Un rêve sans faim

Un rêve sans faim
François David, Olivier Thiébaut

Motus, 2012

De la poésie, du rêve et de la jeunesse
– dans leur rapport au politique

Par Dominique Perrin

rêv19Dans cet album au grand format souple, ce sont d’abord les images d’Olivier Thiébaut qui s’imposent au lecteur ; elles mobilisent des matériaux aussi variés que fondamentaux, à l’état brut ou manufacturé, agençant différentes dimensions d’une anthropologie de la faim au vingt-et-unième siècle. Elles sont, on cherche le mot, confondantes. Elles ne suscitent ni larmes ni même serrements de cœur, mais mettent en branle la pensée, « sans coup férir » et durablement.
Le texte de François David se présente comme la succession souple d’autant de poèmes-arguments d’une page, à la fois autonomes et solidaires, alternant les points de vue et les angles d’attaque, sur ce gros morceau livré conjointement à la sensibilité et à l’intellect : sur cette planète une et indivisible (« il y a un seul monde », rappelle à bon entendeur tel philosophe contemporain) cohabitent la plus aberrante richesse thésaurisatrice* et… une quantité irreprésentable de personnes, notamment d’enfants, mal nourris ou mourant de faim.
Texte et image s’offrent ici en vis-à-vis (et comme « visage à visage », conformément à l’étymologie) dans une vingtaine de doubles-pages présentées par l’éditeur comme dédiées à un sujet « peu abordé » frontalement en littérature de jeunesse – et moins encore en poésie.

*(nous soulignons plus explicitement encore que ne le fait ce très grand album)

J’entends le loup, le renard et la belette

J’entends le loup, le renard et la belette
Christian Voltz

Didier, 2012

Images pour des chansons sans âge

  Par Dominique Perrin

j'entends esLes éditions Didier reprennent leurs « plus belles histoires » en format léger : des contes, souvent traditionnels – aussi désopilants que La Souris et le voleur –, et de nombreuses chansons du patrimoine enfantin et populaire. De ce dernier corpus, réuni dans la collection « guinguette », le J’entends le loup, le renard et la belette de Christian Voltz illustre exemplairement le sel particulier. Les images y transposent des paroles certes fameuses, mais aussi fort mystérieuses, dans un univers symbolique – perçu aujourd’hui comme enfantin, mais assurément universel – marqué par la tension entre instinct prédateur et usage rusé de la parole, gourmandise égoïste et culture partagée. Le moindre charme de cette mise en images n’est pas de laisser largement intacte l’énigme d’un texte dont on redécouvre la progression… déconcertante ?

Remontants et ricochets

Remontants et ricochets
Jean-Claude Touzeil, Valentine Manceau

Soc et foc, 2012

Ricochets avec les mots

Par  Maryse Vuillermet

remontants et ricochets image Les plantes remontantes sont celles qui fleurissent plusieurs fois dans l’année et les ricochets sont les bonds que les pierres lancées avec adresse font sur l’eau. Ce titre illustre parfaitement  l’univers  de ce poète. Un recueil plein de fantaisie, où  plantes,  arbres,  oiseaux,  poètes  constituent la matière vivante de poèmes courts  et drôles la plupart du temps. Les jeux de mots, « les abeilles ont le blues pour ne pas dire le bourdon », succèdent aux jeux de sonorité, poèmes en «  t », « la myrthe de Marthe est morte », poèmes en « ch »,  « Dans la forêt de Conches »… . L’humour est le plus souvent tendre mais il frôle le noir comme dans  Rites, « Elle a coupé le cou de l’oie ». La forme est très variées, cela va du court récit, « le geai a cogné la vitre », aux petites leçons citoyennes, dans Relativité, aux listes de ce qu’on voit dans le marais… Deux poèmes évoquent Villon et Soupault. Les illustrations de  Valentine Manceau, collages et dessins,   sont drôles, elles ne copient pas le texte, elles présentent un léger décalage, un monde juste à côté et plein de surprises, de mouvements et de couleurs.

Ces poèmes seront parfaits à faire lire et étudier à des petits  car c’est une poésie vivante, vibrante même, moderne et accessible.

La maison de Yu Ting

La maison de Yu Ting
Anne Thiollier

HongFei, 2012

« Deviens ce que tu lis »

Par Dominique Perrin

Pourvoyeuses de beaux récits à mi-chemin entre orient et occident, de forme souvent assez classique, les éditions HongFei donnent ici un album marquant par sa forme atypique, tout à fait familière et déconcertante à la fois. L’ouvrage explore simultanément deux principes esthétiques. Au plan du texte, il fonctionne par expansion progressive d’un premier noyau verbal (« La maison /de Yu Ting »), auquel s’agrègent de page en page différents compléments (qui l’insèrent à terme dans un texte complexe). Au plan de l’image, l’ouvrage explore le double enjeu du cadrage et de l’angle de vue : plongée sur la maison et son jardin intérieur, vue de la grand-mère de dos en train d’y coudre, gros plan sur le nécessaire à couture posé à terre, point de vue haut perché du chat noir poursuivant un criquet dans l’arbre du jardin… Il faut relire l’album comme un poème proposé à la mémoire de ses lecteurs, simple et complexe, prévisible et foisonnant, agrémenté de visions qui désamarrent en chacun l’esprit de rêverie le plus vagabond.

