Esther

Esther
Sharon E. McKay
Traduit (anglais, Canada) par Diane Ménard
L’école des loisirs (grand format), 2016

Histoire d’une fille déguisée en garçon

Par Anne-Marie Mercier

Le récit commence à Québec, en 1738. L’intendant de la ville interroge quelqu’un qu’on lui présente comme un jeune marin, tout juste débarqué, et apprend son histoire : ce jeune marin est une fille, Esther, née dans une famille juive de Bayonne. Comme Shéhérazade, Esther sait que son sort dépendra de son histoire. Cependant, elle raconte (du moins on le pense) toute la vérité. A la fin du roman, son sort semble scellé…
La vie d’Esther est un… roman, même si l’on apprend à la fin du livre qu’elle est tirée de faits vrais, du moins qu’une fille est bien arrivée à Québec à cette époque sous une identité de matelot. Mais tout ce qui a précipité cette jeune fille vouée à une vie tranquille est une succession d’événements inattendus, surprenants, parfois incroyables qui tiennent le lecteur en haleine.
Le caractère de l’héroïne est le principal moteur de l’aventure : elle est curieuse, refuse de se laisser enfermer, de se laisser marier, exploiter, prostituer, etc. Elle a aussi un grand cœur qui lui fait tenter de sauver d’autres qu’elle. Passant d’une vie d’enfant choyée à l’errance, d’un travail en cuisine fort rude à une existence dorée de future favorite royale (péripétie bien improbable et dont on pourrait se passer), elle est portée par de nombreuses fidélités : fidélités à sa famille, tout en s’en éloignant, à sa religion, malgré bien des difficultés , à son ami- amour qu’elle cherche dans le port et sur les mers.
Cela fait un assez joli roman historique, qui retrace avec beaucoup de détail la vie du quartier juif de Bayonne, l’animation des boutiques et du port, la vie ordinaire et extraordinaire de ces côtes.

Lise et les hirondelles

Lise et les hirondelles
Sophie Adriansen
Nathan 2018

A la mémoire des enfants de juillet

Par Michel Driol

Juillet 1942 à Paris : Lise voit ses parents et ses frères emmenés par la police. Par culot, ou inconscience, elle va libérer ses deux jeunes frères, rôde autour du Vel d’Hiv, espérant la libération de ses parents. La fratrie, hébergée d’abord à Paris, puis dans le Nord, enfin à Paris, traverse toute la guerre, les rationnements, les dangers, les espoirs.

Voici un roman historique, écrit à la première personne, qui donne à entendre la voix singulière d’une fillette juive, d’origine polonaise, durant la seconde guerre mondiale. Il s’agit de montrer comment toute une vie simple, faite de relations familiales stables, peut  basculer dans l’horreur en un instant. Adolescente, Lise se retrouve en charge de ses deux jeunes frères, et raconte, avec des mots simples ce qu’elle voit, perçoit du monde, entre les privations à Paris et l’abondance relative de la nourriture du Nord, entre Français aux attitudes bien différentes, et Allemands parfois positifs. L’auteure multiplie les courtes scènes, comme autant d’éclairages sur la traversée de cette période, la construction d’une personnalité, et le respect de ses convictions (une scène, en particulier, très forte, où Lise doit choisir une fable à réciter en présence d’Allemands).  Traverse le roman la figure des hirondelles, qui fascinent l’héroïne, comme un leitmotiv quasi musical, comme une figure du destin qui peut se révéler moins sombre qu’on ne pourrait le croire.

Dans le silence qui s’installe, écrit l’auteure dans la postface, perce l’évidence que la fiction historique sera bientôt le seul moyen d’entretenir le souvenir des témoins. Le roman parvient tout à la fois à accomplir ce devoir de mémoire, tout en permettant de se rattacher et de s’identifier à une héroïne du quotidien, de l’âge du lectorat visé. Il  rend sensible l’horreur du nazisme, de l’antisémitisme, et la croyance en un futur plus heureux. Une photo finale, montant la vraie héroïne et ses parents sur une plage, avant la guerre, illustre ce rapport complexe entre vérité historique et roman, et montre que tout ceci n’est pas qu’une fiction.

La Piste cruelle

La Piste cruelle
Jean-François Chabas
L’école des loisirs, 2014

Sans les Indiens

Par Anne-Marie Mercier

la-piste-cruelleChaque livre de Jean-François Chabas est une surprise. Celui-ci l’est en partie par sa narration et en partie par sa fin ou plutôt son absence de « fin ».

Le récit débute in medias res : un grand oiseau se pose près de trois enfants qui marchent seuls dans le désert ; l’aîné, le narrateur, essaie de le tuer avec le revolver que son père lui a laissé et échoue. Affamés, assoiffés, perdus depuis que leurs parents ont disparu, les trois enfants, deux garçons et une fille (entre 11 et 8 ans) tentent de suive la direction qui doit les mener à San Francisco, par un chemin peu fréquenté.

