Les étoiles seront les mêmes

Les étoiles seront les mêmes
Céline Claire – Valérie Michel
Saltimbanque 2025

Une histoire à quatre voix

Par Michel Driol

Lou et son grand-père vivent dans un quartier que des bulldozers détruisent. Ils sont obligés de partir, et se retrouvent dans deux barques différentes, que le fleuve sépare. Lou arrive dans une ville où il est recueilli par 3 enfants qui l’hébergent dans une grange, et se débrouillent pour faire publier ses dessins dans le journal local, ce qui permet à son grand père de le retrouver.

Quatre voix qui se relaient pour raconter cette histoire dans un ordre non chronologique. Le récit commence avec l’arrivée de Lou dans la ville, et les réactions diverses du groupe d’enfants, moquerie de Nils et Hans, compréhension de Galia qui permet d’établir la communication, malgré l’obstacle de la langue. Quatre voix qui sont celles de Nils et de Galia d’une part, de Lou et de son grand-père d’autre part. Cette polyphonie permet de rendre compte à la fois des différents aspects de l’histoire des deux réfugiés, que le lecteur découvrira lorsque la communication sera établie entre les enfants, à partir de dessins, mais aussi permet d’illustrer la différence de perception des choses, de la langue, inconnue et nouvelle pour Lou. L’originalité de l’ouvrage est de parler de migrants au rebours de certains stéréotypes et hors de toute géographie.  En effet, Lou est un garçonnet blond, sur l’illustration, dont les yeux bleus sont soulignés dans le texte. Il arrive dans un pays enneigé dont les habitants sont plutôt bruns de cheveux. Le voyage se fait non pas en traversant la mer, mais en suivant le cours d’un fleuve. Le danger qui menace les habitants du pays de Lou et de son grand-père est matérialisé par des bulldozers qui détruisent les maisons… Un lecteur adulte transposera, verra des images de différents conflits, des maisons détruites par des colons, des traversées périlleuses sur des barques. Le lecteur enfant se laissera porter par cette géographie imaginaire et très parlante. Le récit dit les dangers, dit la douleur du départ, dit les séparations, dit la perte involontaire des adresses indispensables. Là est l’essentiel pour faire ressentir le drame de l’exil et de la perte de repères et de famille. Là est aussi l’essentiel pour dire à quel point l’élan vers l’autre et l’amitié sont possibles en tous lieux.

Le texte, qui entrelace les différents points de vue, est très attentif au regard de chacun sur l’autre, à sa tentative de comprendre au-delà des mots et exprime les sentiments, les impressions de chaque personnage. Le titre du livre, qui revient comme un leitmotiv dans l’ouvrage, est la phrase dite par le grand père au moment du départ,  phrase qui relie les deux personnages sous le même ciel. Les illustrations, très fouillées, ont un côté très réaliste dans la représentation des lieux, des objets, des personnages. Elles opposent la nuit du départ, couleurs froides et sombres, au blanc de la neige du nouveau pays, à la lumière du printemps et de l’été. Les visages, en particulier celui du grand-père, y sont très expressifs.

Un album poétique, humaniste et émouvant sur l’exil, sur les migrants, sur l’amitié montrant la nécessité de l’entraide et de la générosité.

Bande de poètes

Bande de poètes
Alexandre Chardin
Casterman poche 2025

Amour musique et rap, es-tu cap ou pas cap ?

Par Michel Driol

Fils du maire, Julien est inscrit au Collège Edmond Rostand, peu côté, et non dans un collège plus prestigieux, avec ses anciens copains. Au premier regard, il tombe amoureux de la belle Nour, mais s’attire l’animosité de son frère Amir, violent et agressif. Grâce à Abou, il entre en contact pourtant avec Nour. Comment ces quatre-là vont-il se retrouver à faire de la musique ensemble, et monter sur scène pour la fête de Noël, c’est ce qu’on vous laisse découvrir !

Première caractéristique, et non des moindres, de ce roman, c’est son écriture en vers. Des alexandrins, pour l’essentiel, avec, admettons-le, quelques licences poétiques dans les élisions, pour être plus proche d’un langage jeune. Avec des rimes audacieuses (devinez avec quoi l’auteur fait rimer PQ ?). Avec surtout, du panache, de l’humour et de la verve. Ce n’est pas pour rien que le collège s’appelle Rostand ! Mais aussi avec des délibérations très cornéliennes. Ces alexandrins d’Alexandre Chardin, bien dépoussiérés, laissent place au flow du rap d’Amir, de façon très naturelle.

