La Maison des Affreux

La Maison des Affreux
Meritxell Martí- Xavier Salomó
Seuil Jeunesse 2024

Chacun cherche son toit

Par Michel Driol

Réunis à la Taverne L’Egout de vivre, les Affreux (la sorcière, le pirate, la momie, le diable, le vampire…) se plaignent de leurs logements, de leurs voisins… Fort heureusement, Bibi de Larnaque, de l’agence Immo Laid, se fait forte de trouver la maison idéale pour chacun d’eux. Et, de double page en double page, nous découvrons ces maisons de rêve, extérieur d’abord, puis, en soulevant le flap, l’intérieur. Hélas, pas un banquier ne les suit dans leur projet immobilier. Mais la sorcière a la solution : l’enfant ne pourrait-il pas les héberger ? On s’en doute, il accepte avec ravissement, à la condition que ses parents n’en sachent rien !

Faisant suite au Festin  et au Cadeau des Affreux, ce troisième opus en reprend les mêmes personnages, les mêmes principes (des flaps à soulever) et la même chute dans laquelle l’enfant intervient. Sauf que cette fois-ci, ce sont les Affreux qui ont besoin de lui, et non pas lui qui leur joue des tours ou se singularise. Après tout, en trois albums, ils ont appris à se connaitre et à sympathiser ! Cet opus fait preuve de la même force comique que les précédents, et on se plait à observer les multiples aménagements intérieurs destinés à faciliter la vie des occupants, de l’observatoire chez la sorcière – pour vérifier si le ciel est dégagé avant de prendre son balai – aux poufs en cactus pour les visiteurs de la momie.  Le texte, avec malice, commente ce que l’on voit, à la façon d’un agent immobilier vantant les atouts des maisons. Les jeux de mots y sont autant de clins d’yeux à notre monde. C’est plein d’imagination, de fantaisie, et renvoie à une intertextualité discrète : le fantôme de l’Opéra, Hansel et Gretel . Le final est grandiose, qui montre les monstres bien cachés, mais quelque peu bruyants, dans la maison de l’enfant, tout joyeux d’abriter ses amis dont il n’a, visiblement, pas peur !

Un album inventif dont toutes les pages recèlent bien des trésors d’imagination pour jouer à se faire peur !

Au travail !

Au travail !
Christian Voltz
Rouergue 2024

Quand Chat Gépété revisite la Genèse…

Par Michel Driol

En panne d’inspiration, l’auteur fait appel  à Chap Gépété, l’Intelligence artificielle qui vit dans son ordinateur, laquelle lui apparait aussitôt, éclair à la main, figure toute puissance d’un démiurge…. aux oreilles de chat. Et tout commence comme un récit bien connu (des adultes, tout au moins !). Il y eut un soir et il y eut un matin.  Arrivent alors, épars, des objets de récupération  que Chat Gépété a un peu de mal à assembler pour former un personnage féminin… lequel souhaite avoir un compagnon auquel manque d’abord un élément essentiel !  Adam et Nicole. Survient alors ce que l’on prend d’abord pour un serpent, mais quand le plan s’élargit on voit qu’il s’agit de la queue d’un drôle d’animal, qui les tente avec de succulentes pommes…. alors que dans l’arbre on voit une carotte, des navets, et un champignon, tandis qu’un poisson haut perché fait cui-cui… Quand l’auteur conteste la valeur du travail de Chat Gépété, celui-ci conclut en disant que c’est dimanche, et qu’il se repose !

