Gravenstein

Gravenstein
Øyvind Torseter

La joie de lire, 2011
Traduction (norvégien) par Jean-Baptiste Coursaud

Des pommes, de la maraude et de l’humanité comme aventure

Par Dominique Perrin

graven9080922_1_m.jpgEn une soixantaine de doubles pages composant un bref prologue et deux « chapitres », Gravenstein installe ses personnages –  un « bébé Elephantman », une toute jeune fille au costume de féline et son père au costume passe-partout – dans un monde aux accents curieusement réalistes. Comme dans Détours (La joie de lire, 2010) mais cette fois dans un petit format agréable à manier, le lecteur est invité à transiter d’une ville moderne vers une campagne parsemée de bâtiments à demi écroulés ou bâtis. Mais la « nature » est ici hantée de hauts filets grillagés en plus ou moins bon état de marche, et la société représentée obsédée par les pommes jaunes « gravenstein ».
Comme dans Détours, consentir au parcours narratif parfaitement original et essentiellement visuel proposé par Torseter donne généreusement à méditer, sur les rapports entre fond et forme, et sur ce monde où les pommes vendues à prix d’or en ville sont ailleurs bonnes à lapider ceux qui les maraudent, où les vaches s’avèrent aussi peu considérées que les originaux qui s’intéressent à elles – mais où coulent  aussi avec assurance les rivières de l’aventure.

Les poètes ont toujours raison

Rascal
Les poètes ont toujours raison

L’Edune, 2011

Poèmes pour viatique

Par Dominique Perrin

Les poètes ont toujours raison » : le titre de l’anthologie adressée par Rascal aux derniers nés des « frères humains » chers à François Villon s’entend de multiples façons. Le « toujours » y est entre autres chronologique : c’est de durée qu’il est question, au premier chef dans la dédicace de l’auteur à son père, et dans le témoignage autobiographique liminaire qui relie la mémorable découverte de la poésie « sur les bancs de l’école » au geste du cueilleur-semeur adulte assemblant son bouquet de poèmes et d’images.
Du quasi haïku de Guillevic aux enjambées fantastiques des strophes de Rutebeuf, douze poèmes de langue française sont rendus magistralement présents, douze poètes – scrutant ou désignant chacun à leur manière les marges des différents systèmes de domination de leur temps – retrouvent leur aura de vivants dans des portraits qui refusent tout rajout aux poèmes, mais apportent au lecteur, rencontre imprévisible, une vision des sujets aigus, inquiets et désirants qui les écrivirent

 

Le petit bonhomme pané

Olivier Douzou, Frédérique Bertrand
Le petit bonhomme pané

Rouergue, 2011

En toute candeur pontienne

Par Dominique Perrin

Dans une basse-cour, un tout petit bonhomme transparent accède à la visibilité en prenant un bain d’œuf et de miettes, trouvant dès lors en un vieux croûton et une mère poule des ascendants putatifs. Cela ne consacre pas encore un avènement au monde, mais c’est le début d’une quête initiatique au sens le plus ample du terme. Le « petit bonhomme pané » parcourt le vaste monde – forêt, collines, montagnes, champ de coquelicots -, aiguillonné par le désir d’interroger le « nuage à âge ».

Que cette « panne de naissance » (comment ne pas citer ce jeu de mots, à défaut des « pontines » qui jalonnent le récit ?) trouve sa résolution ultime parmi coussins, poussins et bougies dans le « château d’Anne Hiversère » coule dès lors de source, dans un univers polarisé par le rapport au langage et le merveilleux pontiens. Etre à naître ou être né ? Allégresse communicative et liberté créatrice irradient cet album subtilement original, dans lequel on peut entendre, au texte et à l’image, un récit de tous les commencements humains, qu’on les situe avant, pendant ou après la vie intra-utérine.

Boucle d’or et les trois ours

Olivier Douzou
Boucle d’or et les trois ours

Rouergue, 2011

 Boucle d’or, dans l’alphabet des chiffres

 Par Dominique Perrin

Boucle d’or et les trois ours, une histoire chiffrée, voire une histoire de chiffres ? Une décennie après la version géométrisante de Rascal (Ecole des loisirs, 2002), Olivier Douzou donne un corps littéral à cette intuition tout droit issue d’une fantaisie d’enfant. Le conte est là, transmis dans sa fraîcheur et sa simplicité retorse ; l’image espiègle et sérieuse en offre une interprétation plaisante, d’une évidence renouvelée : dans l’algèbre virtuose et désinvolte de la culture humaine, le conte offre une mise en équation du connu et de l’inconnaissable, dédiée à la célébration ludique des formes symboliques sorties de l’esprit humain.