Deuxième caractéristique, ce sont les adolescents et leurs relations. Comment on passe de l’agressivité, du rejet de l’autre, le blanc, le fils du maire à un respect mutuel lorsqu’on découvre les fêlures, les blessures, et les relations familiales tendues. Ce que dit le roman, c’est à quel point l’école, le collège, peuvent être des creusets pour apprendre à se connaitre, à devenir amis, quelles que soient les origines sociales, en sachant aller au-delà des idées reçues, des apparences, des préjugés. Le roman invite bien son lecteur à ne pas porter des jugements a priori.

Troisième caractéristique, c’est le rôle des mères. C’est grâce à elles que la violence des pères, physique ou symbolique, est démasquée, et que l’apaisement peut venir. Trois mères, l’une d’origine maghrébine, l’autre d’origine africaine, la troisième d’origine européenne, qui vont discuter et s’allier pour permettre de retrouver la sérénité, voilà de beaux symboles et une belle histoire.

Quatrième caractéristique, le rôle de l’art, de la musique en particulier, pour réunir au-delà des différences. Comment un piano, joué par Abou, une trompette, jouée par un jeune amateur de jazz, vont accompagner les textes plein de force et de vigueur d’Amir, portés aussi par la voix sublime de Nour, montrant ainsi, dans les faits, qu’il est possible non seulement de vivre ensemble, mais encore de partager les mêmes passions et les mêmes projets, quels que soient ses gouts originaux.

Au-delà du tour de force de l’écriture en alexandrins, un  roman sensible sur l’adolescence, sur les différences sociales, et sur ce qu’il faut  de courage pour lutter contre les fiertés et les ostracismes pour conquérir la liberté d’être soi avec les autres.

Un abri

Un abri
Adrien Parlange
La Partie 2024

Partager l’ombre

Par Michel Driol

Par un jour de canicule, une fillette se réfugie à l’ombre d’un rocher. Arrivent alors un serpent, un renard, un lièvre, un hérisson, un sanglier, une petite bique et une volée d’oiseaux qui se serrent à l’ombre, avant de partir ensemble, lorsque la fraicheur est revenue.

 Format à l’italienne, très large, pour cet album minimaliste tant dans le texte que dans les images. Un cadre unique pour toutes les pages, avec, au centre, le rocher, sorte de pyramide dont l’ombre tourne progressivement au fil du temps, rétrécit puis s’allonge, tandis que la couleur de fond varie également, dans les jaunes tandis que monte la chaleur, puis dans les orangers, les roses et les violets à mesure que décroit la chaleur. C’est toute une atmosphère qui est ainsi donnée à voir, juste commentée par un texte concis en bas de page.

Reprenant un personnage emblématique du Petit Prince, le renard, reprenant la structure en randonnée du célèbre conte la Moufle, l’album évoque le partage d’un lieu à l’abri, la solidarité entre les espèces, et la façon de s’arranger pour survivre ensemble, En effet, ce bestiaire hétéroclite associe des animaux bien différents : le souple serpent, capable de se loger à la pointe effilée de l’ombre de la pyramide, ou le massif et encombrant sanglier, tous s’organisent pour que tous profitent du seul point d’ombre, dans une disposition graphique très composée, un jeu d’équilibre, de façon à profiter au mieux de l’ombre qui change heure après heure. Quand la fraicheur revient, tous se déploient, s’observent, semblent discuter avant de partir vers le futur, ensemble et unis, dans une dernière illustration comme en ombre chinoise où les oiseaux emportent le serpent dans les airs, où le lièvre est sur le dos du renard, et la petite bique dans les bras de la fillette. C’est, graphiquement, très réussi, pour évoquer ce partage nécessaire des ressources naturelles, l’ombre ici, pour dire qu’il faut surmonter les antagonismes et les peurs : personne n’a pas peur du serpent, et le renard n’attaque pas le lièvre. Il y a là comme un moment poétique de grâce, une allégorie de l’union et de la solidarité face aux menaces, condition nécessaire à la survie de tous, exprimée avec une grande sobriété de moyens.

