Seconde chance

Seconde chance
L.Karol
Mijade 2021

Diagonale du vide, amitié, et solidarité

Par Michel Driol

Jeanne, la narratrice, est élève de 6ème au collège de Kœur-la-ville, quelque part dans la diagonale du vide. La seule usine a été délocalisée en Pologne. Depuis, beaucoup sont au chômage. Pour venir en aide à une de ses amis, dont les parents n’ont pas vu qu’elle avait grandi, et dont les habits et les chaussures sont trop petits, Jeanne et ses amis vont avoir l’idée d’un troc solidaire au collège, véritable modèle d’économie circulaire, qu’avec l’aide de leurs professeurs et de l’administration ils mettent en place, et dont même TF1 parle.

Seconde chance porte bien son titre. C’est à la fois la seconde chance des parents de Lou-Ann, victimes du chômage, qui deviendront boulangers, c’est le nom de l’espace d’échange solidaire, qui donne une seconde chance aux vêtements trop petits. C’est un roman plein d’optimisme dans l’amitié, la solidarité, l’inventivité des jeunes, la compréhension des adultes du collège, la façon dont des initiatives locales peuvent recréer du lien dans une ville lorsque celui que créait l’usine a disparu. Mais c’est aussi un roman qui n’édulcore rien de la réalité de cette diagonale du vide, du chômage, de la crise. La narratrice avoue elle-même employer des mots qu’à son âge, on ne devrait pas connaitre, allocation chômage ou RSA… On apprécie la galerie de portraits d’adultes pleins de dignité et d’humanité, depuis cette mère – nourrice à domicile – le cœur sur la main jusqu’à ces parents que le chômage a brisés. Les enseignants et le personnel du collège sont eux aussi bien traités par le récit, depuis ce prof de gym, un peu enrobé, surnommé Pastèque, ancien du Larzac, jusqu’à cette enseignante de français, qui a la délicatesse de ne pas corriger à l’encre rouge… Enfin, les quatre enfants de la bande, véritables héros collectifs, 3 filles et un garçon qui parsème les conversations de ces citations, toujours appropriées, issues de pièces de théâtre.

Un feel-good roman à la fois plein de réalisme dans la description des conséquences du chômage sur une petite ville et d’optimisme sur la façon dont la solidarité peut permettre de redonner à tous une seconde chance.

Hors la loi ?

Hors la loi ?
Ahmed Kalouaz
Le Muscadier 2021

Que faire ?

Par Michel Driol

Badri, jeune géorgien de 16 ans, est à Lourdes, dans une famille d’accueil dont les parents militent pour l’accueil des réfugiés. Ses parents et sa sœur ont dû retourner dans la ville de leur arrivée en France. Tous sont en attente d’une régularisation, ou d’une expulsion vers la Géorgie. Ne supportant pas cette attente, Margot, la fille de la famille d’accueil, lui propose de fuir avec elle, loin de tout, dans un refuge des Pyrénées, comme pour prendre le maquis et échapper aux dangers. Une fugue de quelques jours, un road trip riche en rencontres et en fraternités diverses.

C’est d’abord le portrait et l’histoire de deux familles, celle de Badri, qui a dû fuir la Géorgie, famille séparée en France, qui  n’a pas retrouvé les conditions d’accueil des Géorgiens qui se sont exilés au début au XXème siècle. Celle de de Margot, digne héritière dans sa révolte contre les injustices de son grand-père, dont elle découvre qu’il fut un Républicain espagnol, de son père et de sa mère, militants engagés dans tous les combats pour une terre plus hospitalière. Elle entraine Badri un peu inconsciemment dans une course loin du monde, trouvant ses parents trop passifs et trop attentistes dans leur attitude.  Ce qui fait l’intérêt de ce roman, ce n’est pas le suspense ou l’intrigue : pas de fuite éperdue, de nuit en montagne, de rencontres dangereuses, pas non plus d’amour naissant entre les deux protagonistes, mais une découverte de l’autre et de soi-même pour la narratrice qui, petit à petit, prend conscience de la vanité de cette course, et rentre rapidement  à Lourdes avec sa famille, après un passage chez sa grand-mère. Ce n’est pas non plus l’assagissement d’une jeune fille révoltée par l’injustice, les délais inhumains avant qu’un avis ne soit rendu. Elle garde intacte sa force de révolte, mais comprend qu’elle peut s’exercer par d’autres moyens, et que ses parents ne sont pas forcément fautifs de chercher d’autres voies pour permettre à la famille Géorgienne de rester en France. Les personnages sont attachants, qu’il s’agisse des deux héros, ou des personnages secondaires rencontrés, comme l’aubergiste au grand cœur et sa fille. Tous portent des fêlures ou de blessures intimes, familiales qui les conduisent à venir en aide aux autres.