Les circonstances qui les ont amenés là, en 1879, depuis leur pays de Calabre, les choix quant à l’itinéraire, l’achat des armes, les projets, les rencontres, accompagnés de leurs parents puis sans eux, la folie de la mère, tout cela est rapporté petit à petit. Quelques scènes inquiétantes comme la rencontre d’une horde d’animaux enragés et celle d’indiens immobiles et muets en font un récit d’aventures.

Mais ce sont surtout les personnages des enfants qui sont intéressants : l’aîné sérieux, voulant garder son autorité mais doutant de lui et de ses décisions, le second en révolte, la troisième dans une posture proche de celle de la mère, tantôt folle de peur, tantôt aidante. Enfin, le sauveur, Salomon Weismann, juif austro-hongrois cherchant une vie libre est une belle personne, simple et généreuse, un beau portait d’homme.

 

J’ai fui l’Allemagne nazie. Journal d’Ilse, 1938-1939

J’ai fui l’Allemagne nazie. Journal d’Ilse, 1938-1939
Yaël Hassan
Gallimard (« Folio junior », « Mon histoire »), 2015

Sissi, Journal d’Élisabeth, future impératrice d’Autriche, 1853-1855
Catherine de Lasa
Gallimard (« Folio junior », « Mon histoire »), 2015

Grande Histoire et petits histoires d’adolescentes 

Par Anne-Marie Mercier

La collection « mon histoire » de folio junior se refait une jeunesse (notons que les nouvelles maquettes n’apparaissent pas encore dans le catalogue sur le site de cet éditeur :

Ces deux rééditions montrent en partie les deux voies que suit cette collection. Le principe général est de raconter la grande histoire à travers la petite, grâce au témoignage d’un personnage enfant ou adolescent (j’avais beaucoup apprécié l’histoire de l’apprenti de Gutenberg). Parfois le personnage (féminin, ce qui donne un point de vue de coulisse) est proche des sphères du pouvoir, dans d’autres cas (on y trouve davantage de garçons) il est en situation précaire et lutte pour sa survie. Catherine de Lasa (voir chronique suivante) s’est fait une spécialité de la première, Isabelle Duquesnoy également pour certaines de ses œuvres. Yaël Hassan explore plutôt la deuxième voie.

Le Journal d’Ilse est un beau roman, intéressant (une histoire ahurissante et peu connue, celle du bateau Le Saint-Louis qui transportait des juifs allemands vers Cuba entre 1938 et 1939, destination qu’il s n’atteindront pas. Mais le récit commence bien avant, lors de la « Nuit de cristaljournal ilse ». L’auteure prend donc soin de justifier la tenue de cet écrit particulier : Ilse écrit pour conjurer la peur qui s’est installée dans sa famille. Elle donne à son récit un rythme irrégulier, ponctué de temps forts, de moments d’abattement, de retour sur soi, ou de long silences dont on apprend un peu plus tard la raison. Les émotions d’Isle, ses espoirs et ses déceptions, ses rencontres qui développent des histoires qui auraient pu être d’amour en d’autres temps ou d’amitiés trahies ou fidèles permettent d’incarner bellement le récit historique et faire saisir de l’intérieur ce qu’on peut éprouver quand notre communauté est mis au ban de l’humanité.

Trois ânes (conte)

Trois Ânes (conte)
Michel Séonnet
L’Amourier (Thoth), 2009

Citoyens de la République

Par Anne-Marie Mercier

Voilà un conTroisaneste bien moderne pour notre bonheur, et bien d’actualité pour notre malheur, bien ancré dans le monde réel, même si la vraisemblance est quelque peu suspendue, pour le plaisir de la fable et son exemplarité.

Il était donc… une nuit, dans une ville, on ne sait pas bien laquelle, avec ses pavillons, ses immeubles, ses boulevards déserts, il était un âne appelé Semper (qui signifie « toujours » en latin, ce qui n’est pas indifférent), échappé du garage où on l’avait enfermé. Derrière lui court Lino, fils du propriétaire de l’âne, puis l’ennemi de Lino, Samir, puis Sara qui ne les aime pas, puis monsieur Crouzon, le gardien du collège, haï des trois enfants et le leur rendant bien.

Tous courent, étrangement happés par la course de l’âne ; celui-ci suit un chemin mystérieux qui les fait passer par les étapes de leur histoire et de celle de leur famille pendant la dernière guerre où tous luttaient pour la même cause et le même camp, étapes où un âne joue le premier rôle. Chemin faisant, ils se racontent, se heurtent, se soutiennent, créent les liens qui manquaient. A « l’arrière », la police, les familles et les voisins, d’origine italienne, arabe, juive, s’alarment, s’accusent, et enfin s’entraident ; en retrouvant les enfants, ils renouent avec une histoire commune  oubliée, une histoire de libération et de fraternité.

