Les Enfants d’Izieu

Les Enfants d’Izieu
Rolande Causse-Gibel, Gilles Rapaport (ill.)
D’Eux, 2024

Tombeau pour 44 enfants (et leurs éducateurs)

Par Anne-Marie Mercier

Le texte de Rolande Causse a parcouru tout un chemin avant de revenir sous la forme qu’en donnent les éditions d’Eux cette année. Il a été d’abord publié en 1989, au Seuil, dans une collection de littérature générale, puis republié, toujours au Seuil, en 1994, avec un témoignage de Sabine Zlatin, fondatrice avec son mari de la maison d’Izieu. Le texte était alors devenu livret d’opéra, celui de l’opéra-oratorio de Nguyen-Thien-Dao (1994). C’est sans doute ce passage par un spectacle destiné à un public large qui l’a fait passer en catégorie jeunesse (on pourrait ajouter que dès qu’il y a le mot « enfant » ou un personnage jeune, cela fait vite basculer un texte dans cette catégorie). Ce mouvement a été amplifié par les instructions officielles de 2002 et d’autres initiatives plus ou moins bien accueillies demandant d’enseigner dès l’école primaire, notamment à travers les enfants victimes, ce qu’a été ce qu’on a du mal à nommer et que, depuis le film de Claude Lanzmann, on nomme la Shoah. Le texte a ainsi paru en poche jeunesse en 2014 (Oskar, catégorie « roman », avec des documents et textes d’ateliers d’écriture) et il reparait à présent en album, dans une nouvelle version légèrement abrégée avec des illustrations de Gilles Rapaport.
La cruauté du sujet est redoublée par la spécificité de cette histoire : ce sont 44 enfants entre 4 et 15 ans qui sont déportés, avec leurs éducateurs ; la responsabilité du gouvernement de Vichy y est pleine et entière. Seule une éducatrice, Léa Feldblum, survira et racontera l’histoire que Rolande Causse raconte à son tour. Elle le fait sous la forme d’un journal, avec des notations brèves dans une forme proche du poème. Chaque enfant et chaque adulte est nommé, chacun apparait dans toute son humanité fragile. Le 6 avril 1944, c’est le jour de la rafle, avec l’avant heureux, les joies, les chagrins et les rêves des enfants, et puis l’irruption des soldats dans les belles vacances, le convoi en camion et la terreur de tous et de chacun. Le 7 avril 1944, c’est le train jusqu’à Drancy, et ensuite toutes les étapes jusqu’à Auschwitz, où le récit du voyage des enfants s’arrête à la porte du four crématoire pour se poursuivre avec celui de la survivante, Léa, qui y découvre l’horreur.
Gilles Rapaport qui s’était déjà saisi du thème de l’esclavage, avec l’album Un Homme (2007) et de celui de la déportation avec l’album Grand-Père (1999) en puissantes gouaches colorées a fait ici le choix de l’encre de Chine avec de forts contrastes de noir et de blanc et de superbes images parfois glaçantes. La première partie montre des jeux, des paysages inscrits dans une blancheur menacée par des ombres ou des taches. Les visages des enfants, et des adultes d’Izieu, esquissés, sont tantôt lumineux, tantôt barrés d’ombres qui les mangent. Les postures des personnages disent aussi bien que les mots l’effondrement et la douleur. Les soldats n’ont pas de regard et sont proches de la monstruosité. Les lieux du camp sont marqués par la désolation et un puissant sentiment d’horreur.
L’album est magnifique ; textes et images se répondent avec les mêmes but : faire exister les personnages de manière vibrante, et leur faire rencontrer l’inhumanité. On pourrait poser encore et encore la question de la légitimité de l’esthétique pour traiter d’un tel sujet (peut-on faire de la poésie depuis et à plus forte raison sur Auschwitz ?) : il y a de nombreux documentaires récents sur le sujet qui pourraient suffire  (Paroles et images des enfants d’Izieu 1943-1944, 2022, L’Institutrice des enfants d’Izieu, 2023… Voir aussi le podcast et le film sur le site de la BnF (médiathèque) et les textes et dessins des enfants conservés à la Bnf. On pourrait aussi dire que les faits suffisent sans ajouter le pathos de la forme. Pour justifier l’entreprise, on pourrait souligner la sobriété du texte et des images, le souci documentaire du premier et la pudeur du deuxième. Le débat reste ouvert.
Voici les derniers mots du texte :

Assassinés

Tous les enfants d’Izieu

Ce sont des enfants
Quarante-quatre

Pour toujours
Ce sont
Les enfants

LES ENFANTS D’IZIEU

 

 

Nick et Véra

Nick et Véra
Peter Sís
Traduit (anglais, USA), par Christian Demilly
Grasset jeunesse, 2022

Celui qui a « fait ce qu’il fallait faire » :  héros ordinaire ?