Voilà un album plein d’humour, dans lequel on retrouve l’originalité du travail de Christian Voltz. pour déconstruire la toute-puissance prêtée à l’Intelligence artificielle. Pourrait-elle un jour remplacer les scénaristes et les auteurs d’album ? Pas encore, suggère un Christian Voltz au mieux de sa forme qui monte l’incapacité de le l’I.A. de proposer un récit original – ici, elle recycle le plus récit du monde – et le recycle mal : Eve devient Nicole… la pomme une carotte, et la création des personnages s’avère laborieuse ! Le récit proposé par Chat Gépété est imparfait, la création s’avère être un long cafouillage avant que tout ne trouve place. A l’humour de ce récit en chantier plus qu’enchanté s’ajoute le traitement très malin du vrai auteur, dans sa façon d’utiliser le lexique (chat GPT devient le chat Gépété), dans sa façon de construire et déconstruire, avec des éléments d’objets recyclés, une parodie de création du monde, dans la gestion graphique des voix des personnages : gros caractères pixellisés pour chat Gépété, petits caractères pixellisés pour les personnages en cours de fabrication, et police « normale » pour l’auteur et les personnages achevés. La taille des caractères dit déjà les rapports de force qu’on imagine ! Humour aussi dans la façon qu’a l’auteur de se représenter, suant et soufflant en quête de l’inspiration devant son ordinateur ! On apprécie aussi les libertés que prend l’auteur par rapport à la Bible : C’est Eve la première créée. L’auteur a le souci du détail : le sexe des personnages est bien là, même si, pendant un temps, il fait défaut à Adam, sexe suggéré plus qu’exhibé !

Il faut aussi confronter les pages de garde de l’album. D’abord, une photos de pièces, boulons, pinces, d’où s’échappent quelques éléments, suggérant une dynamique de la gauche vers la droite, du chaos vers la sélection… Mais, à la fin, juste l’opposition entre la voix artificielle, je me repose, c’est dimanche, et la figure excédée de l’auteur, articulant juste un Ah ben merci…  ayant, mine de rien, le dernier mot…

Faire de l’intelligence artificielle un pâle imitateur assez maladroit des récits crées par l’homme remet à sa juste place cet outil auquel l’auteur prête, par ailleurs, quelques défauts bien humains : la vanité, la paresse, la maladresse, l’abattement. Bref, il y a encore du travail pour les vrais auteurs !

Le Gout du cresson

Le Gout du cresson
Andrea Wang & Jason Chin
HongFei 2024

Du pouvoir de la mémoire

Par Michel Driol

Les parents de la narratrice, sino-américaine, arrêtent soudain la voiture pour que toute la famille aille cueillir du cresson au bord de la route. Si son frère s’en amuse, elle est dégoutée, et refuse de manger le plat de cresson que sa mère a préparé le soir. Celle-ci montre alors une photo de son enfance, en Chine, durant la grande famine. La fillette découvre alors tout un pan douloureux de son histoire familiale.

Ouvrage pour une grande part autobiographique, cet album aborde avec douceur et sensibilité des thèmes complexes liés à l’immigration et à la pauvreté. C’est d’abord la honte ressentie par la fillette, honte d’avoir à se rabaisser à ramasser des plantes pour manger au lieu d’aller les acheter au magasin. Honte de sa famille, pauvre à ce que l’on devine, et vivant comme un traumatisme cet épisode de ramassage du cresson, au milieu des escargots, dans l’eau glacée. Le texte souligne ces sentiments sans aucune complaisance, montrant la souffrance de la fillette face à cette épreuve.  C’est ensuite la honte d’avoir eu honte, lorsqu’elle comprend à quel point, durant la grande famine (Chine, années 59 à 61), le cresson a sauvé la vie de sa mère, mais pas de son oncle. Que savent les enfants d’immigrés des souffrances vécues par leurs parents ? Que savent-ils de la vie d’avant qu’ont connue leurs parents ? L’ouvrage plaide pour que les souvenirs soient révélés, que les secrets de famille n’en soient plus. Façon de réconcilier tout le monde autour d’une histoire douloureuse, mais commune, qui fera apprécier le gout du cresson et faire de  cette journée un nouveau souvenir à raconter. L’album parle donc de l’exclusion, du sentiment de se sentir différent, mais aussi de la perte des repères, du pays natal, et de la culpabilité diffuse qu’éprouvent finalement tous les membres de la famille.

