loulou et cie, 2011

Trop de coffrets « papa » tue l’inspiration

Par Dominique Perrin

papa207744.jpg   On retrouve avec plaisir le trait d’Alain Le Saux, dont la bonhomie apparente semble porter en elle tout un rapport au monde, fait de tendresse incisive et d’acuité rieuse. Le récent quatrième coffret consacré aux « papas » atteste pourtant que la magie du style ne peut enchanter tous les projets. Il s’agit là de quatre petits livres subordonnés à une double fin relevant clairement de la rationalité instrumentale chère à l’Occident : représenter les rapports père-fils (il semble difficile d’y voir plus génériquement des rapports père-enfant) et faire parler sur eux ; susciter l’apprentissage précoce de quelques fondamentaux scolaires (pouvoir mobiliser quelques verbes à l’infinitif, associer un sujet constant à différents verbes, un verbe constant à différents objets, transformer des verbes en substantifs, avec quelques fausses pistes).
Cette ode aux relations père-fils est efficace au regard de ses finalités, ce qui n’est pas peu ; mais elle est étrangement, puissamment dénuée de poésie, de fantaisie vraie, de confiance accordée aux lecteurs adultes et naissants – dont la moitié se trouve exclue sans cérémonies.

Le grand cheval bleu

Le grand cheval bleu
Irène Cohen-Janca
Maurizio A.C. Quarello

Rouergue, 2011

« Bleu comme le ciel de Trieste »

Par Dominique Perrin

     « Un jour de 1974, un immense cheval bleu, accompagné d’un cortège de malades et d’artistes, a vraiment parcouru les rues de Trieste. Il était le symbole de ce mur entre la ville et l’hôpital que le docteur psychiatre, Franco Basaglia, voulait abolir. Il m’a inspiré cette histoire… »
Un voyage vers l’Est et vers le Sud  – l’Italie vue depuis Trieste –,

Un voyage dans le passé – les années 70 et le mouvement de contestation de la crimininalisation et de la relégation des malades mentaux –,
un voyage dans la société – la mère du narrateur est lingère au grand hôpital psychiatrique de San Giovanni –,
un voyage dans le vivant – le personnage central est un cheval de charge –,
un voyage dans les âges de la vie – le narrateur passe de l’enfance à l’adolescence, le cheval auquel il consacre son témoignage approche de la fin de sa vie –
un voyage dans les possibles politiques – des débats naissent, des mondes étrangers se rencontrent, des paupières battent –
un récit très ample et très bref, ouvert sur des pages vierges et des illustrations en noir, blanc et bleu comme un rivage sur l’élément liquide.

Ecoute les bruits des saisons

Delphine Gravier-Badreddine,
illustrations Henri Galeron, Donald Grant, Pierre-Marie Valat

Ecoute les bruits des saisons

Gallimard, Premières découvertes, 2011

Science, poésie et son : sous-continents communs à explorer

Par Dominique Perrin

sais2070637683.gif Un livre sonore invitant à tendre l’oreille aux « bruits des saisons », la chose est engageante aussi bien pour les amateurs de documentation que pour les amateurs de poésie. C’est à une rencontre de ces deux horizons qu’on assiste ici avec plaisir ; la modestie de ses moyens et de ses ambitions donne cependant à songer sur les possibilités que pourraient ouvrir un télescopage plus audacieux et plus fécond du travail sur le pouvoir évocateur des mots, sur celui des images et sur celui des sons – au service d’un  authentique point de vue scientifique sur la planète comme milieu et comme système.