Par Anne-Marie Mercier

Comme toujours chez Peter Sís, la beauté des images accompagne sans lourdeur un propos intéressant et grave : ici il s’agit d’une histoire peu connue, celle d’un héros resté longtemps dans l’ombre : on découvre l’enfance heureuse de Nicky (Nicholas Winton), jeune homme insouciant, sportif et passionné d’escrime. Adulte, devenu banquier, un voyage à Prague, en 1938, lui fait comprendre une partie de l’étendue de la catastrophe à venir et la menace que fait peser l’Allemagne hitlérienne sur les juifs de la ville : il décide d’aider une organisation qui se charge de mettre des enfants à l’abri en les envoyant dans d’autres pays européens. Il s’agit de prendre leur nom, une photo, et de trouver pour eux une famille d’accueil (pour lui ce sera en Angleterre, où il vit), des papiers, un billet de train… Six-cent-soixante-neuf enfants sont ainsi sauvés. Les cent cinquante qui n’ont pas pu prendre le dernier train, bloqué par la déclaration de guerre, sont tous morts, à l’exception de deux. Véra fait partie des enfants pris en charge par le premier convoi organisé par Nicky.
Suit la vie de Nick, soldat pendant la guerre, puis menant une vie discrète dans les années qui suivent, ne disant rien de cet épisode, jusqu’au jour où la télévision britannique organise une rencontre surprise avec des membres du groupe de ces enfants rescapés. On voit une également partie de la vie de Véra, des bribes de ce qu’elle-même raconte dans le récit de son enfance qu’elle a fait publier en 1989.
On ne peut pas raconter des images, surtout celles de Sis : labyrinthes, nuages, lignes de fuite, ciels gris chargés d’avions gris, traits parfois enfantins proches du grotesque pour masquer l’horreur, couleurs suaves ou ternes, chaque double page est un poème : enfances perdues, pays dévastés, espoirs, retrouvailles, modestie, tout y est.

Idiss

Idiss
Richard Malka, Fred Bernard, d’après le livre de Robert Badinter
Rue de Sèvres, 2021

Par Anne-Marie Mercier

Richard Malka et Fred Bernard ont mis en images le livre de Robert Badinter consacré à sa grand-mère, Idiss, rescapée des pogroms de Bessarabie, morte en France en 1942 pendant l’occupation allemande, assez tôt pour ne pas voir ses fils et son gendre partir en déportation et y mourir. L’Histoire « avec sa grande H » accompagne la vie de la famille, de la Bessarabie à la France, avec les guerres du Tsar, la guerre de 14-18, le Front populaire et la montée du nazisme. Malgré la noirceur de l’horizon historique final, l’album est lumineux, les couleurs gaies dominent, les roses, les jaunes, les verts mettant en valeur les pages plus sombres.
C’est aussi une manière, pour l’auteur, de ne raconter qu’indirectement la vie de ses propres parents et de ses oncles massacrés : pudeur ou impossibilité à la Georges Pérec de dire la « disparition ».
Cet album a ainsi, paradoxalement, une part joyeuse : on y voit l’amour qui unit Idiss à son mari, à ses enfants et petits-enfants, les moments de bonheur dans les temps de paix, et notamment à Paris. Sa façon de s’adapter, alors qu’elle vient d’une autre culture et est illettrée. On voit aussi l’itinéraire de ses enfants, leurs études, leur mariage, les réunions familiales autour d’Idiss, les vacances…
C’est une belle vie, racontée avec tendresse et humour, dans laquelle Idiss apparait comme une héroïne ignorée : une mère prête à tout pour protéger ses enfants, son mari, une femme consciente de la fragilité du bonheur, toujours prête à l’accueillir.
C’est un beau modèle de vie de femme de ces temps et de l’intégration d’une famille dans la société française du XXe siècle, de la grand-mère illettrée au petit fils avocat et ministre.