Cette histoire fine et émouvante est racontée avec une grande simplicité de moyens et une volonté de réalisme dans le texte et les illustrations, qui s’inscrivent magnifiquement dans le format large à l’italienne, avec un montage très cinématographique alternant les plans d’ensemble et les gros plans. On est en Ohio, à bord d’une vieille Pontiac rouge, dans des couleurs fanées, passées, estompées comme le souvenir. La nostalgie de la Chine est traitée par quelques images en sépia, dans des teintes encore plus sombres et délavées, comme la photographie de la famille. Tout ce dispositif permet de pénétrer au plus proche de l’intimité d’une fillette et de sa famille. C’est à la fois universel et ancré dans des faits historiques et des souvenirs de l’autrice.

Un album lumineux qui dit les ressentis d’une fillette immigrée, se sentant différente, et qui parle de la nécessité de transmettre une histoire familiale, fût-elle tragique, pour se sentir mieux, mieux vivre ensemble et se comprendre.

Le Jour du papillon blanc

Le Jour du papillon blanc
Françoise Johnen – Elodie Flavenot
La cabane bleue 2024

Quand il faut tout quitter…

Par Michel Driol

Par un jour de pluie, Esther demande à Virgile de regarder les photos de sa petite enfance. Alors que Virgile voudrait bien trier les objets cassés, les vêtements trop petits, Esther veut tout garder. Lorsque le rivière sort de son lit, ils doivent quitter leur maison avec peu de bagages. Et les voilà descendant en barque la rivière, échangeant leurs souvenirs, jusqu’au terme de leur voyage.

Avec beaucoup de poésie, voilà un album qui aborde des sujets graves, comme les dérèglements climatiques et l’émigration liée aux bouleversements écologiques autour de deux personnages. Quelles sont leurs relations familiales ? L’album ne le dit pas, laissant chaque lecteur projeter sur eux une relation fraternelle, filiale ou autre… Ce qui compte ce sont leurs différences (d’âge, de maturité, de comportement …). Autant l’une est attachée à tout conserver, autant l’autre souhaite que les objets circulent, puissent être réemployés. Autant l’une est insouciante, autant l’autre est plus mûr, plus conscient du danger que la pluie leur fait courir. L’une est protégée, l’autre est protecteur, voilà l’essentiel, dit la construction du récit et des personnages. La seconde partie de l’album est consacrée au périple des deux personnages sur leur barque, dans des univers que le texte signale comme étant de plus en plus gigantesques : rivière – fleuve – mer – océan. Au milieu de cet univers, ils ne sont rien, perdus.  Mais ces émigrés qui ont tout perdu n’ont pas perdu leurs souvenirs, que le texte et l’image matérialisent d’une façon très poétique. Souvenirs qu’on peut jeter par-dessus bord, qu’on peut inventer, qu’on peut ranger dans la boite à cookies…  Souvenirs représentés sur l’image comme des petites enluminures dorées capables d’envahir l’espace, façon d’en montrer, graphiquement, la valeur, comme lien avec le passé. Ainsi l’album sort d’un certain réalisme brutal et violent, celui de l’arrachement à un espace familier, pour entrer dans un imaginaire réconfortant, imaginaire lié à la parole qui ranime le passé, voire le réinvente. Les illustrations inscrivent l’histoire dans deux types d’espaces : à la fois l’espace d’un intérieur de chambre dans lequel tout enfant occidental se reconnaitra et un extérieur fait de maisons sur pilotis plus polynésien.  Quant à la dernière illustration, elle intègre avec bonheur des éléments de provenance diverse ; des lamas, des cerisiers en fleur, une cabane bien perchée sur un arbre, et une rivière bien sage. Image d’un paradis terrestre retrouvé, d’une nouvelle vie pour Esther, symbolisée par ce papillon blanc qui était là le jour de sa naissance.

Edité par la Cabane bleue, un éditeur qui s’efforce, par ses pratiques, de protéger la Terre, Le Jour du papillon blanc est un conte écologique qui nous conduit à réfléchir sur ce qui a vraiment de la valeur pour nous, tout en nous sensibilisant aux problèmes des réfugiés climatiques, de la montée des eaux – problème que l’actualité récente en Espagne ou en France a mis en lumière.

Sauve qui peut !

Sauve qui peut !
Texte et illustrations Annabelle Buxton – Animations Olivier Charbonnel
La Martinière Jeunesse 2024

La mort aux trousses !

