Fraternidad

Fraternidad
Thibault Vermot
Sarbacane, 2019

Deux Mousquetaires plus un

Par Anne-Marie Mercier

Malgré son titre, Fraternidad est un roman de solitude : celle du héros, Ed, souffre-douleur de ses camarades de lycée et amoureux transi d’une belle qui le regarde à peine, celle de sa sœur, harcelée sur internet par un pervers et incapable (croit-elle) de trouver de l’aide, celle de Selene, jeune polonaise qui rencontre Ed sur la toile et part de Varsovie, seule, pour le rencontrer.
C’est aussi un roman de liberté. Selene se joue des frontières, comme Ed, qui avec elle traverse la Manche dans la tempête en voilier. Tous deux se jouent des conventions et se font parfois un peu voleurs (pas trop mais assez pour que la police s’en mêle). Ed s’échappe souvent de son quotidien de lycéen pauvre ou de barman solitaire pour chevaucher dans la campagne, la nuit. Il s’échappe aussi de son époque en se rêvant poète, mousquetaire, bretteur, et en maniant l’épée avec une grande habileté contre les méchants, volant au secours de jeunes filles en détresse ou rossant ses persécuteurs, enfin, après une longue attente proche de la prostration.
C’est aussi un roman d’une grande liberté, insérant de la poésie dans la narration, parfois en pleine action, et pour dire l’action ; tantôt cette poésie est écrite ou proférée, ou lue (Keats, Mickiewicz) par les personnages, tantôt elle porte la voix du narrateur. On aborde au passage la légende du roi pêcheur, et même le pari de Pascal,  : encore un « connard à lunettes » d’après le troisième larron qui porte la voix du refus de la culture et de l’histoire, mais est finalement gagné par le rêve d’une fraternité héroïque. Roman monstre (plus de 600 pages), mêlant poésie sombre et scènes d’action prenantes, beau style et vulgarité, porté par des personnages anxieux, un suspens qui s’installe progressivement et explose dans les dernières scènes c’est un récit déroutant qui ne ressemble à aucun autre, tout en se plaçant sous le patronage d’un autre roman monstre, celui d’Alexandre Dumas, et la devise de ses mousquetaires : « un pour tous… »

Robêêrt (Mêêmoires)

Robêêrt (Mêêmoires)
Jean-Luc Fromental
Hélium, 2017

La condition animale vue par Robêêrt (ou Mémoires d’un mouton)

Par Anne-Marie Mercier

« Mouton, en principe, ce n’est pas un métier. Pas comme chien. On peut être chien de chasse, chien d’avalanche, chien d’aveugle, de berger, de cirque, de traineau, chien des douanes ou chien policier, une multitude de carrières s’offre à vous quand vous êtes chien.
Mais mouton…
Certes, nous sommes utiles en tant qu’espèce : couvertures, chaussettes, cache-nez, vestes de tweed et pull douillets, tout ça vient de nous… Ce n’est pas pour rien qu’on appelle « moutons » les petits tas de poussières qui trainent sous les meubles des maisons mal tenues.
Déjà, sans me vanter, il est rare qu’un mouton ait un nom. Tout le monde ou presque a un nom, quand on y réfléchit. Les chiens et les chats ont des noms, les poissons rouges en ont, une tortue peut s’appeler Janine ou Esmeralda, même votre ours en peluche jouit d’un patronyme.
Mais les moutons… »

Sans se vanter, avec une belle simplicité, Robêêrt nous raconte son histoire : comment, simple agneau, il a appris à parler chien auprès de celui qui assurait la garde du troupeau, puis cheval, puis humain… comment il a appris divers métiers : d’abord chien de berger, avec un certain succès, mais dans une grande solitude (les moutons n’aiment pas que l’un de leurs pareils « monte » en hiérarchie et donne des ordres) ; puis animal domestique dans la « Grande Maison », auprès de petites filles qui jouent avec lui, puis animal de compagnie d’un cheval de course un peu fou, et enfin chômeur en quête d’un travail à sa mesure (mais en dehors de la filière « laine-viande »…).
Au passage, on apprend beaucoup de choses sur le milieu hippique, les règles des courses et leurs coulisses : rencontres de propriétaires, jockeys, entrainements, déplacements en Angleterre ou ailleurs (Etats-Unis et Japon), sur la tricherie et les paris.

