Soutif

Soutif
Susie Morgenstern – Illustrations de Catel Muller
Gallimard Jeunesse 2021

Puberté, amitié, liberté

Par Michel Driol

Lorsque la poitrine de Pauline, qui a 13 ans, se met à grossir, elle se voit contrainte d’aller s’acheter un soutien-gorge. Toute seule et bien embarrassée. Toute à sa gêne et à  confusion d’avoir à choisir des vêtements si intimes, elle les met dans son sac. C’est son premier vol. Le vigile l’accuse. Finalement, elle s’en tire avec l’obligation d’aider Pénélope, la nièce de ce dernier, pendant quelques semaines. Pénélope est une punkette bien différente de Pauline, mais, entre les deux, une surprenante rencontre a lieu, faite de découverte de l’autre. Et c’est le début d’une merveilleuse amitié !

On retrouve dans ce court roman tout ce qui fait le charme et l’originalité de l’écriture de Susie Morgenstern : une façon de parler des problèmes et des préoccupations des ados, la vie familiale, l’école, la puberté, la découverte de l’amour, sans complexe, mais avec un ton plein enjoué d’humour et de fantaisie.  Pauline, la narratrice, est embarrassée au moment de passer à l’âge adulte, livrée quelque peu à elle-même dans une famille aisée où les deux parents sont avocats. Elle livre ses petits secrets et ses préoccupations dans une langue pleine de vivacité. Elle va se retrouver confrontée à l’altérité, face à Pénélope et à sa mère, et saura leur redonner le gout de vivre (et là on retrouve l’incorrigible optimisme de l’autrice, qui fait qu’on l’apprécie !). C’est par là que le roman échappe à la dimension purement individuelle et psychologique, pour mettre l’accent sur les différences sociales qui font que chacun risque d’être enfermé dans une catégorie, mais qu’il n’est pas de déterminisme si l’on rencontre les bons soutiens. L’important est d’accepter l’autre dans ses différences, et, de fait, de se transformer autant qu’il se transforme. Pas de moralisme donc, mais une envie de vivre et de gouter à la vie dans ce qu’elle a de meilleur. Le roman est illustré par Carel Muller avec des petites scènes de genre en noir et blanc dans lesquelles les personnages sourient le plus souvent, façon de montrer que le bonheur est à portée de main.

Un roman plein de dynamisme, une héroïne du quotidien, et une belle et improbable histoire d’amitié. Avec, en prime, une histoire du sous-vêtement féminin, depuis l’antiquité !

La Petite Boîte

La Petite Boîte
Yuichi Kasano
L’école des loisirs (« Loulou et Cie »), 2021

Une place pour chacun

Par Anne-Marie Mercier

On connait bien le conte de « La Moufle » dans lequel plusieurs animaux se réfugient dans un gant de laine pour se protéger du froid, gant qui finit par céder. Ici il s’agit d’une caisse en bois bien solide. Un renard y entre par jeu, puis un élan, puis trois canards. Jusqu’ici tout va bien.
Arrive un ours qui demande à les rejoindre et qui malgré leur refus arrive à y mettre les pieds, sans que la caisse cède, au grand plaisir de tous.
Histoire simple, à la chute surprenante par son inexistence, et où tout le monde est content, finalement. Les images ont un grand dynamisme dans leur enchainement, et une grande sobriété, aucun décor ne se superposant à la simplicité de l’action, elle-même réduite. Tout cela est léger, simple  et joli.

 

Aux filles du conte

Aux filles du conte
Thomas Scotto / Frédérique Bertrand
Editions du Pourquoi pas ? 2022

De la peur bleue à l’horizon rouge

Par Michel Driol

En 1975, dans sa chanson Une sorcière comme les autres, la regrettée Anne Sylvestre rendait hommage aux femmes en magnifiant et en banalisant la figure de la sorcière, et évoquait la place difficile des femmes dans le monde et le pouvoir du patriarcat. En 1981, Pierre Peju, dans La petite Fille dans la forêt des contes, proposait une poétique du conte. Il montrait comment, entre la maison paternelle et le château du prince charmant dont elle sera à jamais prisonnière, la fuite dans forêt constitue pour la petite fille l’espace qui l’entraine vers un ailleurs, l’état sauvage, la liberté, lui permettant, dans la parenthèse enchantée du conte, d’échapper aux rôles traditionnels. Le bel ouvrage de Thomas Scotto, qui cite Anne Sylvestre en exergue, se situe quelque part dans cette double filiation, en proposant  une sorte de manifeste porté par une voix de fille, archétype de toutes ces petites filles des contes, une voix qui fait écho avec la condition féminine encore aujourd’hui.