Un beau conte, magnifiquement écrit, saisissant et touchant, et un livre à la fabrication soignée, sur beau papier crème.

http://www.amourier.com/les-collections/thoth/381-trois-anes.php

Et pour poursuivre la réflexion, un article de  Tramor Quemeneur,  paru dans L’Ecole des lettres – jeudi 8 janvier 2015): racisme et terrorisme

Rappelons aussi la très belle BD de sociologie sur l’immigration algérienne, Les Mohamed, de J Ruiller chez Sarbacane (2011) chroniquée sur lietje.

Adam et Thomas

Adam et Thomas
Aharon Appelfeld
Traduit (hébreu) par Valérie Zenatti
L ‘école des loisirs, 2013

 Robinsons du ghetto

Par Anne-Marie Mercier

adam-et-thomasLes robinsonnades partent souvent d’une situation quelque peu artificielle et improbable pour installer une situation expérimentale, un laboratoire fictionnel, censé montrer les profondeurs de l’âme enfantine, son côté lumineux et résilient ou son côté noir (sur le modèle de Sa Majesté des mouches) tout en distrayant avec la découverte du lieu, enchanteur ou non, et les ressources de débrouillardise des petits héros.

Ici, on retrouve tous ces aspects : les deux enfants réfugiés dans la forêt construisent des abris, vivent avec les animaux qui passent, se nourrissent de baies et d’eau de source, mais la réflexion est ancrée dans l’histoire : leurs mères les ont amenés là, chacune séparément, non pour les y perdre mais pour les cacher, loin du ghetto en proie au chaos (sans doute celui de Czenowicz où est né Appelfeld, en 1932). Ils voient les flammes qui consument la ville, entendent le bruit des canons et des fusillades, la course de fuyards au pied de leur arbre; ils secourent quelques un de ceux-ci. Ils ne survivent que grâce à l’aide d’une petite fille réfugiée dans une ferme proche, Mina, dans laquelle ils reconnaissent une camarade de classe à qui ils ne se sont jamais intéressés, et aux dons d’un inconnu. Ils souffrent de la faim, du froid et vivent dans l’angoisse.

Loin d’être une simple parenthèse comme dans de nombreux récits contemporains, l’« île » est un lieu de réclusion, une malédiction. On retrouve l’esprit du Robinson de Defoe :

« N’est-ce pas étrange, nous vivons dans la forêt sans nos parents et nos amis. Qu’avons nous fait de mal ? J’ai l’impression que c’est une punition. Je ne comprends pas bien qui nous punit et pourquoi ?

– Nous sommes juifs, lui répondit Adam comme une évidence. »

Adam, 9 ans, est fils d’un artisan croyant ; il connaît bien la forêt « et tout ce qu’elle contient ». Son camarade de classe, Thomas, est un bon élève, fils d’intellectuels laïcs ; il ne sait rien de la nature. Ils échangent leurs savoirs sur le monde, la situation, les raisons qui font qu’ils doivent se cacher, en reprenant des formules qu’ils ont entendues chez eux et les opinions de leurs pères : d’après l’un, il faut agir pour ne pas trop réfléchir, l’autre veut comprendre. Qu’est ce qu’être juif, pourquoi sont ils pourchassés, reverront-ils leurs pères et leurs grands parents, pourquoi leurs mères tardent-elles tant à venir les chercher, auraient-ils mieux fait d’aller se réfugier chez une femme qu’ils savent méchante, comme elle l’avaient conseillé ?

Si la fin est relativement heureuse (les mères reviennent, les Russes libèrent la ville et sauvent Mina mourante), le traitement qu’a subi Mina, battue par le paysan censé la sauver, un « homme au cœur vide », laisse une ombre sur l’apprentissage des deux enfants, comme l’absence de réponse aux autres questions.

Ce regard sur une période sombre de l’histoire est porté par un récit sobre et prenant, un regard sensible sur la vie de la forêt comme sur les relations entre les deux enfants ; les aquarelles de Philippe Dumas rendent avec douceur la fragilité et la beauté des moments et des êtres, les souvenirs et les songes. Le narrateur ne donne jamais de leçons, il se contente d’énoncer les faits pour laisser la place au dialogue des deux enfants ou à leurs pensées secrètes et à leurs rêves.

Ce très beau récit est le premier livre pour la jeunesse de Aharon Appelfeld. Il reprend son expérience de la période de la guerre en Roumanie pendant laquelle, après avoir vécu dans le ghetto, il est déporté en Ukraine. En 1942 (âgé de 12 ans), il s’est enfui et a survécu dans la forêt puis chez des paysans, jusqu’à l’arrivée de l’Armée rouge.