C’est un roman qui pose les questions essentielles de l’adolescence : pourquoi agir ? Au nom de quoi ? Comment ? Comment exprimer sa révolte ? Comment vivre avec sa conscience aigüe du monde et des injustices ? Qu’est-ce que devenir adulte ? On le voit, même s’il s’inscrit dans le cadre de la montagne, des Pyrénées, d’une fugue, des problématiques fortes d’accueil des réfugiés en France,  c’est un roman psychologique que donne à lire Ahmed Kalouaz. Au-delà de la psychologie, il donne à voir le conflit entre l’Abkhazie et la Géorgie, et les liens qui unissent ce pays et la France, en particulier le rugby qui permet à Badri de s’intégrer dans le milieu sportif pyrénéen.

Un roman d’apprentissage  optimiste sur une problématique très actuelle, un roman qui soulève de nombreuses questions, ne cherche pas à toutes les résoudre afin de laisser le lecteur faire son propre chemin.

L’Histoire d’Erika

L’Histoire d’Erika
Ruth Vander Zee Ill. Roberto Innocenti
D’eux, 2017

Ils étaient vingt et cent…

Par Michel Driol

Les éditions D’eux ont eu la bonne idée de rééditer, avec une nouvelle traduction de Christiane Duchesne, l’album qui était paru sous le titre L’Etoile d’Erika. Dans un récit enchâssé, une femme raconte comment elle a été sauvée parce que sa mère l’a jetée d’un train en route vers un camp de la mort durant la seconde guerre mondiale, et que quelqu’un l’a recueillie et lui a permis, à son tour, de fonder une famille.

Deux narratrices se succèdent dans l’histoire : la première raconte les circonstances dans lesquelles elle a rencontré Erika, puis c’est Erika qui raconte sa propre histoire, imaginant ce qu’ont pu ressentir et vivre ses parents dont elle n’a aucun souvenir, dont elle ne connait pas le nom, avant de prendre la décision de la jeter hors du train. Ce récit, tout en sobriété, est particulièrement émouvant dans la façon dont Erika tente de redonner vie à ses propres parents. Il y est donc question de résilience, mais aussi d’entraide et d’espoir dans la poursuite de la vie, à travers ses trois enfants.

Les illustrations de Roberto Innocenti encadrent aussi le récit par deux planches en couleur, la première évoquant la tempête initiale qui permet la rencontre avec Erika, la dernière montrant une fillette regardant passer un train de marchandises. Entre les deux, des illustrations en bistre montrent le convoi, depuis la gare de départ jusqu’à l’arrivée dans un camp. Illustrations à la fois pudiques, car se refusant à montrant l’immontrable, mais aussi fortement symboliques et poignantes (on songe à ces deux plans montrant le berceau abandonné sur le quai de la gare)

Un ouvrage pour ne pas oublier ce que fut l’holocauste, un ouvrage aussi sur la façon dont les survivants ont pu se reconstruire grâce à l’amour et à l’entraide.

Le Château des papayes

Le Château des papayes
Sara Pennypacker
Traduit (anglais, USA) par Faustina Fiore
Gallimard jeunesse, 2020

Faire société

Par Anne-Marie Mercier

Ce roman est un beau cadeau pour tous les enfants mal dans leur peau, mal en société, décalés par rapport aux attentes de leurs parents, solitaires, rêveurs, un peu potelés et allergiques aux collectivités d’enfants. Au début du roman, Ware dont on vient de lire le portrait est en vacances chez sa grand-mère, et c’est du fond de sa piscine où il rêve qu’il assiste sans rien comprendre à l’arrivée des secouristes qui viennent pour elle, beau résumé de son attitude de retrait involontaire. La suite le montre chez ses parents, qui l’inscrivent à un centre de loisirs pour l’été, horreur absolue pour lui (la description des hurlements et des mouvements réglés des enfants, l’injonction à voir un projet de vie et à être positif, tout cela  est raconté avec un bel humour grinçant).
Très vite, il feint de s’y rendre chaque jour et se réfugie dans un terrain vague où s’active une fille de son âge, Jolène, qui a bien d’autres difficultés avec la vie, familiales, économiques et sociales. Elle y plante des papayers afin de récolter et vendre les fruits. Son organisation pour amender et irriguer le terrain, protéger les plants, réfléchir aux problèmes lorsqu’ils se présentent fait un beau contraste avec le comportement enfantin de Ware, d’abord tout occupé à se construire un château du moyen âge dans les ruines de l’église qui borde le terrain.
Mais progressivement les enfants s’apprivoisent l’un l’autre et Ware, tout doucement, évolue : c’est un autre enfant, beaucoup plus mûr que découvriront ses parents lorsqu’ils finiront par le voir vraiment, à la fin de l’été, un enfant qui restera non conforme, mais qui se sera affirmé dans sa posture et dans son regard : un futur artiste ? Entretemps, Ware et Jolène, aidés d’une jeune écologiste auront tenté de faire front contre un projet immobilier qui menace leur terrain. Et comme le dit Jolène, puisqu’on n’est pas dans le monde des Bisounours, ils échoueront, mais quand même pas sans quelques victoires.
C’est l’une des qualités de ce beau roman qui part de peu, et procède pas à pas, en chapitres très courts mais tous chargés de sens à l’intensité croissante : il montre que la littérature de jeunesse peut refuser le monde des Bisounours sans désespérer pour autant la jeunesse et sans lui mentir.

