Le Bain de huit heures

Le Bain de huit heures
Nina Blanchot
Tsarines, 2022

Le héros de huit heures (le/la prof)

Par Anne-Marie Mercier

Après l’ouvrage de Sarah Alami publié chez le même éditeur (Tsarines), Comment lire de vieux textes avec de jeunes élèves ?, qui proposait des séquences de français, voilà l’éditrice elle-même qui prend la parole, pour dire autrement son expérience du métier de « prof de français » (ou de lettres…).
Dans un roman graphique beau, coloré et inventif, jouant de manière variée avec les cadres, rythmé, elle raconte des fragments de sa vie de prof : le cauchemar qui lui vient en fin d’été, au moment où la rentrée approche, le souvenir de son premier cours, l’allure de sa première année, les moments marquants, les échecs cuisants et les probables réussites. Le dessin mêle portraits et décors à grands traits et figures inventées : oiseaux de malheur, sourires flottants… Les dispositions labyrinthiques, les flous, les explosions, toutes sortes d’événements graphiques donnent à cette vie une présence. C’est un réel vécu et senti, éprouvé, que nous sommes invités à visiter.
Le discours est plein de modestie : l’autrice ne se présente pas comme une héroïne du savoir (de très belles réflexions sur la connaissance, représentée comme un cachalot), ni de la pédagogie, ni comme une martyre de la cause. Elle se met parfois en accusation ; à d’autres moments, discrètement, elle s’interroge sur l’institution.
Le ton reste léger. Les dialogues de la débutante avec son compagnon en fin de journée sont drôles et grinçants dans le décalage qu’ils suggèrent. L’espoir d’avoir semé quelque chose fait tenir debout, comme les rencontres avec les ami/es, l’humour, et l’amour de la poésie.
Le livre s’achève en glorification, timide mais réelle, de ces combattant/es du quotidien : « prof : la routine héroïque ».

 

 

 

 

Anne de Windy Willows

Anne de Windy Willows
Lucy Maud Montgomery
Monsieur Toussaint Louverture, 2022

Au gré des vents, cap sur le bonheur

Par Anne-Marie Mercier

On retrouve encore une fois (mais pas la dernière !) Anne « avec E », la petite orpheline pleine de rêves, devenue une adolescente, puis une étudiante, qui maintenant, dans ce volume, entre dans la vie d’adulte, fiancée et nommée comme enseignante loin de chez elle, et surtout loin de son amoureux.
Cela donne lieu à une particularité de ce volume qui montre comment l’auteure arrive à faire série sans trop se répéter : le récit est tantôt à la troisième personne, assuré par une narratrice qui, comme dans les volumes précédents, prend parfois une légère distance avec son héroïne, tout en pastichant parfois son style enthousiaste, tantôt mené par Anne elle-même, à travers les très longues lettres qu’elle écrit à Gilbert.
Celles-ci reflètent tout un art de la correspondance : celui d’Anne, à travers des récits vifs, mais aussi celui d’un style archaïque et guindé qu’elle emprunte à l’une des veuves chez qui elle loge, florilège de formules de tendresses chastes et respectueuses. Les lettres d’Anne sont chastes également : nous sommes prévenus du fait que certains passages, trop amoureux, seront supprimés, n’étant destinés qu’à une seule personne – petite illusion de réalité –, ce qui permet de montrer un personnage très amoureux et même passionné sans choquer les jeunes lecteurs (lectrices en l’occurrence).
Quant à l’intrigue, elle est pleine de péripéties : Anne arrivera-t-elle à gagner la confiance des habitants ? viendra-t-elle à bout de l’hostilité de ses élèves ? Que deviendra la pâle Elisabeth, fillette délaissée qui vit dans le jardin voisin du sien (ce personnage semble calquée sur l’enfance de l’auteure) : Anne parviendra-t-elle à lui faire retrouver son père ?
On retrouve le charme des volume précédents avec des dialogues piquants, des personnages secondaires étonnants (notamment l’étrange et contradictoire Rebecca Dew et son ennemi, le chat), la drôlerie des situations mettant en scène l’hypocrisie mondaine, le tragique des destinées de certaines des amies d’Anne à la jeunesse brisée, la poésie des lieux, notamment celle du manoir de Windy Willows, « une maison à la personnalité exquise », et surtout les rêveries typiques d’Anne (ou de l’auteure) sur le monde, les âmes sœurs et la couleur des vents.

Mes Débuts dans l’art

Mes Débuts dans l’art
Chris Donner
L’école des loisirs (médium), 2013`

Anciens contre Modernes

Par Anne-Marie Mercier

Mise en page 1Après avoir donné une leçon d’écriture (Emilio ou la petite leçon de littérature, collection Neuf, 1994), Chris Donner propose à des adolescents plus âgés un itinéraire d’artiste… pour finir par une autre leçon de littérature, le tout à travers un récit de formation.