Par Michel Driol

Tout commence par le grand lapin racontant à des lapereaux la fois où il est allé chercher du persil tubéreux. Pour cela, il a dû traverser la sinistre Forêt des Murmures, affronter une immense plante carnivore, zigzaguer entre les morts vivants du Marécage des Revenants, éviter d’être le plat principal d’un banquet , et rentrer chez lui bredouille ! C’est alors, à ce point du récit, qu’on frappe à la porte… dernier pop-up à ouvrir !

Voilà un album qui, à travers la formule rituelle sur chaque page, Etes-vous sûrs de vouloir entendre la suite ? propose aux enfants de jouer avec leurs peurs, en toute sécurité. Ce sont tous les archétypes des histoires d’horreur qui sont convoquées, animalisées à hauteur de lapin. Des chauves-souris vampires et des arbres mangeurs (de lapins !), des zombies, des animaux à double visage réunis pour un repas  inquiétant. Les décors revisitent aussi les lieux effrayants de l’imaginaire enfantin : la sombre forêt, le marécage gluant, la grotte. Des animaux menaçants – crapauds, crocodiles, araignées sont là, à chaque page.  Les couleurs, noir, bleu nuit, caca d’oie contribuent à créer cette ambiance de terreur. Les animations font jaillir une immense plante carnivore,  font surgir des lapins zombie ou la bouche menaçante d’un arbre. Tout cela pour le plus grand plaisir de l’enfant, bien en sécurité car tout cela arrive à un lapin en quête d’une plante – le persil tubéreux – dont il n’a jamais vraisemblablement  entendu parler ! Le récit, à la première personne – se contente de sobrement raconter les mésaventures du héros, sans effet de style particulier, laissant toute l’attention disponible pour se plonger dans les illustrations et l’odyssée de ce jeune lapin, tombant de Charybde en Scylla dans un univers de cauchemar.

Un album d’épouvante pour rire, qui plonge le lecteur dans un univers animé, effrayant, plein de fantaisie,  à travers un récit de quête où se mêlent tous les dangers, avec la distance suffisante pour qu’on joue à se faire peur !

Un automne avec M. Henri

Un automne avec M. Henri
Fanny Ducassé
Seuil Jeunesse 2024

L’autre saison des amours

Par Michel Driol

Monsieur Henri est un blaireau qui adore l’automne. Mais lorsqu’il reçoit la lettre anonyme d’une inconnue lui déclarant sa flamme, lui, le solitaire, s’en trouve bien intrigué. Il ne change rien à ses habitudes : vêtements choisis, promenades en forêt, recettes gourmandes… Il reçoit la visite de son amie Mouflette, l’exact contraire de lui : intrépide, toujours nue… Une nouvelle lettre l’informe qu’il saura, lors de la fête de l’automne, qui est son amoureuse. Il la reconnaitra à une odeur particulière…Mais n’en disons pas plus !

Qu’il est doux et réconfortant l’automne de M. Henri ! D’abord par ce personnage de blaireau, animal peu représenté dans les albums jeunesse comme personnage positif : un grand sentimental, qui aime se promener longtemps en forêt, se vêtir avec soin et élégance, et se cuisiner de bons petits plats avec des ingrédients de saison (dont l’autrice donne les recettes, faciles à réaliser !).  Le texte suit le point de vue du personnage, fait pénétrer dans ses pensées, ses sentiments, ses émotions, avec parfois une petite pointe d’humour et de poésie, lui donnant réellement corps. Ensuite par les illustrations qui sont des véritables tableaux aux innombrables détails qui montrent de magnifiques forêts aux teintes ocre, ou un intérieur confortable auprès d’un poêle où brule un bon feu. Enfin par l’histoire d’amour improbable, avec ses lettres mystérieuses et sensibles, ses jeux de séduction passant par la cuisine, et les questions que se pose M. Henri : est-il vraiment l’individu idéal décrit par les lettres ?

Un album qui sait évoquer les petits bonheurs simples et réconfortants de l’automne, la flamboyance des couleurs de la forêt, et le tendre espoir d’un futur à deux. Un album épicurien et tendre qui sait allier les plaisirs des yeux, du cœur, et des papilles.