Le troun et l’oiseau musique

Le troun et l’oiseau musique
Elzbieta, conception musicale Sharon Kanach

Rouergue, 2012

Des sons et des bruits, de la musique et des chants d’oiseaux

Par Dominique Perrin

44665.jpgDu riche parcours d’Elzbieta dans les possibles de l’album contemporain, le Rouergue réédite l’une des réalisations fondatrices. L’album trouve sa puissance narrative et poétique dans le modèle plastique de la portée musicale et de ses groupes de notes, qui révèle ici l’étendue dynamique de ses possibilités. Le troun et l’oiseau musique (première édition Duculot, 1984) s’offre comme une partition à la fois très libre et rigoureuse, composée par Sharon Kanach, qui raconte comment les « trouns » – comprenons les petits humains – conquièrent progressivement, passionnément, et dans tous les sens… l’espace sonore.

Pour aller loin

Pittau et Gervais
Pour aller loin
Gallimard, Giboulées, 2011

Français, encore un effort pour promouvoir le développement durable

Par Dominique Perrin

Pittau et Gervais, Pour aller loin, Perrin, Gallimard, Giboulées, 2011De conception plutôt généreuse, ce livre-jeu offre huit puzzles en forme de nuages, accompagnés de textes poético-explicatifs permettant au jeune lecteur-joueur-dessinateur d’esquisser la silhouette de huit « moyens de transport » permettant d’« aller plus loin ». On peut toutefois difficilement s’empêcher de regretter la relative pauvreté du propos général. Si l’ouvrage se termine plaisamment sur le vélo et sur le pied, les nuages qui environnent l’avion (très classiquement assimilé à une sympathique hirondelle), le camion, la moto et l’auto ne sont pas commentés, et moins encore distingués de ceux qui environnent train et  bateau (on pourrait penser ici aux péniches). Le moins qu’on puisse dire est que la complaisance toujours savamment entretenue chez les enfants du 21e siècle pour les engins à moteur n’est guère tempérée.

Rollinettes

Rollinettes
François Rollin, ill. Benjamin Chaud

L’Edune, 2011

Humour sans cosmétique

Par Dominique Perrin

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« Jusqu’à l’âge de huit ans,
j’ai eu peur des loups.
De neuf à quinze, c’étaient les guêpes.
Depuis mes seize ans,
J’ai peur de la mort.
Sincèrement, j’aimais mieux le début. »

Difficile, singulièrement difficile de présenter ces « rollinettes », aussi efficacement que l’éditeur en quatrième de couverture (« Voici livrée à votre sensibilité une véritable somme de pensées profondes ») ou que Nicolas Bedos dans sa « préface délicieusement inefficace » (« Rollin ne s’achète pas, c’est lui qui nous loue »). Le recueil est, de fait, spirituel : avec légèreté, avec gravité, avec une exquise apparente candeur surtout – et aussi, importe-t-il peut-être de rajouter, avec beaucoup d’incorrection et de pudeur. Après cette lecture, toute la production des éditions L’Edune s’offre à la découverte du lecteur étonné et un peu rajeuni : pour l’esprit, beaucoup plus et beaucoup mieux que du champagne.

Le Croqueur de lune

Gudule
Le Croqueur de lune

Mijade, 2011

« Ribaudes » et princesses font-elles des personnages de conte ?

par Dominique Perrin

Découvrir ou redécouvrir des contes de tous les pays est toujours prometteur de généreux plaisirs sensibles et intellectuels – plaisir de la fraîcheur et de la proximité, mais aussi plaisir de la réminiscence et de la réflexivité. Les contes rassemblés ici sont issus de continents et de pays fort variés, et ont en tant que tels des charmes très singuliers. Cependant, leur appropriation écrite par Gudule n’est sans doute pas à même d’emporter la conviction de tous les amateurs de contes, et des plus sensibles d’entre eux à leur valeur anthropologique de témoins d’une culture populaire radicalement différente de la culture lettrée dominante. Le sexisme bon teint (le plus souvent passives, les femmes sont souvent assimilables aux « âmes de geôlières » que les hommes redoutent en elles) et la condescendance sociale (la « ribaude » est opposée à la princesse avec une complaisance stylistique manifeste) ont ici la part fort belle. Ces deux caractéristiques récurrentes sont de nature à restreindre le plaisir annoncé, et ne s’accordent que mal avec la préface du recueil, placée sous l’égide de princesses sagaces, sensuelles et désirantes.

11 contes des îles

Thierry Delahaye
11 contes des îles

Flammarion jeunesse, 2011

D’île en île – comme de texte en texte

par Dominique Perrin

 