Un album qui, avec peu de mots, avec une structure très maitrisée tirant sa force de la répétition et des variations, promeut des valeurs de partage et d’union, au-delà des différences, des rivalités, des peurs potentielles. Un album bien utile par les temps qui courent !

Les Téléphonistes anonymes

Les Téléphonistes anonymes
Agnès Desarthe
Gallimard Jeunesse 2024

Salutaire sevrage

Par Michel Driol

Elève de 5ème, la narratrice, Prudence, est invisible car elle n’a pas de téléphone. Alors que tous les autres se réunissent autour de leurs objets fétiches, échangent sur des applications de messagerie, elle est seule jusqu’au jour où Georges, le garçon le plus populaire, vient la voir et lui demander comment elle fait. Lui, il s’est fait confisquer par ses parents téléphone, tablette et ordinateur… Comment faire passer cette punition pour une décision de se passer des écrans, et transformer, sur le modèle des alcooliques anonymes, la classe en un lieu de parole et d’entraide ?

Agnès Desarthe s’attaque ici avec brio, humour et finesse à la place qu’occupe le téléphone dans les vie des ados et de leurs parents. Instrument de contrôle pour les parents qui savent toujours où est leur enfant, il leur donne l’illusion d’exister, d’être libres, de s’affranchir du temps qui passe ainsi plus vite. Mais, petit à petit, les enfants prennent conscience que d’autres relations sont possibles, que la parole peut permettre des échanges, et même qu’on peut aller chez les uns ou les autres. C’est à une vraie émancipation, libération que l’on assiste dans le roman, ouverture aux autres, prise d’initiatives en tout genre. Tout se passe comme si, paradoxalement, le téléphone les maintenait dans l’enfance et que son absence les fait grandir.

Le roman fonctionne bien, sur un mode choral, grâce à une galerie de personnages dont certains sont hauts en couleur. A commencer par la narratrice, Prudence, dont les parents sont « antiques », mais qui dispose d’une autonomie et d’une liberté que lui envient les autres. Elle sort d’une école alternative et trouve ses condisciples un peu stéréotypés. Georges, le populaire, celui qui lance les modes, est fils d’une famille aristocratique, et vouvoie ses parents. Ecclésias, l’ami d’enfance de Prudence, au prénom improbable, travaille dans un zoo pour se payer le CNED. Chacun des ados a sa personnalité en fait, et il faut toute la finesse des situations pour les faire émerger au-delà de l’uniformité des modes vestimentaires et des téléphones. Côté adultes, on découvrira le secret des parents de Prudence, mais aussi un professeur quelque peu atypique, M.Landry, qui enseigne l’histoire géographie. Outre qu’il sait faire exister dans la classe même ceux qui ne disent rien, il raconte des histoires, et établit des liens entre l’antiquité, le fameux panem et circenses, et les discours des populistes d’aujourd’hui.

Le roman décrit bien l’attachement fusionnel qui lie les jeunes d’aujourd’hui à leur téléphone, la difficulté de rompre ce fil qui les relie à la réalité, leur donne l’heure autant que des nouvelles des uns et des autres, mais leur donne l’illusion de vivre dans le réel alors qu’ils vivent dans une réalité virtuelle, un divertissement. Il le fait sans moralisme, se contentant de décrire avec finesse les relations des uns et des autres, la façon dont leurs préjugés vont petit à petit tomber, dont ils vont pouvoir se découvrir, donner un vrai sens au mot groupe, au mot amitié, au mot solidarité.

Comment ne pas conseiller à tous les ados de lire ce roman – comme un miroir reflétant leurs propres pratiques – à l’heure où le patron de Facebook, comme celui de X, limitent la modération sur ses réseaux ? Comment aussi ne pas leur dire, avec M. Landry, que connaitre l’histoire aide à comprendre le présent ?

La Reprochante

La Reprochante
Arthur Dreyfus – Eglantine Ceulemans
Flammarion Jeunesse 2024

Harceleuse ? harcelée ?

Par Michel Driol

La reprochante, c’est le surnom d’une des voisines du jeune narrateur, une femme qui vit dans le noir, houspille tous ceux qui passent devant sa porte, râle à propos de tout, et ne sourit jamais. La suivant un dimanche, le narrateur découvre un autre aspect de sa voisine : femme de ménage dans une boutique d’articles de fête, elle est harcelée par ses patrons.  La fête en l’honneur de la reprochante qu’il organise avec l’aide de tous les voisins suffira-t-elle à lui redonner le sourire ?