 

Le Papillon Voyageur

Le Papillon Voyageur
Susumu Shingu
Gallimard jeunesse, 2012

Quand le documentaire s’épure

Par Dominique Perrin

Un jour, pendant le bref été du Nord…

Œuvre d’un grand sculpteur, peintre à ses commencements, Le papillon voyageur évoque les six mois que dure la vie des papillons monarques. Parfaite épure documentaire, l’album réalise un équilibre rarement atteint, mais aussi rarement visé entre la transmission d’informations puissamment signifiantes sur le monde qui nous entoure et le pouvoir d’évocation dynamique de la double page illustrative à l’italienne. Si le thème visuel de la métamorphose et l’immense sobriété du texte rappellent les œuvres pionnières de Iela et Enzo Mari, l’intensité propre à l’enquête documentaire nue, dédiée sans médiation fictionnelle ni jeux de langage au mystère du vivant, apparaît ici indépassable. Ce livre, comme la pensée qui l’irrigue, est de toute beauté.

 

20 poèmes au nez pointu

20 poèmes au nez pointu
Davis Dumortier, Anne-Lise Boutin
Sarbacane, 2012

Géo-métrique

Par Anne-Marie Mercier

Si on a un « côté » comique, comment sont les autres ? Quand on dit « ça ne peut pas faire de mal », en est-on bien certain ? Si on est « très attaché » à quelque chose, comment s’en débarrasser ? Quand on a un « trait » de caractère, pourquoi pas deux ?

David Dumortier traque les formules toutes faites, les banalités, pour les renverser et les faire jouer en poèmes courts et apparemment tout simples. Les illustrations les prennent au pied de la lettre font un joli pied de nez à la réalité.

De quelle couleur est le vent ?

De quelle couleur est le vent ?
Anne Herbauts
Casterman, 2011

 aux aveugles

par Anne-Marie Mercier

A cette question posée par un enfant aveugle, « De quelle couleur est le vent ? », Anne Herbauts répond en couleurs, en touchers et en poésie ; l’enfant de l’album part en quête d’une réponse et interroge un vieux chien, la montagne, le village, une fenêtre, une pomme… chacun réponde à partir de son point de vue : couleur du temps, du soleil, sève et grenadine… (on pense au dispositif de la grande question de Wolf Erbruch)

Les illustrations très colorées mêlent les techniques (papiers et tissus découpés, dessin, peinture… ) et offrent de discrets effets tactiles, du rugueux au lisse, vernis et embossages proposent tout un parcours de sensation.

Anne Herbauts a recueilli pour ce livre les conseils des Doigts qui rêvent (maison d’édition spécialisée dans les albums tactiles pour enfants mal voyants) et a bénéficié d’une bourse de l’association « les Enfants de Sylvie ».

Dragons de poussière

Dragons de poussière
Thierry Dedieu
Hongfei Cultures, 2012

Peint sur la terre et dans le ciel

par Anne-Marie Mercier

Thierry Dedieu renoue ici avec l’exploit accompli dans le Maître des estampes (Seuil, 2010), en le portant à un degré encore supérieur : les noirs des encres sont superbes et mis en valeur par les petits personnages colorés qui apparaissent encore plus insignifiants face à elles. La fable est belle et poétique ; elle appelle les artistes à la modestie par son esprit de renoncement et de réflexion sur l’art et l’éphémère. Des textes en forme de Haikus célèbrent les esprits des saisons. Tout cela est très « zen ».

Mais les dragons, fussent-ils de poussière, sont bien là pour attester de la grandeur de l’artiste : qui s’abaisse est relevé. Chapeau l’artiste !

Comme on respire

Comme on respire
Jeanne Benameur
Thierry Magnier, 2011

Sidération, obstination

Par Anne-Marie Mercier

« Vous, moi, nous sommes chacun à notre poste. Nous veillons.
En chacun de nous veille l’enfant à la langue tue »

Ecrit pour « Un livre, une rose », opération qui fête la San Jordi et la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur de l’Unesco, ce livre-poème fait l’éloge de l’écriture mais de plus que cela. Penchée sur des dessins d’enfants marqués par la guerre, Jeanne Benameur écrit la souffrance de l’innocence et surtout de celle de ceux qui sont sans mots. Elle dit ce que peut l’écriture, à la fois rien et tout, face au malheur et à la cruauté des hommes, ce qu’elle peut pour les autres et pour elle-même.

La fonction de l’écriture : veiller, éclairer, consoler, savoir, refuser, continuer : écrire comme on respire, mais pas sans espoirs ni inquiétudes.

Au creux des îles

Au creux des îles
Chantal Couliou, Evelyne Bouvier
Soc et Foc, 2012

Au creux des temps

Par Dominique Perrin

La rumeur de la nuit,
l’océan sans limite
qui s’effondrent sur le sable épars.
La vie passe
tel l’effleurement du temps
soutenu par un vent épuisé. 

De Brest – ses oiseaux, ses grues, ses arbres, ses pluies – à « l’île » – ses arbres, ses fondrières, ses vents, ses sels – Au creux des îles tend des filins entre autobiographie d’inspiration existentialiste et géopoétique d’inspiration guillevicienne, en vis à vis d’une peinture concise, où chaque touche de pinceau engendre une vision. Si l’ambition de saisir le spectacle du monde par les voies d’un langage anthropomorphisant paraît le plus fécondement aboutie dans les poèmes consacrés résolument à « l’île », l’entêtement de chacun à dénuder son propre paysage verbal appelle l’admiration.