Comme souvent dans ses romans, le héros a le malheur d’être né dans une famille aimante et attentive qui ne veut que son bien. Son père, notamment, souhaite que son enfant cultive le don que lui a donné la nature : un superbe talent de dessinateur. Entré contre son gré dans une école d’art, David vit de façon personnelle l’affrontement entre les deux professeurs qui représentent deux courants de l’art : le professeur d’art classique voit en lui un nouveau Michel-Ange et le professeur d’art contemporain le considère comme un attardé irrécupérable. À travers leur conflit, le jeune lecteur pourra découvrir les questions qui traversent l’art contemporain, son rapport à l’argent, à l’originalité, à la performance, à l’intervention etc.

Chris Donner prend ici le parti des Anciens contre les Modernes ; les perspectives de l’art d’aujourd’hui sont vues de façon très caricaturale et comique. Le lecteur pourra rire aussi du portrait de la ville de Reno qui tente de se construire une âme en créant une école d’art au milieu des casinos. Tout cela est raconté avec beaucoup d’humour, mais une pointe de désenchantement : où va l’art ? Qu’est-ce qui fonde une politique culturelle ? La réponse de Chris Donner, pour ce qui est des arts plastiques est plus que pessimiste mais sans doute ne faut-il pas la prendre trop au sérieux et rire simplement du ton faussement détaché avec lequel le narrateur nous décrit les situations navrantes dans lesquelles il se retrouve à cause de son don.

Qui a piqué les contrôles de Français ?

Qui a piqué les contrôles de Français ?
Nicolas de Hirsching, Fanny Joly

Casterman, 2011

Délire pédagogique

Par Anne-Marie Mercier

 Cet album propose la réédition d’un titre publié en 2000 et épuisé depuis. Un dossier retrouvé dans une poubelle est apporté au commissariat de police; il contient des rédactions corrigées à l’encre rouge et notées. Le sujet de ces devoirs est « vous passez un après-midi avec votre grand-mère, racontez »…

Les devoirs des élèves sont d’une très grande variété et de longueur variable, de trois pages à deux lignes (« moi je ne passe pas de mercredi avec ma grand-mère, elle est morte »). Même dans ce cas, le professeur est très en verve et a réponse à tout, que ce soit sur la forme ou sur le fond. On rit beaucoup en lisant les devoirs des enfants : trouvailles de langage, dialogues savoureux, situations extravagantes ou, à l’inverse, platitude scolaire consternante (obtenant de fort bonnes notes). Pour en lire des extraits, voir la chronique de Catherine Gentile sur ricochet (http://www.ricochet-jeunes.org/livres/livre/44217-qui-a-pique-les-controles-de-francais). Mais ce sont les remarques dans les marges et en fin de devoir qui sont les plus cocasses. L’institutrice n’est pas en peine de discours moraux (« c’est pas beau de rapporter », « n’as-tu pas une notion de l’amour trop intéressé ? » « Il n’est pas bien de se moquer des infirmités des vieux », « tu pourrais parler à ta grand-mère sur un autre ton ! », « Et tu trouves ça drôle ! » « Je suis atterré par ton manque de morale et de conscience »).

Elle prononce des jugements sur les familles (« une grand-mère inexistante, une mère souvent absente, un père exhibitionniste et violent, je comprends maintenant pourquoi tu écoutes si peu en classe ! ») ou au contraire félicite parents et enfants (« Continue, charmante enfant » « Ah Ah Ah, je me régale ! »), Elle donne son point de vue (« Quel fumiste, ce Picasso ! »), se fâche lorsqu’on parle d’elle ou lorsqu’elle croit qu’on parle d’elle, se raconte un peu (son enfance, ses relations avec son petit-fils…).

Enfin on a un exercice de réécriture savoureux lorsque l’institutrice recopie en bon langage un torchon écrit par un enfant afin de pouvoir lui mettre une très bonne note (la grand-mère de cet enfant est une institutrice à la retraite).

Dans cette nouvelle édition chaque copie est imprimée en caractères imitant une écriture manuscrite correspondant à la personnalité de chaque élève, l’ensemble est relié sous la forme d’un dossier à élastique un peu fatigué, les pages sont en papier quadrillé séyès, enfin c’est un bel emballage pour un ouvrage très drôle et néanmoins utile pour réfléchir sur le genre de la rédaction scolaire. La caricature n’est-elle pas un reflet déformé et exagéré du réel ? Ici, c’est un « réel » très daté, mais qui peut alerter sur les dangers d’un retour possible et les dérives possibles du métier de professeur… et d’élève, sans parler de celui de grand parent.