Elle évoque avec subtilité les mauvais traitements dont sont victimes les petites filles du conte sans jamais nommer les contes sources : un indice permet de reconnaitre Cendrillon, Raiponce, ou la Petite Fille aux allumettes, parmi d’autres qu’on ne citera pas ici. Des petits pois sous les matelas aux serrures… ce sont tous les supplices de papier qui sont ainsi évoqués. Elle évoque aussi la figure et le rôle des hommes dans les contes, qui décident à sa place, pour son bien, et ne lui laissent jamais le droit de mener la soirée à sa guise. Elle ne cache pas ses envies de s’ouvrir au monde, d’être autre chose, c’est-à-dire d’être elle-même, libre de ne pas toujours dire oui. Elle constate alors qu’entre ce pouvoir patriarcal, qui pourrait la contraindre à épouser son père, et son intégrité ne lui reste qu’une solution, la fuite. Et le texte se termine sur des futurs pleins d’espoir faits de liberté, d’invention, façon de tourner la page et de dessiner les contours d’un autre avenir possible, d’échapper tant à la maison paternelle qu’au château royal. C’est une ode à la liberté, un appel à vaincre ses peurs pour exister pleinement.

Ce manifeste féministe passe par l’imaginaire pour toucher et faire réfléchir sur des personnages et des situations durablement inscrits dans la mémoire collective de toutes celles et ceux qui ont entendu ces contes, et les invite donc à les questionner, en se demandant quelles valeurs ils représentent et si les principes qui les font agir ont vraiment changé. Cette relecture intelligente des contes ne passe pas par la théorisation, mais par la poésie afin de s’adresser au plus grand nombre, aux enfants en particulier, qui s’identifieront à l’héroïne des contes qui s’exprime tout au long de l’ouvrage, qui donne à entendre son point de vue, et non celui du conteur – Perrault, Grimm, ou Andersen. Les illustrations de Frédérique Bertrand montrent d’abord une petite fille bleue, petite dans la page, dans un monde fait d’escaliers sans fin, de volutes infinies – écheveaux de laine ou cheveux ?-. Puis, après la couture du livre, apparait le rouge et, avec lui, les sourires et la joie. A la page bleue du début correspond une page rouge. A chacun d’interpréter, bien sûr, ce symbolisme des couleurs, porté tant par le texte que les illustrations. Chacun choisira de la lecture qu’il veut faire des riches valeurs représentées par le bleu et le rouge. On se gardera ici d’en dire plus que les auteurs…

Un texte poétique, qui prend appui sur le puissant imaginaire du conte traditionnel, pour parler des aspirations très contemporaines à la liberté de toutes et tous, et à l’égalité entre hommes et femmes.

Le Printemps d’Aubaka

Le Printemps d’Aubaka
Didier Jean et Zad / Pierre-Yves Cezard / Caroline Taconet
Utopique 2022

Comme un Discours de la servitude volontaire.

Par Michel Driol

Lorsqu’il prend le pouvoir à Aubaka, le nouveau roi, Alexander XI, annonce qu’il va lever un impôt pour constituer une puissante armée. Devant le refus du peuple, il renonce. Mais, lorsque le Grand Ordonnateur annonce qu’un soldat est mort en patrouille, chacun obéit à l’ordre royal de mettre des barreaux aux fenêtres. Puis lorsqu’il annonce que les espions ont vu les ennemis aux portes de la ville, tout le monde prête mainforte pour construire des remparts. C’est alors que le jeune Milann revient d’un long voyage, et déclare qu’il n’y a pas d’ennemis dans les parages. Et Milann de sortir à sa guise de la ville, pour cueillir des plantes. Des caricatures du roi se mettent à apparaitre sur les murs, reprenant un bon mot de Milann. Caricatures aussitôt interdites, pour la sécurité de tous, par le monarque. Et lorsque Milann révèle la vérité sur la mort du soldat hors des murs, les soldats refusent d’obéir à l’ordre de le saisir, et tout le peuple sort de la ville. Comme on s’en doute, le roi quitte le château, par une porte dérobée, et s’installe la démocratie…