Le Cinéma de l’horreur

Le Cinéma de l’horreur
Denis Côté
Flammarion Jeunesse 2024

L’affiche maléfique

Par Michel Driol

Alors qu’on va détruire l’église Saint-Joseph, le narrateur, Thomas, apprend que son grand-père y était projectionniste, dans une salle de cinéma située au sous-sol.  Fouillant parmi les cartons appartenant à cet aïeul, il découvre une affiche bien cachée, représentant une créature à un œil, affiche pour un film d’horreur dont il ne trouve pourtant aucune trace. Explorant le chantier de démolition de l’église, il pénètre au sous-sol dans une salle de cinéma intacte au milieu des gravats. Il accroche l’affiche au mur de sa chambre, et les cauchemars commencent… Et si cette affiche renfermait un véritable monstre près à se réveiller ?

Dans la collection Le bureau des histoires étranges, voici un récit efficace qui se situe entre le fantastique et l’épouvante. Comme dans tous les grands récits fantastiques, il y a une montée de l’angoisse, de la peur éprouvée par le narrateur confronté à des événements qu’il cherche à comprendre, seul d’abord, puis en demandant l’aide de ses parents. On retrouve les grands thèmes récurrents du fantastique : le passage, le doute, la possibilité d’un monde parallèle, ces éléments s’incarnant ici dans l’affiche et le cinéma, lieux de projection, de représentation des fantasmes. Puis on va basculer dans l’épouvante, avec l’apparition du monstre dont la taille ne cesse de grandir créant la panique dans toute la ville, détruisant tout sur son passage. Ce roman apparait ainsi comme un bel hommage aux films fantastiques et d’épouvante des années 60, avec leur musique faite à l’aide d’un instrument bien particulier, le thérémine, qu’un qrcode permet d’écouter, et leur façon de suggérer plus que de montrer l’horreur, ce que réussit bien le texte.

Comme dans les contes de fée, le roman oppose un enfant à la puissance du mal incarné ici dans ce monstre. Avec beaucoup de réalisme, le récit évoque la psychologie d’un enfant ordinaire, sa peur de ne pas être cru par les autres, ses recherches qui le conduisent à suivre celles de son propre grand-père, sa détermination lorsqu’il a compris être le seul à savoir comment venir à bout de cette créature.  Beaucoup de qualités donc dans ce récit où tout est fait pour que le lecteur d’identifie au héros. L’illustration de couverture, signée Nicolas Degaudenzi reprend les codes graphiques des affiches des films de série B avec le surgissement du monstre hors de l’écran pour s’emparer du spectateur. Les illustrations de Cab, dans les pages intérieures, dans un pur noir et blanc, montrent un héros peut-être particulièrement jeune, à la fois soutenu par ses parents,  et confronté au monstre suggéré par ses griffes, son œil, laissant le lecteur le reconstituer en entier grâce au texte.

Belle mise en page enfin pour cet ouvrage, dont les pages sont encadrées d’une bordure noire, trouée régulièrement comme une pellicule de film, tandis que chaque chapitre s’ouvre sur un clap et le rayon blanc de la lumière qui sort du projecteur. Façon de montrer l’omniprésence du cinéma dans cet ouvrage fort en sensations !

Petit parleur

Petit parleur
Fabien Arca
Editions espace 34 – Théâtre Jeunesse 2024

Premier jour d’école

Par Michel Driol

Il va à l’école, pour la première fois, avec sa maman, et ce petit parleur dit ses émotions, ses joies, ses peines tout au long de cette journée exceptionnelle, en 23 courtes séquences qui sont autant de monologues, ou de soliloques intérieurs. Fabien Arca raconte les temps forts de cette journée mémorable d’un enfant mutique, l’arrivée en classe, serrant fort la main de maman, puis la séparation, les cris et les bruits inhabituels, la récréation, la cantine, la sieste, et enfin les retrouvailles avec la mère.