C’est très drôle, surtout à cause du petit ton sérieux utilisé par le narrateur pour raconter son histoire, et dans le détail de nombreux épisodes (comme le récit des techniques qu’il utilise pour calmer son cheval, et l’évocation des lectures qu’il lui fait – toutes sur le thème du cheval avec notamment la série des Flicka…). Les situations sont variées, c’est intéressant, avec un zeste d’aventure policière, un soupçon d’amour (tout le monde, chevaux et moutons, se marie à la fin), et une pointe de féminisme.
Les dialogues sont spirituels, tout comme le style qui emprunte souvent au thème lexical du mouton ou plus généralement de l’animal et ne craint pas de jouer avec les formes de l’autobiographie, comme dans le récit du voyage au Japon où concourent les chevaux :
« A l’arrivée à Tokyo nous étions déjà copains comme cochons. […] Je ne garde de cette nuit dans le « monde flottant », comme les poètes appelaient l’ancien Tokyo, qu’un souvenir très flou zébré d’images brutales, de la même matière que ces rêves qui vous secouent toute la nuit pour vous lâcher pantelant au réveil. Je me revois dans une rue bondée, stridente de bruits et de néons, j’entends des applaudissements, on crie sur notre passage, une forêt de smartphones se dresse, les flashes nous éclaboussent de leurs glorieux halos… »
Les jeunes lecteurs, que Robêêrt ne prend pas pour des agneaux de la dernière pluie, ne seront pas rebutés par le le style, tantôt original, tantôt recourant aux clichés, on peut en faire le pari : l’histoire de ce sympathique personnage les portera, comme son ton et son écriture.

Voir un  article dans Libération, par Frédérique Roussel, intitulé « Robêêrt, le vaillant petit mouton », qui classe avec justesse ce roman dans les romans initiatiques.
On connaît bien les éditions Hélium pour leurs albums, on oublie parfois qu’ils ont aussi une belle collection de romans et de romans illustrés (ici par Thomas Baas).

 

Le Merveilleux

Le Merveilleux
Jean-François Chabas
(Les Grandes Personnes), 2014

Merveilleux/fantastique/étrange…

Par Anne-Marie Mercier

le merveilleuxLe « Merveilleux » de cette histoire, c’est un objet bien « réel » si on peut dire cela d’un objet romanesque ; c’est le nom que son découvreur à donné à une pierre précieuse, un saphir, minerai de la famille des corindons : «  espèce minérale composée d’alumine anhydre cristallisé, de formule Al2O3 et aussi parfois noté α-Al2O3 avec des traces de fer, de titane, de chrome, de manganèse, de nickel, de vanadium et de silicium ». Les corindons sont presque aussi durs que le diamant et sont donc d’excellents outils d’aiguisage des métaux.

C’est cette perspective qui irrigue les premières pages du roman : dans les montagnes du Cachemire indien, un vieux forgeron part, sans attendre la fonte totale des neiges, à la recherche de nouveaux outils. Il trouve une pierre énorme et revient à sa forge en risquant sa vie à plusieurs reprises, ne sachant pas si ces dangers sont un signe de malédiction ou si le fait qu’il en réchappe de justesse soit un signe de bénédiction. Ces premières pages sont belles, mêlant la vie du vieil homme (travaux, société, deuils, religion…) avec son parcours dans un décor naturel sauvage jusqu’à la découverte de la pierre, inquiétante et « merveilleuse » qui semble le fasciner de manière diabolique. C’est un homme droit : dans sa vie, « il n’y avait que des devoirs et chaque droit avait un prix ». Le restera-t-il ?

La suite du récit est moins poétique, plus aventureuse, et plus subjective : la pierre change de main, et chaque nouveau propriétaire prend la parole à son tour, ou capte un point de vue, un peu comme dans le film d’Ophüls, La Ronde, tiré de la pièce d’A. Schnitzler. Le second a une place importante, à travers un récit par lettres dans lequel il raconte son voyage en Inde, les circonstances dans lesquelles il a trouvé la pierre, puis son retour, riche, en Angleterre. Bizarrement, sa personnalité, ou du moins ce qu’il exprime dans ces lettres (on ne saisit pas bien pourquoi : son correspondant est son meilleur et seul ami), se modifie : il passe du langage de l’abruti parfait et sûr de la supériorité des occidentaux à des interrogations, puis à une réflexion plus nuancée qui aboutit à la décision de vendre la pierre à un prix moyen pour repartir vivre en Inde. Le « merveilleux » serait-il ce qui nous change, une force (celle du récit de fiction pour enfant, « positif » ?), qui permet à chacun de devenir autre, d’être muri en profondeur par des rencontres et des épreuves ?

