Le Bain de huit heures

Le Bain de huit heures
Nina Blanchot
Tsarines, 2022

Le héros de huit heures (le/la prof)

Par Anne-Marie Mercier

Après l’ouvrage de Sarah Alami publié chez le même éditeur (Tsarines), Comment lire de vieux textes avec de jeunes élèves ?, qui proposait des séquences de français, voilà l’éditrice elle-même qui prend la parole, pour dire autrement son expérience du métier de « prof de français » (ou de lettres…).
Dans un roman graphique beau, coloré et inventif, jouant de manière variée avec les cadres, rythmé, elle raconte des fragments de sa vie de prof : le cauchemar qui lui vient en fin d’été, au moment où la rentrée approche, le souvenir de son premier cours, l’allure de sa première année, les moments marquants, les échecs cuisants et les probables réussites. Le dessin mêle portraits et décors à grands traits et figures inventées : oiseaux de malheur, sourires flottants… Les dispositions labyrinthiques, les flous, les explosions, toutes sortes d’événements graphiques donnent à cette vie une présence. C’est un réel vécu et senti, éprouvé, que nous sommes invités à visiter.
Le discours est plein de modestie : l’autrice ne se présente pas comme une héroïne du savoir (de très belles réflexions sur la connaissance, représentée comme un cachalot), ni de la pédagogie, ni comme une martyre de la cause. Elle se met parfois en accusation ; à d’autres moments, discrètement, elle s’interroge sur l’institution.
Le ton reste léger. Les dialogues de la débutante avec son compagnon en fin de journée sont drôles et grinçants dans le décalage qu’ils suggèrent. L’espoir d’avoir semé quelque chose fait tenir debout, comme les rencontres avec les ami/es, l’humour, et l’amour de la poésie.
Le livre s’achève en glorification, timide mais réelle, de ces combattant/es du quotidien : « prof : la routine héroïque ».

 

 

 

 

La Brigade de l’oeil

La Brigade de l’oeil
Guillaume Guéraud
Rouergue, 2019

Le Fahrenheit 451 des images

Par Anne-Marie Mercier

L’univers décrit par Guillaume Guéraud en 2007 (il s’agit ici d’une réédition en grand format d’un poche de « doAdo noir ») ressemble à une inversion de celui que l’on trouve dans le roman célèbre de Bradbury, Fahrenheit 451 : ici, ce ne sont plus les livres qui sont traqués, mais les images, toutes les images. Elles sont soupçonnées d’asservir les esprits, de fausser les jugements, de faire l’apologie de la violence et d’être l’opium du peuple. On les brûle. Au contraire, la littérature est au centre de la culture (on parle un peu du théâtre, mais pas autant qu’on aurait pu) : les rues portent des noms d’écrivains, la faculté des lettres est l’objet de toutes les attentions…

Monde idyllique ? non : tout cela a été accompli à travers une répression sauvage menée contre les cinéphiles, les artistes, les amateurs de porno, les sentimentaux attachés à leur passé… Plusieurs scènes décrivant des massacres montrent la brutalité de la Brigade de l’oeil (un genre de police des mœurs, et notre présent rejoint le livre) qui lutte contre ceux-ci et l’acharnement des défenseurs d’images. L’impératrice Harmony veille sur tout, et l’on apprend qu’elle est même l’auteur des livres du philosophe qui dicte sa conduite à toute la société. Tout cela rappelle les pires moments des régimes totalitaires, notamment celui de Ceausescu, mais fait écho à d’autres récits comme 1984 qui montrent comment on peut guider par la propagande et la police de la pensée toute une société.

Lorsque l’histoire commence, le « mal » est quasiment éradiqué et l’on suit un lycéen réfractaire, Kao, qui entre en contact avec les derniers résistants, et un capitaine de la Brigade. L’alternance des points de vue donne à ce récit une épaisseur humaine intéressante (chacun a ses raisons et doute parfois). Tout cela se finit très mal, mais entre-temps on aura vu l’importance des images, leur force, leur capacité à témoigner de l’Histoire (belle évocation de Nuit et brouillard) et on aura pu lire un bel hommage à toute l’histoire du cinéma (Les Temps modernes de Chaplin joue un rôle de premier plan).

