Aux Oiseaux

Aux Oiseaux
Anaïs Massimi
Grasset, 2023

Force fragile

Anne-Marie Mercier

C’est à quarante oiseaux différents que s’adressent les poèmes de l’album;ce sont des oiseaux bien connus dans nos climats, presque banals (pinson, roitelet, grive, mésange, chouette…). L’autrice s’adresse à eux au fil des saisons et des heures, évoquant tantôt leur chant, tantôt leur vol, leurs habitudes et leurs espoirs de survie dans ce monde dominé par les humains. Parfois ils brillent même par leur absence. Le ton est léger, la poésie sans prétention. Elle s’attache au sensible et à l’intime.
Les images montrent les oiseaux sur un fond naturel dont le flou évoque le mouvement. Leur œil brille au milieu de crayonnés légers parfaits pour évoquer la plume et l’air. Le réalisme est tempéré par le flou, rien de très original, mais c’est une légèreté qui va bien avec l’ensemble.
L’ensemble est charmant et convainc du « courage des oiseaux », évoqué dans l’extrait de Dominique A., cité en tête d’album.

L’Été de Vivaldi

L’Été de Vivaldi
Suzy Lee
Rue du monde, 2023

Illustrer la musique ?

Par Anne-Marie Mercier

Ce grand album de Suzy Lee est une jolie surprise. On y retrouve le talent de l’artiste et sa capacité à représenter la vie, le mouvement, le fugitif, (avec notamment La Vague). Mais il s’y ajoute un autre défi, parfaitement réussi, celui d’illustrer la musique. Les arts se répondent tous, certes, mais on voit davantage de passages du texte à l’image et vice-versa, ou du texte à la musique et retour, que de la musique vers l’image.
L’été, c’est à la fois le thème de l’album de Suzy Lee et le titre d’un fragment des Quatre saisons de Vivaldi, concerto que lui-même avait publié avec un sonnet; celui-ci évoquait la torpeur de pastoureaux, puis l’arrivée du vent. Suzy Lee a actualisé la scène ; ce ne sont plus des bergers mais des promeneurs qui sont surpris par la pluie. Le texte court qu’elle propose au début de chaque mouvement suggère plus qu’il ne décrit et crée une atmosphère. Ainsi elle évite l’écueil de la représentation de la musique comme un art d’imitation. De même, son dessin est figuratif sans être réaliste et emporte le regardeur avec des effets de rythme, de retours et de fluidité : il est également musical.
Un QR code permet d’écouter le concerto tout en parcourant l’album. C’est un délice et une expérience étonnante, accessible à tous et toutes, une belle introduction à la musique de Vivaldi.
L’album est découpé en trois mouvements, qui correspondent à ceux du concerto pour violons. Le premier mouvement (allegro non molto) s’ouvre sur une évocation de l’été (chaleur sècheresse, le vent se lève). Les musiciens, tracés à l’encre de chine devant un rideau de scène bleu, sont rassemblés. Puis le vert du paysage et le bleu du ciel font leur entrée, puis des personnages. On en comptera cinq qui reviendront de façon régulière, comme autant de danseurs, des adultes et des enfants accompagnés d’un chien; ils sont esquissés au fusain sur le fond blanc de la page et partiellement coloriés. La joie explose, jets d’eau et de couleurs, rires, galopades, auxquels succèdent des temps de pause heureuse.
Vient le deuxième mouvement (Adagio, presto), avec des pages bleues et noires de nuages d’orages ou des dessins de portées musicales sur fond blanc, griffées de traits de pluie ou parcourues par des petits personnages juste esquissés ; les deux mondes s’interpénètrent, l’eau a tout éclaboussé, jusqu’à l’arc en ciel.
le troisième mouvement (presto) est celui du vent violent. Le paysage est strié de hachures, les personnages courent, grelottent ; les parapluies volent, le ciel roule des flots de noir de chine et de gris. Les musiciens eux-mêmes semblent gagnés par cette atmosphère.  De superbes doubles pages proposent une plongée dans toutes les nuances de gris, de bleu, dans l’épaisseur de la matière, jusqu’au retour à la scène, au calme et au blanc. Les artistes et les personnages saluent.
Avec une couverture qui rapproche cet album du livre d’art, un beau et fort papier, une belle impression, des couleurs et des effets de texture étonnants, c’est un petit chef d’œuvre.

Voir des images sur le site de l’autrice

 

Tout se transforme

Tout se transforme
Tony Durand
Møtus, 2022

Images imaginaires

Par Anne-Marie Mercier

« Rien ne se perd, rien ne se perd, tout se transforme ».
Cette phrase de Lavoisier est illustrée de bien des façons. Elle invite le lecteur à se souvenir que les objets en bois ont été des arbres, que l’eau a voyagé avant de venir jusqu’à nous, etc.
Mais très vite on décolle du réel : le tuyau d’arrosage se souvient qu’il a été serpent, le glaçon qu’il a été iceberg… Puis des questions viennent : d’où vient la musique ? comment arrêter le temps ?
Les images faites de papiers découpés aux couleurs et textures variées sont drôles, poétiques, vont loin…

 

Circé. Poèmes d’argile

Circé. Poèmes d’argile
Margaret Atwood
Bilingue anglais (Canada)/français; traduction de Christine Evain avec la participation de Bruno Doucey
Editions Bruno Doucey, 2021

L’épopée vue au féminin

Par Anne-Marie Mercier

C’est Circé qui parle. En magicienne qui sait les charmes elle est poète et connait le futur et le passé. Elle sait aussi l’éternelle histoire des hommes et des femmes, les arrivées, les découvertes, les départs, les retours et l’attente, les malentendus et les trahisons.

En mots simples, elle délivre sa version de l’histoire : les hommes transformés en animaux ? Ce n’est pas de sa faute :

 

« c’est arrivé
je n’ai rien dit, j’étais assise
et je regardais, c’est arrivé parce que je n’ai rien dit ».
Elle préfère ceux qui « ont de vrais visages et de vraies mains, [qui] ne se sentent pas tout à fait légitimes ».
Elle est la prêtresse des mots, extrayant ceux-ci de la terre, lettre à lettre, pour les donner aux humains suppliants.
Face à elle, Ulysse apparait comme l’homme qui demande tout et ne donne rien.
« Un jour tu es simplement apparu sur ton stupide bateau,
tes mains de meurtrier, ton corps désarticulé, brisé comme une épave,
[…] ton esprit, dis-tu
est comme tes mains, vide :

vide ne veut pas dire innocent. »

L’Odyssée est ainsi retournée : Ulysse n’est plus le héros de l’histoire, ou du moins c’est un héros mis à mal, mis en cause, magnifique et pitoyable. Il incarne une masculinité prédatrice et indifférente à ce qui n’est pas elle, l’argile étant à la fois la matière et la métaphore de ce qui satisfait son désir : malléable, soumise, fragile.

Cette édition des poèmes d’Atwood est proposée en édition bilingue. La traduction française est claire et fidèle. Entre les deux, on voit de manière évidente la différence des deux langues, l’anglais étant extrêmement concret, le français plus abstrait.
Le texte est percutant. On y entend le mâchonnement de Circé, la brutalité et la douceur de la rencontre. On y retrouve le rythme de l’épopée, mais cette fois pour porter la voix d’une femme.
La Préface de Murielle Szac, qui a publié plusieurs adaptations des mythes grecs dans une série d’ouvrages qualifiés de « feuilletons« , fixe bien les enjeux de cette prise de parole.