Ce récit en trois actes a une dimension à la fois psychologique et politique. Psychologique, il explore à la première personne la façon dont le narrateur perçoit cette voisine acariâtre. Rejet et peur d’abord, peur de se faire gronder, et volonté de passer inaperçu devant chez elle. Puis questionnement, marqué par les nombreuses phrases interrogatives, questions sur son mode de vie, questions sur son passé de petite fille aussi, marquant l’envie d’en savoir plus sur elle, de mieux la comprendre.  Le deuxième acte, au magasin, le montre d’abord épuisé, puis révolté de voir sa voisine souffrir, se démener, en face de patrons jamais satisfaits, et débouche sur une autre série de questions autour de l’estime de soi, de l’apprentissage de la gentillesse dont elle a peut-être manqué. Le troisième acte montre le narrateur osant prendre l’initiative de cette fête des voisins. Quant au second personnage, la reprochante, sa psychologie n’est saisie, de façon behavioriste, qu’à travers son comportement. On la voit agir, et ce dispositif malin conduit le lecteur à s’interroger, tout comme le narrateur, sur elle. Avec subtilité, le livre ne se termine pas sur une mutation radicale, mais montre comment un petit changement de comportement laisse entrevoir un espoir de transformation.

Politique, l’album parle aussi de la souffrance au travail, du harcèlement dans les relations toxiques qui peuvent exister entre patrons et salariés, et de la façon dont ce mépris et cette violence rejaillissent sur le comportement des victimes qui se transforment en bourreaux à l’égard des plus faibles qu’eux, de leur famille. C’est un phénomène malheureusement bien connu qui est ici exposé. La force du texte est d’interroger sur le statut de ce personnage : est-elle bourreau ? Est-elle victime ? N’accepte-t-elle d’être humiliée que parce qu’on ne lui a jamais appris que d’autres relations humaines peuvent exister ? Telle est bien la question que cet album pose, au final : voulons-nous d’une société qui favorise l’estime de soi, la coopération, l’ouverture aux autres, ou une société où les hiérarchies sont autant de moyens de pression et de destruction des autres ?

De tout cela, l’album parle dans un texte qui met à distance ce qu’il pourrait y avoir de trop violent dans l’histoire, à la façon du conte. Cela se traduit par quelques propositions rimées, par des situations qui tiennent de la caricature par l’exagération sensible aussi dans les illustrations pleines de vie, montrant les émotions qui habitent les différents personnages.

Un album qui invite à s’interroger sur les rapports sociaux, propose d’aller au-delà des apparences vers les autres, et montre que la violence peut être le révélateur d’une grande souffrance.

Lettres des îles Baladar

Lettres des îles Baladar
Jacques Prévert, André François
Gallimard jeunesse (1952), 2024

Iles, éternels refuges

Par Anne-Marie Mercier

On ne raconte pas les Lettres des îles Baladar. D’abord parce que c’est un album bien connu (qui méritait amplement d’être réimprimé, merci Gallimard !), ensuite par ce que l’argument en est très simple et que sa saveur tient au rythme, au style, à sa gravité et à sa légèreté.
Un archipel ignoré du grand continent vit heureux, en autosuffisance,  jusqu’au jour où sur le « Grand Continent » on apprend qu’il s’y trouve de l’or. Invasion, destruction, soumission, révolution et enfin expulsion rythment l’histoire. C’est le modèle de bien des histoires coloniales, à ceci près qu’ici la fantaisie, la drôlerie et l’optimisme gagnent toujours. Le mal y  est défait pour toujours. De tous les apports des colons, seul le cinéma est gardé, et encore, un cinéma que les habitants font eux-mêmes et non celui qu’on leur vend.
Les dessins en bichromie d’André François accompagnent parfaitement le style de Prévert. Proches du graffiti, ils dressent des portraits savoureux des personnages, du grand méchant (le Général Trésorier de Tue Tue Paon Paon) à son adversaire, le singe Quatre-mains-à-l’ouvrage, le balayeur de l’île qui devient son sauveur.

Pépite à lire et relire et à offrir à tout âge, pour tous les âges.