Ce texte est provocateur, tant il prend le contre-pied de toutes les condamnations du monde des images dans lequel nous vivons et fait le procès de la lamentation sur la perte d’influence de la littérature mais il fera consensus (ou du moins un certain consensus) sur un point : la télévision seule est condamnée par tous.

Le suspens est très bien mené, les personnages intéressants, l’univers futuriste est très proche du nôtre, de plus en plus proche… (que de mauvais chemin fait en quinze ans seulement !)  et convaincant et tout cela est combiné avec la question de la place des images poussée jusqu’à son paradoxe.

(reprise un peu modifiée de mon article de 2007)

 

 

Quenotte, la souris qui voulait savoir lire

Quenotte, la souris qui voulait savoir lire
Catherine Metzmeyer & Kiko
L’élan vert 2022

Du pouvoir des livres…

Quand elle trouve un livre dans la forêt, Quenotte prend d’abord plaisir à en regarder les images. Puis, comme elle aimerait tant savoir ce qui disent les mots, sur les conseils du coucou, elle va demander au hibou de lui apprendre à lire. Et chaque soir, avec assiduité, qu’il pleuve ou qu’il neige, Quenotte se rend chez le hibou en compagnie du coucou. Jusqu’à cette nuit de printemps où les deux amis trouvent sur leur chemin le renard. Le coucou chante pour alerter tous les animaux qui se regroupent pour découvrir un renard sous le charme de la lecture de la souris…

Voilà une petite souris bien sympathique, avec son désir d’apprendre à lire, sa persévérance, et sa bonne bouille, museau allongé,  sourire aux lèvres, dans une attitude de curiosité éveillée. Gageons que de nombreux enfants de 6 ans s’identifieront à elle ! Alors qu’elle a une vie ordinaire, qu’elle sait déjà beaucoup de choses (courir, nager, reconnaitre les bonnes graines), la voilà désireuse d’acquérir de nouveaux savoirs. Savoir lire demande un accompagnement, et c’est le coucou qui sera le compagnon qui se rend chez le hibou tous les soirs, même si lui ne cherche pas à apprendre – un peu à l’image des parents ? Savoir lire demande de la ténacité, de la persévérance. Quenotte en fait preuve, en affrontant les intempéries pour se rendre aux leçons du hibou, forcément la nuit. Kiko nous montre un hibou gigantesque et bienveillant, face à une souris minuscule, et compose des tableaux nocturnes de toute beauté, sombres à souhait, dans une atmosphère bleutée propice à l’imaginaire. Il montre Quenotte affrontant la neige, la pluie, toujours se dirigeant vers la droite de la double page, vers l’avenir, vers la connaissance, jusqu’au moment où, en ayant suffisamment appris, elle se retrouve opposée au renard, et c’est vers la gauche qu’elle l’affronte, en sachant désormais assez pour lui faire face, ayant confiance dans le pouvoir des mots. Il y a un peu de Shéhérazade dans Quenotte : c’est la nuit que tout se passe, certes si l’une conte, l’autre lit, mais toutes les deux, par leurs mots, font jaillir des dragons et ont le pouvoir d’endormir les méchants.

Un album doux et tendre qui parle du désir de savoir lire, de la difficulté de cet apprentissage, mais aussi de la magie des livres qui font briller les yeux de tous. Bel hommage au pouvoir de la littérature !

Je suis un personnage

Je suis un personnage
Lionel le Néouanic
Rouergue, 2021

Explosion de personnages

Par Anne-Marie Mercier

Qu’est-ce qu’un personnage ? Lionel le Néouanic que l’on connait surtout pour ses grands albums colorés publie ici un livre hybride, en noir et blanc, où l’interrogation sur toutes les formes de narration et sur le livre accompagnent des entrées dans de multiples domaines : « l’ennui », « l’absent », « l’étourdi », « zéro », « poignée de porte »… sont autant de personnages à observer sous toutes leurs faces, si l’on peut dire, aussi bien que le « bonhomme bâton ».

Voici « Absent » : « Alors lui, inutile de l’attendre, il ne viendra pas.
C’est le problème avec ce personnage : il n’est jamais où on l’attend […] ».