C’est un texte d’une grande poésie, qui vient d’abord de la langue de cet enfant. Il écorche gentiment certains mots. Ainsi la récréation devient la récrémation, la table ronde devient la table monde, ouvrant ainsi à une autre vision du monde. Ainsi sa particulière et pittoresque façon de désigner les autres enfants, le-garçon-il-est-triste ou la fille-elle-parle-beaucoup, ou encore les autres adultes comme la dame-elle-donne-les-plats ou la dame-elle-aide-la-mitresse. Ce sont aussi se erreurs de syntaxe, comme A l’enfile mes chaussons, qui donnent accès à un autre usage du langage, poétique. Si tout est nouveau pour lui, la force du texte est de nous faire sentir à quel point cette première journée de classe, pleine de rituels inconnus, d’enfants et d’adultes inconnus, est la plongée dans un univers angoissant malgré la bienveillance d’adultes. Le Petit parleur est souvent aux bords des larmes,

Mon chagrin
De cailloux
Il fait plouf

Il exprime son mal être, sa difficulté à se montrer nu aux toilettes, et le pipi au lit durant la sieste devient la pluie de mon sommeil qu’elle a tout mouillé.

On le voit, les métaphores du texte ont une réelle force poétique et émotive, mais aussi créatrice de l’imaginaire de l’enfant muré dans son silence extérieur, mais qui a une riche vie intérieure faite d’émotions, de sentiments, de ressenti…

Si le texte joue sur l’émotion, il n’est en rien sombre. Cet éveil au monde a quelque chose de lumineux, presque comme une seconde naissance, parfois douloureuse, qui fait entrer dans un monde où le seul lien n’est plus celui de la maman, dont l’absence se fait cruellement sentir, mais celui de  tous les autres qu’il faudra apprendre à nommer, à connaitre. C’est là toute la polysémie du dernier verbe, partez, à la fois partez hors de l’école, mais aussi partez sur le riche chemin de la vie sociale.

Carlo

Carlo
Jean-Baptiste Bourgois
Seuil Jeunesse 2024

Stade oral ?

Par Michel Driol

Trois parties, comme dans un menu, pour cet ouvrage qui se présente comme un album qui emprunte de nombreux traits à la bande dessinée. En entrée, on découvre Carlo, petit garçon désireux de tout gouter, du sel aux fleurs, des gouttelettes aux poignées de porte. Jusqu’au jour où, chez sa grand-mère, il goute et apprécie un tableau. C’est une révélation et on retrouve, en plat, Carlo, quelques années plus tard, devenu un restaurateur de tableaux renommé. Toujours la même technique : un coup de langue sur l’œuvre pour la gouter… Jusqu’au jour où il ne goute plus rien… En dessert, on retrouve Carlo de retour au pays de son enfance, à la recherche des sensations perdues, chez sa grand-mère dont la maison s’est dissipée… avant de ressentir le frisson qui vient de l’intérieur, odeurs, sons, gouts et impressions de son enfance.

Cet ouvrage fait le portrait d’un personnage à fois inquiétant et attachant. Attachant, car il est curieux de tout et a sans arrêt envie de découvrir de nouvelles saveurs. Inquiétant, car sa boulimie n’a pas de limite, et que, sans en avoir la carrure, il tient de l’ogre ou de Gargantua dans sa façon d’absorber, par la bouche, le monde entier. Attachant, car sa différence en fait l’objet de la moquerie des autres. Inquiétant, car il semble ne pas avoir dépassé le stade oral décrit par Freud… Carlo est l’occasion d’évoquer le rapport à l’art. L’art est d’abord affaire de sensations, c’est-à-dire de ce que l’on perçoit par les sens. L’originalité de Carlo est de percevoir la peinture par un autre sens que celui de la vue, par le gout.  C’est ce sens, incongru ici, qui lui révèle aussi ce qui est représenté que les hésitations du peintre. Ensuite, tout passe par les sens pour lui faire percevoir le monde représenté dans sa complexité. C’est ainsi qu’on le voit pénétrer à l’intérieur de l’Hiver, de Peter Brueghel, pour s’intéresser à ses multiples détails, comme une façon d’inviter les lecteurs à ne pas en rester à une approche superficielle des œuvres, mais, pour les gouter véritablement, à s’y attarder.  Pour autant, dans la deuxième partie, Carlo ne crée pas, il se met au service des œuvres abimées, les restaure, renforce leur couleur. C’est la crise de la troisième partie qui l’invite à chercher en lui ce qui lui manque pour, à son tour, devenir un créateur. Et ce qui lui manque, c’est la part d’enfance qu’il a perdue et dans laquelle il va devoir puiser. Carlo peut ainsi se lire comme une théorie de la création, une théorie dans laquelle il est question à la fois de l’humilité face aux œuvres existantes, qu’il faut savoir gouter, et du vide à emplir, vide du monde de l’enfance disparue, vide à combler par une nouvelle création, afin d’en faire renaitre le gout et les saveurs. Comme une recherche très proustienne du temps perdu.