 

La Grève

La Grève
Murielle Szac
Calicot 2024

15 jours en février…

Par Michel Driol

Les Editions Calicot rééditent ce roman, paru en 2008 au Seuil, roman qui n’a rien perdu ni de son actualité (hélas), ni de sa force (heureusement). Mélodie a 13 ans, et est élevée par sa mère avec ses nombreux frères et sœurs, dans une ville du Nord de la France. Le père, ancien syndicaliste, ne les voit que rarement. Par hasard, Mélodie découvre un porte document contenant un plan social visant l’usine textile où travaille sa mère, seule et dernière usine de la ville. C’est la grève, l’occupation de l’usine, la découverte pour elle d’une nouvelle forme de relations sociales, de solidarités. On tente, sans succès, de relancer la fabrication… avant que la violence ne monte et que l’usine ne ferme.

Voilà un roman à la fois plein de tendresse et de justesse sur la classe ouvrière. Tendresse pour ces personnages, pour la façon de les construire, de les présenter, sans aucune caricature. Des joies simples, désormais souvenirs, comme cette journée au bord de la mer. Une façon de s’occuper des enfants, entre voisines. Mais aussi les sentiments complexes de Mélodie à l’égard de sa mère, simple ouvrière, qui ne lui achète pas les vêtements « à la mode »… Justesse dans ce qui est dit et montré des valeurs de solidarité, de partage, d’entraide, et ce sens de la dignité qui a été, et est encore, souhaitons-le, celui de la classe ouvrière. Justesse aussi dans les rapports humains, dans les multiples détails réalistes liés à la vie dans l’usine occupée, ou dans la cité, quartier périphérique d’une grande ville. Justesse aussi dans la désaffection à l’égard des syndicats et dans la violence des rapports de production actuels, et ce qu’ils ont comme effets négatifs sur les individus.

Le résultat est un roman poignant qui dresse un tableau sans concession de notre société, où la télévision locale n’attend que des clichés quand une journaliste indépendante tente de faire le portrait du patron voyou, mais qui montre aussi comment une adolescente découvre le vrai visage de sa mère dans une usine où ce sont surtout des femmes qui travaillent. Roman féministe donc, roman dont on n’attend en le lisant aucun happy end, malheureusement, mais roman qui est là comme pour porter témoignage de formes de vie, d’organisation d’une classe dont certains voudraient nous faire croire aujourd’hui qu’elle n’existe plus.

Un roman plein de l’humanité de son autrice, à lire en pensant à toutes les luttes sociales, fussent-elles perdues, à lire aussi pour ne pas porter de jugement trop hâtif sur les destinées individuelles.

Henri l’escargot

Henri l’escargot
Katarina Macurová
Albatros 2023

Etre ou ne pas être comme les autres

Par Michel Driol

Il est né sans bave, Henri, le petit escargot, et, de ce fait, il ne peut pas grimper sur les plantes comme les autres. Il tente de pallier son handicap, à l’aide de ses antennes, de miel, de résine… Peine perdue ! Mais, en s’entrainant à porter de lourdes charges en équilibre pour se muscler, il parvient à faire l’acrobate sur les tiges. Et lorsqu’un beau jour une limace qui voulait une coquille comme la sienne l’emmène au sommet d’une fleur, c’est la découverte d’un nouveau monde : les autres apportent leur aide à Henri pour grimper, et en échange, il leur ouvre le monde du cirque et de l’acrobatie.

L’escargot est un des animaux récurrents en littérature pour la jeunesse. Lent, petit, fragile, il permet assez facilement que les enfants s’identifient à lui. Henri ne fait pas exception, lui qui est dessiné très peu anthropomorphisé (avec une bouche et des antennes expressives, et des yeux grand ouverts sur le monde). Mais surtout avec ses qualités : sa détermination, sa volonté sans faille, son désir de faire comme les autres, de vaincre le handicap avec lequel il est né. Il donne une belle leçon d’humanité ! La dynamique du récit fait passer, de façon intéressante et pertinente, d’une problématique individuelle à une problématique sociale. Seul, Henri ne peut réaliser ses rêves. Il a besoin des autres, mais, en échange, il a quelque chose à leur apporter. C’est cette solidarité, qui les conduit tous à ses dépasser dans une dimension joyeuse, ludique, artistique, circassienne, que l’album met en évidence avec beaucoup de douceur et de délicatesse. L’acceptation de la différence ouvra ainsi de nouveaux horizons.