Gustave est un oiseau

Gustave est un oiseau
Claire Babin, Olivier Tallec

Adam Biro, 2004

De la métamorphose comme principe de connaissance

Par Dominique Perrin

gustaveestunoiseau.jpgGustave est un oiseau s’insère dans une série de « Gustave » dont chaque maillon initie le jeune lecteur  à un aspect de la nature, et dessert un projet général de type documentaire – mots clés en gras, documents photographiques et glossaire explicatif à l’appui. Mais l’habillage est résolument narratif et littéraire ; l’embrayeur poétique de chaque ouvrage est constitué par une « métamorphose » de Gustave – petit garçon rêveur qui se transporte ici dans le point de vue d’un oiseau rayé de rouge et de jaune comme son pyjama. Idée intéressante ! Mais c’est au plan de l’écriture que le bât blesse : soigné certes, le texte semble emprunter ses critères à la rédaction scolaire du milieu du siècle dernier.  Le dessin est beaucoup plus stimulant, à commencer par ses décalages délibérés et féconds avec ladite rédaction modèle.

Le Vent à pleins poumons

Le Vent 
Edith de Cornulier-Lucinière, Sara
La Joie de lire, 2010

Le Vent à pleins poumons

Par Dominique Perrin

levent.gifLes pages de cet album semblent d’une épaisseur et d’un grain qui évoquent la feuille d’arbre – et sans doute un peu, par là, les étapes qui ont permis leur fabrication. De fait, tout ce qu’on trouve sur ces pages semble, avec vigueur et résolution, rendre présentes des choses très simples et incarnées. « Arzel respire à pleins poumons » ; le vent l’aspire, brasse ses cheveux et vêtements, le malmène avec franchise, le pousse et l’emporte ; ses sensations, cumulatives, prennent toute la place dans des doubles pages dont la matérialité première – jeu sur quelques tons, impression d’encres bues par le papier et de découpes créatrices de mouvement – est affirmée. C’est le récit d’une lutte d’enfant avec un élément fascinant qui lui inspire, comme un besoin et une envie, de crier, inventer, sentir, apprécier de sentir.

Plastique des sensations

Couleurs à sensation
Isabelle Gil

Rouergue, 2010, coll. Yapasphoto

 Plastique des sensations 

Par Dominique Perrin

CouleurSensation.gifCouleurs à sensation est un petit livre intégralement dédié à l’image et aux « cinq sens ». Il est, d’abord, tout couleur, avec un bonheur puissamment contrasté de double page en double page. On s’aperçoit ensuite qu’il est tout jeu abstrait de formes et de structures : les couleurs si proches, et mêmes communes, de la barbe à papa ( ?) et de l’éponge ( ??) ou de la mie de pain ( ???) dessinent pourtant des univers d’une absorbante différence. De l’équation des couleurs et des formes résulte de façon directe l’évocation du goût et du toucher, et parfois de l’odeur. Tentons de dire la dynamique, et certes non la fin de ce voyage d’exploration photographique :  il apparait enfin aussi que c’est tout simplement, tous yeux et peau dehors, de lumières que nous entretiennent ces images.

Un imagier  susceptible de former l’intérêt pour un certain cinéma, que les enjeux plastiques du cadre, de l’éclairage, et du coup du plan continueraient d’intéresser autant que les scénarios préétablis ?

Pour grandir, il faut

Pour grandir, il faut
Catherine Grive, Jean-François Spricigo
Rouergue, 2010, coll. Yapasphoto

Comment présenter un livre tout neuf, qui semble là très au-delà des conditions de son apparition – à l’image des êtres auxquels il s’adresse, et de ceux qu’il montre ? 

Par Dominique Perrin

PourGrandir.gif Pour grandir, il faut est de ces entreprises qui prétendent – et démontrent – que la photographie noir et blanc a une vocation sans égale à rendre compte de la situation de l’humain entre le commun et le particulier, le collectif et l’individuel. Les images s’y insèrent dans une lignée artistique associable au nom de Doisneau. Mais (car il y a sans doute un « mais » concernant cette référence très partagée et sa fraîcheur parfois perdue) leur association avec un  texte aussi choisi que laconique donne à l’ensemble un statut comme réinventé de poème et de récit.