Chaque page ou double page est à déguster entre poésie et philosophie, l’image assaisonnant joliment le texte et jouant souvent avec les classiques de la littérature de jeunesse.
Par exemple dans « Vie antérieure » qui présente un saucisson surmonté d’une bulle d’imaginaire représentant un cochon bondissant vêtu d’une casquette et d’une salopette et tenant dans une main une truelle (on aura reconnu le cochon bâtisseur des Trois Petits Cochons) :

« Dans sa vie antérieure, à ce qu’on dit,
Saucisson était malin et débrouillard ;
Plein de vie et d’énergie.
À ce qu’on dit ».

C’est drôle, parfois poétique, toujours surprenant, avec des dessins décapants au fusain qui rendent l’ensemble encore un peu plus explosif !

Poussin

Poussin
Davide Cali, David Merveille
Sarbacane, 2019

Petit traité de littérature

Par Anne-Marie Mercier

Comment devient-on écrivain ? et comment devient-on écrivain pour enfants ? peut-on écrire pour les deux publics ? Est-ce que les enfants ont bon gout dans leurs choix de lecture ? et les critiques ? Que faut-il penser des séries populaires ?

Dans cet album, par ailleurs très drôle, on aborde toutes ces questions.
C’est une fable acide créé par des auteurs qui se moquent d’eux-mêmes, ou plutôt de ce que d’autres voient dans leur profession. Le personnage principal apprend à écrire, dans tous les sens du terme : de la formation des lettres à la vocation d’écrivain. Il apprend moins bien à surmonter les échecs lorsque ses manuscrits lui reviennent avec un mot de refus d’un éditeur.. De rage, il envoie pour se venger ce qu’il juge être un torchon indigne, les aventures d’un personnage « idiot », « moche », « banal », qu’il dessine lui-même en faisant une tache jaune et qu’il nomme Poussin. Poussin fait du ski est, à sa grande surprise, immédiatement publié et connait un tel succès que l’éditeur lui commande une série de 12 titres : Poussin fait du vélo, est suivi de Poussin fait un gâteau, etc… Il espère dégouter l’éditeur et en finir en lui proposant Poussin fait un gros caca : c’est un immense succès.  Tout l’itinéraire d’un succès mondial est décrit : séries télévisées, produits dérivés…
La succes story est ailleurs : l’écrivain aigri finit par découvrir qu’il a fait quelque chose de sa vie avec Poussin et que là où lui ne voyait que banalité et laideur, les enfants voyaient tout autre chose.

C’est toute une réflexion sur le livre pour enfants et sa place dans la hiérarchie des « produits culturels », et, plus largement et plus philosophiquement sur la question de « pourquoi écrit-on ? », menée avec drôlerie, sans se prendre au sérieux, mais en prenant les enfants au sérieux.

 

Jean-Jacques Rousseau à 20 ans

Jean-Jacques Rousseau à 20 ans ; un impétueux désir de liberté
Claude Mazauric
Au Diable Vauvert, 2011

 Jean-Jacques avant Rousseau

par Anne-Marie Mercier

La collection « à 20 ans » ajoute en 2012 un portrait de Jean-Jacques Rousseau à ceux de Flaubert, Genet, Duras, Colette, Proust, et Hemingway. Ce saut en arrière dans le temps s’explique sans doute par les célébrations Rousseau de cette année (tricentenaire de sa naissance : voir le blog de l’ARALD, le site que la région Rhône Alpes lui a consacré,  le site « 2012 Rousseau pour tous » de Genève) et pour des nouvelles sur la recherche internationale le site de  l’association Rousseau.

En dehors de ces circonstances, ce livre s’imposait car Jean-Jacques est un anti modèle qui rassurera bien des adolescents et bien des parents : enfant sans école, apprenti qui fugue à 16 ans par peur d’une punition,  rêveur mal élevé et mal à l’aise avec les usages du monde… il hésite encore entre plusieurs professions à l’âge de 30 ans. Autant dire que pour parler de l’écrivain tout en décrivant le jeune homme, l’auteur a dû faire quelques entorses au principe de la collection, ce qui lui fait écrire, évoquant le séjour de Rousseau à Lyon avant sa « montée » à Paris : « à 30 ans, Jean-Jacques est devenu potentiellement Rousseau : on ne tardera pas à le savoir ». L’auteur réussit ce tour de force : on voit comment le temps en apparence perdu a été une construction lente et au bout du compte cohérente; de nombreuses incursions vers les oeuvres à venir sont très éclairantes.