Le texte, avec sobriété, épouse le point de vue d’Henri, lui donne la parole, et commente ses actions sans devenir envahissant, histoire de donner la part belle à de splendides illustrations qui rythment le récit. Tantôt en double page (avec des vues d’un grand réalisme poétique sur le jardin, la nature luxuriante), tantôt en strips animés montrant les efforts d’Henri, elles savent aussi faire un écho à la fantaisie du texte lorsque l’on voit les escargots devenus personnages de cirque (clowns, acrobates, équilibristes…). Et que dire de la dernière illustration où un pot de fleurs renversé, ébréché, devient un chapiteau de cirque vers lequel convergent tous les insectes ! C’est plein de couleurs et de vie…

Une douce histoire pour aborder des thèmes sérieux comme celui du handicap, de l’entraide, avec une grande simplicité et comme une espèce d’évidence dans la façon d’accepter la différence de la part des différents personnages… Un album pour développer naturellement des compétences sociales de ses lectrices et de ses lecteurs.

Délit de solidarité

Délit de solidarité
Myren Duval
Rouergue doado 2021

Ils ne savaient pas que nous étions des graines

Par Michel Driol

Une bande de copains de troisième, quelque part en Picardie, quelques jours avant le brevet. Il y a là la narratrice, Lou, son amie Soname, et trois garçons, Eliott, franco-anglais souvent seul chez lui, Victor, déjà tenté par quelques drogues, et Roman, plus timoré. C’est dans les anciennes carrières qu’ils ont l’habitude de fréquenter qu’ont trouvé refuge deux migrants venus de Syrie et leur nièce, Farah, orpheline. La bande d’ados va venir en aide aux Syriens, leur apporter des médicaments, des vêtements, de la nourriture, jusqu’au jour où des gendarmes font irruption au collège et les interpellent, pour aide au séjour d’étrangers en situation irrégulière.

Le roman suit au plus près le questionnement de la bande de jeunes, en particulier de la narratrice. Ils se sentent pris en étau, entre le désir de venir en aide, en particulier lorsque Farah tombe malade, et la promesse qu’ils ont faite de n’avertir personne. Ils ne sortent pas indemnes de leur découverte bouleversante du monde de l’exil, et c’est là la grande force du roman. Comment s’intéresser à la grammaire, au brevet, quand il y a des guerres, des exilés (l’un des oncles était directeur d’école et avait constitué toute une bibliothèque sous les bombes…) ? Quelles sont les priorités dans la vie ? A qui faire confiance ? A qui parler ou ne pas parler ? Justesse donc des réactions et de l’évolution des pensées des personnages, retranscrites avec fidélité par Lou, troublée par le sort de Farah en qui elle voit comme un double d’elle-même, ce qu’elle serait peut-être si elle était née ailleurs. Mais réalisme aussi du roman qui se clôt sur une fin ouverte permettant de montrer que les adultes aussi sont capables de solidarité. Myren Duval écrit une belle scène lorsque les gendarmes font irruption au collège et que la vieille professeure de français s’en prend à eux avec véhémence, défendant ses élèves et une certaine conception de la solidarité. Comment peut-on être coupable de vouloir aider ? Attitude aussi pleine de retenue, de délicatesse, d’intelligence des parents de Lou, qui ont tout compris sans rien dire, et ont pu venir en aide aux Syriens avant l’intervention des gendarmes. Jusqu’où continueront-ils leur long chemin d’exil ?

Un beau roman, nécessaire aujourd’hui encore, qui montre des adolescents faire preuve de débrouillardise, de solidarité, de tolérance et d’ouverture d’esprit et s’interroger vraiment sur le monde qui les entoure.

Les petits pas perdus

Les petits pas perdus
Gérald Dumont – Xavière Broncard
L’initiale 2023

Une famille sur la route de l’exil

Par Michel Driol

La narratrice est une fillette africaine que l’on voit d’abord dans un village africain archétypal, avec ses cases. Papa a décidé qu’il fallait partir. Et toute la famille, la mère, le père, le fils cadet, joliment nommé Il-le-Petit, prend le chemin du Nord, vu comme un lointain lieu d’abondance et de sécurité. Il faut traverser les déserts, affronter les scorpions,  supporter les orages, donner tout l’argent aux passeurs pour traverser la mer sur une barque. Et c’est l’arrivée dans une ville aux trottoirs propres comme le  couloir d’un palais. Jusqu’où jour où la police les arrête et où il faut retourner d’où on est parti.