Cette histoire, inspirée d’une fable qui dit que, si on veut ébouillanter une grenouille, il faut la tremper dans de l’eau de plus en plus chaude pour qu’elle s’y habite, a des échos tristement contemporains. Jusqu’où sommes-nous prêts à sacrifier un peu de nos libertés pour un peu de sécurité ? Jusqu’à quel point sommes-nous prêts à croire les fake-news fabriquées par le pouvoir en place ? Que devient alors notre esprit critique et notre raison ? Qui sera celui qui dit que le roi ment, et que nos peurs n’ont d’autres raisons que sa volonté de nous museler ? Ce dont parle aussi l’ouvrage, c’est de la place du rire dans nos sociétés. D’un côté, on a le nouveau roi, que personne n’a jamais vu sourire, de l’autre on a l’esprit libre et fantaisiste de Milann et le pouvoir des caricatures. Le rire a bien le pouvoir de subvertir l’ordre établi, de libérer, et c’est pourquoi le pouvoir l’interdit. On le voit, cette fable pose de nombreuses questions, et ce royaume imaginaire, par bien des aspects, fait écho à notre monde contemporain. Avec finesse, car tout est ici suggéré plutôt que dit, montré à travers les actes et les paroles des personnages, ainsi que par les illustrations, le plus souvent en pleine page, qui nous plongent dans une époque volontairement indéfinie. S’il y a bien des lignes électriques, les machines pour construire les remparts sont celles des ouvriers du moyen-âge… Les costumes évoquent tantôt le moyen-âge, tantôt le XIXème siècle. A la fin ce sont des vêtements contemporains et des cartables sur le dos des enfants qui disent le présent. Tout cela contribue à montrer que ce texte est intemporel, et qu’il souligne le pouvoir de résistance qui traverse les époques, la force du peuple lorsqu’il est uni pour abattre les dictatures, mais aussi la façon dont certains pouvoirs instrumentalisent la xénophobie pour le maintenir en soumission. Les techniques employées pour l’illustration, crayonnés de Pierre-Yves Cezard, mis en couleur numériquement par Caroline Taconet,  évoquent la ligne claire de la bande dessinée. L’univers représenté n’est pas sans faire penser au dessin animé Le Roi et l’oiseau.

Un album qui répond parfaitement à son double objectif. D’une part, comme toute fiction, raconter une histoire captivante, aux personnages bien posés, d’autre part faire réfléchir, par l’entremise de cette fiction, à notre propre société, le tout à hauteur d’enfant… même s’il n’y a pas d’enfant héros dans cette histoire, juste un jeune homme libre !

Le Loup dans la nuit noire

Le Loup dans la nuit noire
Sandrine Beau – Illustrations de Loïc Méhée
D’eux – 2022

Jeux d’ombres

Par Michel Driol

C’est la nuit. Dans un lit se trouve un loup, qui petit à petit ouvre un œil, puis se lève, le tout avec une grande lenteur qui fait penser à la célèbre comptine Promenons-nous dans les bois. Puis il pousse une porte, et, après une page complètement noire, on découvre la vérité : le loup n’est une fillette qui sort des toilettes, après avoir dit « Maman, j’ai fini »…

Le texte, court, facile à comprendre, est réduit à des schèmes d’action qui commentent avec sobriété l’image. Il est saturé de l’adjectif noir, afin de créer une atmosphère liée aux peurs nocturnes. Tout est fait pour que le lecteur anticipe, sans savoir quoi. Que va faire ce loup qui couche dans un lit, vit dans un appartement ? Et la surprise finale est grande de découvrir que l’on s’est fait avoir par l’album, qu’il n’y a pas de loup, mais une fillette dont on peut penser qu’elle se prend pour un loup. Quant aux illustrations, elles ont surtout recours au noir, comme des ombres chinoises qui se détachent sur des fonds colorés passant d’un bleu reposant à un rouge inquiétant, puis à un jaune qui donne à anticiper la lumière finale.  L’album fait appel, avec intelligence,  à l’imaginaire et à la subtilité du lecteur. La surprise finale, qui fait passer de l’univers du loup, de la nuit, de la peur, à un univers familier et à une action quotidienne, conduit à s’interroger, à faire un effort de compréhension qui parfois désarçonne les jeunes lecteurs. La fillette est-elle le loup ? Est-ce le loup qui s’est transformé ? Les enfants peuvent ainsi émettre de nombreuses hypothèses avant de comprendre – ce qui ne va pas de soi – le jeu des ombres portées de la fillette et de sa poupée qui dessinent ainsi la silhouette du loup.