Ce récit met en image, comme l’indique la présentation finale, des « étapes de l’enfance » (perspective un peu solennelle), mais délicieusement improvisées, fugaces, graves et  pas sérieuses. Les mots portés ici sous le regard, la langue et les oreilles sont les immenses vocables qui, pour référer à la substance réelle de « tous les jours », sont loin d’être prononcés journellement. « Manger », « se laver », « jouer », « courir » sont certes le quotidien verbal des jeunes lecteurs ; mais « naître », « s’éveiller », « contempler » ? et, en construction absolue, « manger » (être un être mangeant), « rester », « hésiter », « attendre » (être un être en suspens), « aimer » (être un être aimant) ?
La dernière page ouvre sur une photo un peu floue et le verbe : « S’imaginer ».

Chagrin d’ours

Chagrin d’ours
Gaëtan Dorémus

Autrement, coll. Histoire sans paroles, 2010

Pour lire avant de lire…

Par Dominique Perrin

    Chagrin d’ours est l’un des derniers titres d’une collection à la silhouette unique, et au catalogue remarquable.

Sa première originalité est matérielle : présentation dans un fin étui de carton au long format à l’italienne, suscitant des attentes, à tout le moins des questions. La découverte de l’objet apporte de vraies réponses : l’écrin de carton, s’il se retire à la manière d’une première peau, fait pleinement partie du livre. Il assure des fonctions paratextuelles indispensables : associer une aura graphique à  un titre, un nom d’auteur et un nom d’éditeur, offrir une présentation éditoriale – ce que ne fait nullement la couverture proprement dite.
En effet, l’objet à lire est pratiquement nu de signes alphabétiques. A l’exception très circonscrite des pages de garde, point de messages écrits, mais un dessin fait pour être exploré, interprété, approprié. Dans Chagrin d’ours, c’est « l’histoire » – ou poème-graphique-narratif – d’un grand ours à qui d’autres animaux ravissent son petit ours ; c’est le conte, à structure dite de randonnée, d’une quête douloureuse mais pleinement déterminée, celle d’un « doudou » très attachant et très léger, par un vrai ours que sa course derrière successivement un loup, un lion, un oiseau et un éléphant narquois ou mal intentionnés transforme physiquement et moralement.
Les épreuves endurées sont importantes : frustration mainte fois renouvelée, affrontement à l’espace et aux éléments, colère immense et châtiment des adversaires par la dévoration. Mais au bout du compte, à l’orée de l’épuisement et de l’espace terrestre, rencontre d’un tiers compatissant, recouvrement de l’objet aimé, réjection des adversaires, quiétude sur la grève. La carte du monde discrètement figurée à l’intérieur des première et quatrième de couverture a complètement changé ; la mosaïque initiale d’espaces géographiques cloisonnés est devenue un espace aux caractéristiques multiples, aux habitants mobiles – ceux-ci ayant renoncé, en même temps, à leur couronne, et à leur isolement. 

Le bon moment

Géraldine Alibeu
Le bon moment

La joie de lire, 2011

Lire et suspendre une course folle

 Par Dominique Perrin

bon m080939.jpgLe bon moment offre posément à des lecteurs de tous âges ses vastes dimensions, ses formes et ses couleurs longtemps soupesées. C’est l’un de ces livres dispensateurs de calme et d’attention renouvelée, alors qu’ils semblent contenir toute l’impatience présente du monde. Autant dire que l’ouvrage est à la hauteur de la question sur laquelle il repose, et que les citoyens incertains de l’ère de la globalisation ont si fort besoin de se reformuler. Quel est « le bon moment » ? La réponse, hormis celle de l’étoile, n’est en aucun cas éludée : c’est le moment d’entrer dans cet album pascalien et aérien, qui s’ouvre sur une réponse d’enfant et dont les images sont sorties, patiemment, d’une machine à coudre, durant le temps d’une résidence d’artiste.