Pour les personnages suivants, cette force joue dans un sens inverse en exacerbant leurs défauts, les poussant à l’humiliation, au meurtre, au vol, ou conduisant les plus purs à la faute. La pierre semble provoquer la mort dans des circonstances violentes (même pour un brochet qui avait déjoué toutes les ruses des pêcheurs : il se fait prendre après avoir avalé la pierre).

La fascination du bleu pur, le désir de richesse ou de pouvoir, tout cela se mêle dans une diabolique « ronde » dont on n’a pas la fin, à moins de considérer comme telle celle du forgeron qui clôt ce livre. On ne sait à quel point ce récit est bancal délibérément ; il laisse néanmoins une impression de radicale étrangeté et joue avec les catégories avec brio.

Miss Charity

Miss Charity
Marie-Aude Murail
Illustré par Philippe Dumas
L’école des loisirs (medium), 2008

Peter Rabbit: roman historique

par Anne-Marie Mercier

C’est unMissCharityGRANDe surprise de trouver chez L’école des loisirs un ouvrage d’une telle dimension: un format inhabituel, un volume de 500 pages, cela fait beaucoup, même si les nombreuses illustrations de Philippe Dumas aèrent le texte. C’est une autre surprise de voir Marie-Aude Murail s’adonner à une biographie imaginaire proche à la fois du roman historique et du conte.

L’ensemble est composé d’éléments très divers et cependant a une grande unité. Le personnage est inspiré de la vie de Beatrix Potter (le lapin de Charity s’appelle Peter) et Philippe Dumas imite à merveille ses images (certaines sont presque des copies) tout en gardant son propre style. Béatrix-Charity recueille toutes sortes d’animaux quand elle est enfant, les peint lorsqu’elle est jeune « jeune-fille », vend des images à l’unité, puis écrit une histoire à partir de croquis de Peter faits pour distraire un enfant malade. Viennent ensuite des histoires de crapaud, souris, etc. Elle fait la cruelle expérience de la rapacité des éditeurs et de la difficulté à mener une vie indépendante pour une jeune fille de sa condition.

Charity écrit son histoire. Mi-journal, mi-autobiographie, le récit suit la vie d’une jeune fille solitaire de la bonne société anglaise, de son enfance à son mariage, tardif : fille unique avec quelques talents, puis fille à marier difficile à placer, puis personnage inclassable et déclassé, « vieille fille », originale, elle devient une artiste.

Avant de devenir une aquarelliste douée, Charity s’entoure d’animaux à la compagnie improbable : si le lapin passe, il n’en va pas de même du rat, du grillon, du canard, du corbeau. La société qui l’entoure apprécie diversement. L’enfant solitaire est plus proche des animaux que de ses parents ou des enfants de son âge. Elle les observe, relève leurs attitudes, part en rêverie à propos d’eux. Ainsi du corbeau Petruchio : « Quand Thabita cousait, Petruchio sautait autour de sa chaise, inspectant son panier à intervalles réguliers et l’observant elle-même d’un air de gravité exceptionnelle. Je pense que, si la vie lui avait accordé le bonheur de fonder un foyer, il aurait su repriser les chaussettes de ses enfants ». Ce mélange de formules toutes faites bien-pensantes, de choses entendues par l’enfant Charity, qu’elle mêle à sa rêverie farfelue est un des charmes constants du livre. Les illustrations de Philippe Dumas le redoublent : les petits corbeaux esquissés dans des positions différentes mais avec le même regard dépité sur leurs chaussettes à rayures trop larges sont parfaits de drôlerie.

Le regard sur la société anglaise du dix-neuvième siècle est acide : jeunes hommes ternes ou prétentieux, jeunes filles snobs mais qui seront brisées comme les autres par le mariage, dandys qui prennent Oscar Wilde pour modèle et en payent cher le prix, domesticité égarée, folle de chagrin et d’amertume, ou folle tout court. Dans les personnages positifs on trouve un précepteur allemand, une gouvernante française, un fils d’éditeur (le père est un requin, bien sûr), un jeune acteur. Autant dire que c’est à la marge que cette société est humaine. Le personnage du père de Charity est intéressant, épargné par le regard de sa fille. Marie-Aude Mural, contrairement à bien des auteurs, ne triche pas avec l’écriture à la première personne.