Bien sûr cette théorie du temps, de la création, de l’oubli de l’enfance échappera aux plus jeunes lecteurs, qui seront néanmoins séduits par ce personnage, par son rapport singulier au monde, par son désarroi lorsqu’il perd le pouvoir qu’il avait, par sa quête pour le retrouver. Il seront aussi séduit par les illustrations, ces paysages aux couleurs comme effacées, aux formes souples sur lesquelles se détache un personnage blanc, sans couleur, sans relief, comme une sorte de fantôme qui s’efface devant la création, seule importante.

Un ouvrage  qui aborde des sujets philosophiques avec un récit d’une grande simplicité, et qui conduira à discuter des différences, des gouts de chacun, de la façon qu’a chacun de percevoir le monde environnant, et, bien sûr, de ce qui caractérise la création et ses ressorts.

Le fils du roi, c’est moi

Le fils du roi, c’est moi
Sophie Dieuaide
L’Elan vert 2024

D’après Perrault, mais pas trop…

Par Michel Driol

Le narrateur, Paul, connait par cœur le conte de la Belle au bois dormant… Et, lorsque rentrant de l’école, il découvre un parc entouré de broussailles, au fond duquel on perçoit un toit, le voilà persuadé que c’est le château de la Belle endormie… C’est alors que surgit Tom, toujours là où on ne l’attend pas. Mais les deux garçons vont finalement pénétrer dans la maison, et y découvrir non pas la jeune princesse mais une vieille femme, qui, par chance, a une petite fille qui s’appelle Aurore ! Suivra le conte raconté par Paul… et le conte original. Le tout est illustré des célèbres gravures de Gustave Doré.

Voilà un roman plein de drôlerie et de finesse. L’humour vient d’abord du ton du jeune narrateur, à la fois inséré dans sa famille (ah ! les relations avec la sœur zézayant avec laquelle il consent à jouer pour qu’elle le couvre !) et persuadé d’être en face du château… Dès lors, alors que le portail peut s’ouvrir facilement, il tient à franchir la barrière de ronces, pour faire comme le prince… Mais un écolier est-il un prince ? Un cartable vaut-il un cheval ? Car, tout en agissant, Paul propose sa lecture des personnages du conte. Il trouve le personnage du prince assez falot : après tout, tout est facile pour lui ! Et Paul de confronter l’époque du conte à l’époque actuelle, pour le plus grand plaisir du lecteur embarqué à la fois dans un roman d’aventures et une réflexion sur le conte. Tout au long du roman se dessine une vraie relecture très fine du conte original, abondamment cité, commenté par le narrateur, qui n’a pas sa langue dans sa poche. Sa façon de raconter et de juger le conte de Perrault est désopilante : si c’était une rédaction, quelle note lui mettrait-on ? Que penser de la fin du conte, où on découvre soudain le danger potentiel représenté par la femme du roi, une Ogresse ? C’est drôle, enjoué, plein d’imagination, et écrit dans la  langue bien vivante d’un enfant d’une dizaine d’années.

Que valent les contes aujourd’hui ? Quels enseignements peuvent-ils encore donner à un enfant contemporain ? Ce sont aussi ces questions que pose, en filigrane, ce roman qui parvient, avec succès, à se mettre dans la tête d’un jeune lecteur pour évoquer sa réception de Perrault à l’aune de son propre vécu.