Voilà un album fort sur un sujet plein d’actualité, traité ici avec douceur et réalisme, grâce à la fois à la langue (qui touche souvent à la poésie, une poésie sans mièvrerie, mais destinée à rendre plus sensibles les drames), et aux illustrations (aux couleurs chaudes presque saturées, créant un univers rassurant où la mer est bien bleue). Le texte est pris en charge pour l’essentiel par la fillette, mais celle-ci donne souvent la parole aux autres membres de la famille, permettant ainsi d’entendre leur voix. Son écriture repose sur la répétition et l’oralité. Répétition de formules du père, reprises par la fille, en particulier toutes les variations sur « il ne rigole pas avec ça », dont celle qui clôt le livre sur un élan de fraternité malgré le drame en train de se vivre. Façon de montrer qu’il y a des choses graves dans le monde actuel. Répétition aussi de verbes à l’infinitif, imprimés en blanc, comme marquant la disparition du sujet derrière l’action qui l’occupe tout entier, verbes revenant comme des leitmotivs pour se donner du courage, verbes dont chacun serait à questionner. Marques d’oralité, à la fois dans l’importance des paroles des uns et des autres rapportées au discours direct, mais aussi dans l’adresse finale de la narratrice aux lecteurs enfants, dans laquelle elle exprime ses regrets de ne pas les avoir mieux connus, et l’espoir de les revoir, un jour meilleur… S’entremêlent habilement les trois thèmes habituellement traités par les albums sur les migrations : l’espoir d’une vie meilleure (matérialisée ici de façon très concrète par les propos des enfants, qui attendent de manger du poisson sans arêtes ou de voir les crocodiles en sacs, comme des images d’un pays de Cocagne à hauteur d’enfants), les dangers affrontés et les peurs, et enfin les souvenirs et la nostalgie du pays. Cette peur d’oublier les bruits est, de façon magistrale, ce qui ouvre et ferme l’album. Peur d’oublier les bruits d’Afrique, peur d’oublier aussi ce qu’on a perçu du monde du Nord. Car, au fond, c’est bien d’identité que parle cet album. Qui est cette fillette qui pleure et veut poser son sac trop lourd où elle ne porte qu’elle ? Belle réponse de la mère, qui explique que dans ce sac, il y a aussi tout ce qu’elle a laissé. C’est ainsi que, de façon métaphorique, est abordée la question de ce qui nous construit, de ce qui nous relie aux autres.

Que lire derrière l’ambiguïté du titre, qui est aussi à questionner ? Comment interpréter le « pas » ? Comme la marque de la négation : les petits ne se sont pas perdus, malgré ce voyage vain puisqu’il se termine par une reconduite à la frontière ? Ou au contraire une série de petits pas perdus, une marche harassante et inutile, puisque tout se termine par le retour au pays ? Quoi qu’il en soit, cette odyssée, pleine de dignité, de courage, d’amour, illustre la courage des migrants sans aucun misérabilisme. La fin, en clair-obscur, souligne à la fois le caractère abrupt de l’interpellation policière et l’espoir de la fillette d’un monde plus fraternel, puisque, dit-elle aux lecteurs, vous êtes des enfants… formidables. Cette note d’espoir, cette confiance dans les générations futures, dans un monde plus fraternel, est ce que nous retiendrons de cet album qui, comme toujours chez l’éditeur, est accompagné d’une fiche permettant une discussion à portée philosophique sur son site, dont nous retiendrons deux entrées, pour en montrer le sérieux et la qualité : Peut-on aimer le monde si le monde n’est pas doux ? ou encore Y a-t-il des sujets dont il ne faut pas rigoler ? Et pourquoi ?

Un album plein d’empathie qui incite à reprendre le poème de Boris Vian en hommage à tous les enfants victimes des guerres pour l’adresser à tous les enfants sur les routes de l’exil :
A tous les enfants qui sont partis le sac à dos
Par un brumeux matin d’avril
Je voudrais faire un monument
Un album engagé et salutaire aujourd’hui !