On y trouve de magnifiques personnages secondaires : la nurse écossaise au passé trouble qui transmet ses propres angoisses morbides à l’enfant. Si elle ne lui transmet pas sa folie tout entière, elle encourage certaines bizarreries et l’on se demande tout au long de ce long texte jusqu’où chacune pourra aller. L’histoire de la gouvernante française forme à elle seule un petit roman, rose au début de l’histoire puis d’une noirceur étonnante, qui renoue avec la veine de Dickens pour la description des « institutions charitables ». L’évocation de la campagne anglaise et du charmes des activités qu’on peut y mener donne envie de s’y installer jusqu’à la fin de ses jours.

Si l’on met à part le « happy end » fort peu vraisemblable, le roman est excellent, passionnant et attachant, mêlant réalisme et fantaisie, tendresse et férocité. De nombreux thèmes s’y entrecroisent : les animaux, la jalousie des femmes entres elles (sœurs, cousines, amies, mères et filles), la création, le statut des femmes, les relations mère-fille ou père-fille, l’amour de la campagne et de la solitude…)Ce mélange permet de ménager un suspens permanent (le mystère de la servante écossaise ne se dénoue qu’à la fin), ce qui aidera les jeunes lecteurs à aller jusqu’au bout de leur lecture.

L’ouvrage a été publié hors collections et c’est justifié tant il s’adresse à un public large, touche à des sensibilités différentes.

Un livre très touchant, drôle et grave. On se risquerait à dire le meilleur ou l’un des meilleurs de Marie-Aude Murail s’il était possible d’établir des comparaisons entre tant d’ouvrages aussi différents.

(notice publiée en 2008 sur le site sitartmag)

L’honneur du centurion (Les trois légions, t. 2, « The Silver Branch, 1957)

L’honneur du centurion (Les trois légions, t. 2, « The Silver Branch, 1957)
Rosemary Sutcliff
Gallimard jeunesse (hors série), 2011

Quand la série rejoint le cycle

Par Anne-Marie Mercier

rosemary sutcliff,gallimard jeunesse (hors série),romain,angleterre,roman historique,antiquité,armée,résistanceCe n’est pas tout à fait la « suite » de l’Aigle de la neuvième légion, mais ce l’est tout de même : on se trouve toujours dans la Bretagne antique occupée par les Romains, mais plus tard. Il y pleut autant. L’un des héros, le centurion Marcellus Flavius Aquila, est un descendant du héros du roman précédent et l’autre, le médecin militaire Tiberius Justus Justinianus, est un petit neveu.

Les deux jeunes gens font connaissance au moment où Justin débarque pour prendre son premier poste. Ils sympathisent immédiatement, deviennent inséparables et découvrent ensemble un complot qui se trame contre l’empereur Carausius. Celui-ci feint de ne pas les croire et les envoie pour cela aux frontières du nord. Le complot finit par réussir, et les soldats sont sommés d’obéir au nouveau maître, le traître que les deux jeunes gens avaient dénoncé. Obligés de fuir pour échapper à sa vengeance, ils désertent. L’obéissance militaire cède au devoir de résistance face à la trahison, face à l’injustice et à l’oppression.

Les deux héros « prennent le maquis », puis intègrent un mouvement de « résistance ». On l’aura deviné, tout le récit est marqué par le souvenir de la deuxième guerre mondiale, encore proche au moment de l’écriture du récit. Les militaires se traitent de « Monsieur » (« sir »), on est davantage dans l’Angleterre des années 40 que dans l’an 100 avant notre ère…

Mais c’est un beau récit héroïque, qui tranche avec la plupart des romans de ce genre par l’originalité des personnages rencontrés. Si le centurion est assez classique, son cousin bégaie, la grand-tante est pittoresque, la servante aussi ; on croise des bretons rebelles, des romains renégats, un passeur… Des vieux, des jeunes, des éclopés, des gros des maigres, des pas beaux, des maladroits… mais tous capables de  beaucoup d’héroïsme et de générosité.