Tous les raccourcis qu’on peut lire sur Rousseau sont fort justement revus par l’auteur, historien spécialiste de la période, à commencer par la notion d’autodidacte : elle n’a pas de sens à cette époque, et Rousseau a eu des maîtres, quelques uns fort bons. Les périodes et les lieux de formation comme Genève (la Genève réelle, bien décryptée, et la Genève rêvée) puis Lyon sont mis en valeur alors que bien souvent l’on ne voit que Paris. Le Rousseau qui chemine, le long des rivières et des lacs, comme d’une ville à l’autre est une autre belle découverte, comme son « identité francophone quasiment cosmopolite ». C’est tout un destin qui est présenté, ou plutôt un parcours, qui mène de l’apprenti à l’écrivain célébré par toute l’Europe – et le monde entier aujourd’hui. Enfin, l’ouvrage est une réussite par son écriture limpide et sa finesse. Il propose un Jean-Jacques aimable et proche et évite ainsi les aspects qui trop souvent détournent les jeunes gens de son œuvre. Quel que soit l’âge, c’est une belle lecture et un beau livre bien plein et bien fait.

Voir l’entretien avec Claude Mazauric sur France-culture (8/6/2011).

Je ne suis pas Eugénie Grandet: l’art, la vie

Je ne suis pas Eugénie Grandet
Shaïne Cassim
L’école des loisirs (médium), 2011

Les livres et l’art comme leçons de vie

Par Anne-Marie Mercier

Je ne suis pas Eugénie Grandet .gif   Dans ce beau roman, une jeune fille découvre son propre trouble en visitant une exposition (« Eugénie Grandet » vue par Louise Bourgeois) et en parcourant le roman de Balzac. Dans une deuxième partie, c’est La Cerisaie de Tchekhov qui est au centre de l’intrigue et des préoccupations… Autant dire que ce roman ravira les « médiateurs culturels » et les amoureux de la culture et qu’il ne fait pas rimer réalisme avec misérabilisme. Certains pourraient lui reprocher d’être un peu « élitiste-parisien », de montrer des vies et un cadre peu communs pour l’ensemble de la population. Oui, et alors? ça change au moins du monde des vedettes,champions, malfrats et stars qu’on propose sans état d’âme.

La situation, les personnages, sont ce qu’ils sont, ce sont des vies comme il y en a d’autres, affrontées à des difficultés et qui se nourrissent de rencontres. Il n’y a rien de cuistre ni de trop didactique. C’est un roman, avec des personnages attachants, tous un peu bizarres, ce qui leur donne un ton de vérité : un metteur en scène, une costumière, un fleuriste, une grand-mère médecin de campagne à la retraite…, tous ces personnages se croisent sous le regard un peu perdu de l’héroïne.

À travers le personnage d’Eugénie Grandet, elle découvre sa grand-mère et comprend le mystère de sa vie, le pourquoi de sa dureté et de son apparente insensibilité et un peu de l’histoire de sa propre mère qui l’a abandonnée ; mais surtout elle comprend à travers l’angoisse qui la prend lors de la visite de l’exposition sa propre angoisse face à son passé comme face à son futur : comment ne pas rater sa vie ? comment naît un amour ?

L’ensemble fait une belle lecture des livres, des arts et des émotions et, ce qui n’est pas négligeable, donne envie de relire ou lire Eugénie Grandet et La Cerisaie

L’agenda du lecteur curieux

L’agenda du lecteur curieux
Régine Barat, illustré par Pef

De la Martinière, 2011

Agenda pour remplir le temps

Par Anne-Marie Mercier

L’agenda du lecteur curieux .gifDans le même collection que les agendas des « apprentis » (apprenti écrivain, illustrateur,  scientifique, gourmand, comédien…) voici une jolie proposition pour les lecteurs… confirmés.

En effet, il se destine à ceux qui ont déjà le goût de lire et pourraient souhaiter élargir leur champ de vision à d’autres œuvres de la littérature, principalement de jeunesse, mais pas exclusivement, classiques et modernes, français et étranger. Il leur propose d’écrire, de chercher, de réfléchir, de lire…

Un cadeau intelligent pour un été pluvieux ou pour un enfant solitaire.