Des dieux « pêcheurs d’îles » de la mythologie japonaise à la fiction documentée de Dumas sur l’île d’If, de l’épopée des Argonautes aux embardées des quêteurs de trésor de Stevenson, des explorations irlandaises de saint Brendan au dernier coup d’éclat du gouvernement des Maldives – en passant, bien sûr, par le mythe des Atlantes, le roman de Robinson Crusoe, l’histoire nourrie de mythes de l’Ile de Pâques, les relations de voyages plus ou moins véridiques touchant à Tahiti, et de façon moins attendue, aux amazones habitantes « d’un grand fleuve du Brésil »… les « 11 contes des îles » présentés par Thierry Delahaye ont tout de passionnant, pour le collégien comme pour le lecteur le plus aguerri.
La diversité des personnages, des lieux et des temps n’a ici d’égale que la diversité de statut des récits rassemblés, d’abord présentés sur un mode encyclopédique puis rendus sur un mode plus ou moins littéraire, toujours avec une grande concision. C’est là que se loge, du moins au premier abord, une forme de déconvenue pour qui se fie au titre de l’ouvrage : la narration n’est en fait jamais celle du conte au sens propre du terme, et la condensation extrême appliquée en particulier à l’épopée des Argonautes apparaît fort dépoétisante. A l’usage pourtant, l’intérêt du recueil est précisément ailleurs : dans une approche quasi documentaire de l’ensemble des récits évoqués, dont la juxtaposition permet, parmi des perspectives historiques, géographiques, culturelles et anthropologiques extrêmement variées, une fort belle réflexion sur la diversité de leurs sources et de leur statut épistémologique – entre mythe, littérature, témoignage et archives.

Détours

Détours
Øyvind Torseter
Traduction (norvégien) par Jean-Baptiste Coursaud
La joie de lire, 2010

Contre toute attente. Pari d’auteur, pari d’éditeurs

par Dominique Perrin

Un album pour la jeunesse ? C’est sans doute la question inévitable que pose la publication par La joie de lire de Détours, publié initialement à Oslo en 2008. Cet ouvrage d’un assez grand format à l’italienne offre une succession d’environ cinquante scènes, où les enjeux de la traduction en français ne se posent que très sporadiquement, la part du texte étant extrêmement réduite. La très grande étrangeté de l’ensemble ressortirait-elle dès lors à une autre difficulté de translation, que supposerait la diversité réelle des cultures au sein de l’Europe ?
Il n’y a là nul récit suivi, nul guidage du lecteur au sein d’un monde d’abord difficile à appréhender, habité ou parcouru par des personnages (« Mister Random & Midstream Ron » ?) difficiles à reconnaître, parfois quelque peu hybrides, en tous cas amateurs de costumes et de déguisements (cow-boys et soeurs de Fantômas par exemple). Le titre, Détours, fait référence aux aventures indécidablement mouvementées ou statiques desdits protagonistes, mais aussi à une technique graphique qui contribue au dépaysement complet du lecteur – dessin à la fois précis et cavalier au trait noir, grands aplats de couleur coïncidant de façon approximative avec le dessin
Avant d’évoquer le dépaysement possible du lecteur français rencontrant une œuvre norvégienne, il faut sans doute situer cette œuvre onirico-réaliste-atmosphérique aux confins du dadaïsme et de la « Nouvelle Objectivité » allemands – du côté de George Grosz par exemple – et du surréalisme. Là se joue, que la chose soit analysable ou non pour le lecteur, l’étrangeté majeure du livre : l’esthétique d’Øyvind Torseter est l’héritière d’une époque passée mais non révolue de l’art européen, celle de l’entre-deux-guerres.
A cette étrangeté historiquement signifiante s’ajoute avec évidence la marque d’une singularité d’auteur, en prise sur les possibilités actuelles propres de l’album en tant que genre. Sur un plan narratologique, l’ouvrage tient bien le pari de s’offrir contre toute attente, ou mieux, au-delà. S’il déconcerte la majorité des routines de lecture, il installe un monde d’une cohérence certaine, où les décors jouent un rôle central et absorbant. Etagères, planchers, rideaux, placards, escaliers, portes captent l’attention autant que les figures humaines, animales ou semi-animales qui semblent parfois simplement leur prêter contenance, au rebours des structures classiques de la représentation et de la perception, et avec des effets imaginaires d’une puissance semblable à celle des « décors » de certains contes de fées – lisières de forêts, portes de châteaux, huttes improbables.
Une telle puissance suggestive, finalement aussi prenante que déconcertante, gagne aussi, sans doute, à être inscrite dans la tradition ouverte et multiple d’un art brut européen dont l’empreinte  norvégienne pourrait ici tenir à la place prépondérante accordée au bois comme élément, et à une exploration particulièrement prégnante, très fine, de l’opposition entre intérieur et extérieur, confinement et ouverture. Des allusions possibles à la mort et à la sexualité se révèlent fort discrètes au regard de motifs structurants de la littérature pour la jeunesse, de la plus convenue à la plus expérimentale : dedans/dehors, intime/public, humain/animal, costumé/non costumé. Que les protagonistes mis en scène – silhouettes plus ou moins engagées dans l’action ou dans l’inaction – ne semblent nullement enfantins ou adolescents n’ôte rien à leur aptitude à vectoriser la rêverie de lecteurs non adultes, au contraire. Rencontrer des œuvres imperméables à des codes narratifs aussi omniprésents que peu universels n’est pas monnaie courante. Que penser donc des possibilités de réception d’un tel ouvrage, pourvoyeur, si ce n’est d’une histoire, d’un monde, et d’une temporalité (primé en Fiction jeunesse à Bologne l’année de sa parution, présenté en ligne comme accessible à partir de 14 ans) ? Rien de certain, ce qui est beaucoup.