Rose blanche et La Petite Fille en rouge

Rose blanche
Christophe Gallaz, Roberto Innocenti (ill.)
Gallimard jeunesse, 2019

La Petite Fille en rouge
Aaron Frisch, Roberto Innocenti (ill.)
Gallimard jeunesse, 2013

Retours de classiques, sombres chemins

Par Anne-Marie Mercier

Le trait de Roberto Innocenti est ici aussi beau que ses histoires sont sombres. Dans La Petite Fille en rouge, version du « Petit Chaperon rouge », il présente une histoire tragique à la fin de laquelle une mère attend une fillette qui ne reviendra pas, perdue dans la grande forêt éclatante de lumière qu’est la ville, et capturée par un homme inquiétant. Dans Rose blanche, l’artiste délaisse l’univers du conte pour celui de l’histoire et le prédateur est ici non plus un individu désocialisé mais une société tout entière, celle de l’Allemagne nazie.
Rose vit dans une ville où elle voit passer des convois de véhicules qui emmènent des gens invisibles vers une destination inconnue. Un jour, après avoir vu un petit garçon qui tentait de s’enfuir de l’un de ces camions, elle suit la route et découvre un camp de concentration. Chaque jour, elle revient pour apporter du pain aux enfants.
On éprouve une certaine gêne devant l’invraisemblance de cet aspect de l’histoire qui risque de masquer la vérité du reste et celle du contexte historique.
Le charme, certes paradoxal, de l’album, est dans ses images aux tons bruns où l’on retrouve le souci du détail de l’artiste et l’expressivité des visages : elles donnent une vision triste d’une petite ville allemande de cette époque, pour s’échapper ensuite dans un univers qui évoque la forêt des contes, avec l’horreur et la mort au bout du chemin. La petite fille en rouge suit elle aussi un chemin compliqué et long, mais coloré de toutes les séductions de la ville moderne, jusqu’à sa fin que l’on devine tragique, comme  celle de Rose.

Rose blanche a été publié une première fois en 1985, chez le même éditeur. Il est indiqué que Christophe Gallaz est auteur du texte, « sur une idée de Roberto Innocenti ». Il existe une autre version de la même histoire avec le même titre, et comme auteur du texte le célèbre Ian McEwan, (Penguin, 2004).

 

 

Ce qu’ils n’ont pas pu nous prendre

Ce qu’ils n’ont pas pu nous prendre
Ruta Sepetys
Gallimard (pôle fiction), 2015

Par Anne-Marie Mercier

Ce roman couvert de prix, aussi bien aux USA qu’en France, les mérite à bien des égards : l’histoire, poignante, s’insère dans un épisode peu connu de la deuxième guerre mondiale : la déportation des lituaniens en Sibérie, en 1941, au moment de la rupture du pacte germano-soviétique, sous Staline. Très proche de récits des camps auquel il emprunte quelques thèmes et idées (Si c’est un homme de Primo Levi est très présent en filigrane), il retrace les souffrances de la narratrice et de sa famillle : sa mère et son jeune frère.

Lina a 15 ans, puis 16 ; dans sa narration, elle alterne ses récits des trajets interminables en wagons à bestiaux, des séjours misérables et des travaux harassants dans les camps avec des souvenirs de la vie d’avant, dans lesquels, à travers les moments heureux du quotidien on peut deviner l’orage qui approche, la résistance qui s’organise autour du père, les dangers qui les entourent. Le personnage de la mère est superbe de dignité et de courage, celui du petit frère est touchant ; Lina résiste à sa façon, portée par l’espoir de retrouver son père, par l’amour qui naît entre elle et un jeune garçon, et par les dessins qu’elle parvient à faire, autant pour se libérer que pour témoigner. La vie dans les camps est rendue dans un grand détail, proche du reportage.

Seule ombre au tableau, le manichéisme du roman, même s’il est bien compréhensible vu le contexte : les Lituaniens sont presque tous solidaires et vertueux ; on comprend aisément que les russes du NKVD soient portraiturés sous un jour sinistre (seul un russo-polonais est montré de manière plus nuancée); le médecin russe qui intervient à la fin du roman apparaît cependant comme un libérateur (on peut y voir une figure proche de celle du médecin russe dans le roman de Aharon Appelfeld, Adam et Thomas. Le traitement du personnage du seul juif de l’histoire s’avère beaucoup plus gênant : fallait-il le montrer sous un jour aussi antipathique, inspirant le dégoût : il est égoïste, amer, sachant beaucoup de choses et en livrant peu, assénant des vérités qui font mal et n’éprouvant aucune reconnaissance apparente pour ses compagnons de captivité qui le sauvent à plusieurs reprises et s’occupent de lui avec dévouement, tout en ne recevant de lui que des reproches et des quolibets ? L’invraisemblance de leur altruisme est un autre symptôme du défaut de l’ouvrage. J’ai cherché sur les sites qui rendent compte du livre en le couvrant d’éloges : pas un mot sur cela.