Un album qui expose les peurs primales du loup et de la nuit pour mieux s’en jouer, pour le plus grand plaisir du lecteur.

Le Cauchemar du Thylacine

Le Cauchemar du Thylacine
Davide Calì, Claudia Palmarucci
Traduit (italien) par Béatrice Didiot
La Partie, 2021

Sur l’île des animaux disparus

Par Anne-Marie Mercier

Si ce qui frappe au premier abord dans cet album ce sont les superbes images de Claudia Palmarucci, l’extrême lisibilité et la mise en page, soignée et variée, l’histoire elle-même mérite aussi qu’on s’y arrête encore plus.
Le docteur Wallaby exerce dans la « forêt sans nom », « entre le marais des désirs et la cascade du temps perdu ». C’est un kangourou ; il soigne les animaux tourmentés par de mauvais rêves. Arrive un Thylacine (appelé aussi loup marsupial, loup de Tasmanie ou encore tigre de Tasmanie), dont le rêve n’appartient à aucune des catégories connues par le docteur, pourtant spécialiste de la question. Après quelques tâtonnements, le Wallaby découvre que ce rêve appartient à ceux des fantômes des animaux disparus et emmène le Thylacine (dont la disparition a été constatée en 1936) sur l’île des ombres où il retrouvera les âmes de ses pareils.
Ce récit qui pourrait être funèbre est au contraire plein de vie : la description et la classification des rêves est très inventive, détaillée. Elle est mise en image de façon souvent cocasse, toujours belle, et les clins d’œil ne manquent pas, depuis les personnages étranges inspirés de Jérôme Bosch (Le jugement dernier, fin XVe-début XVIe s.) aux paysages symbolistes comme celui d’Arnold Böcklin (l’île des morts, 1880).
Réflexion sur les rêves et superbe tentative pour saisir l’insaisissable, c’est aussi un plaidoyer pour la protection des espèces en danger : plusieurs pages, à la fin de l’album, les montrent dans toute leur diversité, de l’éléphant à l’insecte, du gecko de Chine  à l’ours brun des Apennins en Italie, en passant par le zèbre de Grévy, au Kenya.

La Partie est une jeune maison d’édition, créée en 2021, qui propose des « livres illustrés pour tous les âges ». La profession de foi inscrite sur leur site est prometteuse :
« La Partie propose à ses lecteur·rice·s de l’étonnement, du réconfort et parfois même du trouble. Convaincues par les vertus du merveilleux et de la rigueur, nous souhaitons donner à lire des textes et des images qui questionnent et offrent à rêver, pour contribuer à la construction de lecteur·rice·s émancipé·e·s. » (https://www.lapartie.fr/la-maison)
Promesse pleinement réalisée par cet album ; on voit également sur leur site https://www.lapartie.fr/ que de nombreux albums, inventifs sans être superficiels, engagés sans être donneurs de leçons, sont déjà publiés.
Bienvenue à La Partie !

 

 

Dans la forêt

Dans la forêt
Philippe Jalbert
Gautier Langereau 2021

Pour vivre heureux, vivons cachés…

Par Michel Driol

Deux écureuils se lancent à la recherche de leur petit. On les suit dans une forêt peuplée de nombreuses familles d’animaux pleinement visibles, mais aussi de nombreux autres, bien cachés dans les herbes et les feuillages, à découvrir.

L’album vaut avant tout par la qualité de ses illustrations : des croquis en noir et blanc, rehaussés d’une touche de marron oranger pour mettre en évidence un des animaux, et qui regorgent de détails. C’est une représentation à la fois réaliste et poétique de la forêt, de sa lumière particulière dans laquelle les rayons du soleil se jouent à passer au travers des arbres, une forêt qui évoque les profondes forêts magiques de contes dans lesquelles les hommes sont absents. Les images sont particulièrement complexes, les animaux bien cachés, parmi lesquels, à chaque page, se trouve un intrus à découvrir aussi.

Un cherche et trouve astucieux, aux illustrations pleines de charme.