Le mot sans lequel rien n’existe

Le mot sans lequel rien n’existe
Claude Clément – Conception graphique Cyril Dominger
Editions du Pourquoi pas 2020

Il y a des mots qui font vivre, et ce sont des mots innocents

Par Michel Driol

Un oiseau picore dans un grand livre douze  mots à la connotation positive et part en voyage. Il survole successivement un désert brûlant et une ville où on a faim, puis une cité aux hommes affairés entre des tours ou désenchantés dans des quartiers gris, et enfin un paysage dévasté par la guerre. A chaque fois, l’oiseau ouvre son bec et sème quatre mots. De retour sur la plage, il s’aperçoit qu’il a oublié de picorer le mot le plus important, Amour, qui s’enroule autour de la terre. Dès lors les enfants peuvent venir réinventer des mots sur le livre…

Voici un livre au format et à la conception inaccoutumés pour les Editions du Pourquoi pas. Un format très allongé et une mise en page qui magnifie les mots semés par l’oiseau, dans une typographie raffinée et aérienne en rouge et noir. Tout est donc là pour attirer le regard du lecteur sur ces mots, en laissant l’imaginaire de chacun libre de se représenter les scènes évoquées, dans leur violence, leur cruauté, leur inhumanité, leur brutalité. Le texte, qui épouse le point de vue de l’oiseau, parle de notre monde sans concession, en trois épisodes qui évoquent la famine dont souffrent les pays du sud, la double déshumanisation des pays du nord, dans lesquels règnent la compétition et la ségrégation, et enfin les pays ruinés par la guerre. Alors que les deux premières étapes font l’objet d’une description précise du monde, la dernière est juste une évocation de l’absurde dévastateur de la guerre. La mise en page déstructure les alexandrins, comme pour leur donner encore plus de force dans un rythme et une liberté retrouvés.

Les treize mots de l’oiseau incarnent autant de valeurs disparues pour redonner sens à la vie sur terre et réparer le monde. La conception typographique de l’ouvrage dit l’importance des lettres et des mots pour panser et réinventer le monde. Comme pour encore souligner cette importance du langage, l’oiseau semble dessiné à la fin à partir d’un alpha et d’un oméga…

Cette réédition de la fable poétique  de Claude Clément (1995) est de qualité tant par le texte que par la conception de cet ouvrage qui s’adresse à tous, avec des mots simples, pour dire l’importance des valeurs humanistes.

Pierre le voleur

Pierre le voleur
Yves Frémion
Le muscadier 2020

Voleur cévenol

Par Michel Driol

Pierre est voleur, ou plutôt kleptomane. S’il ne peut s’empêcher de prendre, il n’est pas menteur, et reconnait volontiers ses larcins. Du coup, il est parfaitement intégré dans son village des Cévennes, et par la population, et par la gendarmerie locale. Jusqu’au jour où un vol a lieu dans une résidence secondaire, dont les propriétaires sont moins compréhensifs que les autochtones.

Pierre le voleur est un roman sympathique, ce qui n’a rien de péjoratif ou de dévalorisant, la sympathie étant une des grandes qualités humaines, un véritable « feel good novel ». Il y est question de ruralité, mais de ruralité heureuse, d’un village cévenol à la fois replié sur lui-même et ouvert aux étrangers (voir le nom et l’origine des quatre gendarmes de la brigade !). C’est d’abord une galerie de portraits, de ces portraits des personnages traditionnels de la France profonde : l’instituteur, communiste peu orthodoxe, les deux bistrotiers adversaires, les gendarmes, le curé et le pasteur par exemple. C’est ensuite une énonciation dans laquelle le narrateur singulier s’efface derrière une communauté, par un « nous », signe de la collectivité unie pour défendre son original inoffensif, Pierre, d’origine kabyle par son père. C’est donc un roman de la bienveillance, de l’acceptation de l’autre dans sa singularité, de la tolérance, dont la fin optimiste donne envie d’aller s’installer loin des villes dans un village à taille humaine.

Sans doute le roman tient-il plus du conte, de l’apologue que de l’enquête sociologique. Les Cévennes dont il est question sont plus proches, sans doute, de la carte postale que de la réalité. Mais c’est là la force de ce texte, de passer par la fiction joyeuse pour redire la force du lien social, de l’empathie, de l’importance d’un langage de vérité qui permet d’établir la confiance.

Tous ensemble !

Tous ensemble !
Smriti Prasadam-Halls, Robert Starling
Gallimard Jeunesse, 2020

 

Fable Politique

Par Anne-Marie Mercier

Les animaux, de La Fontaine à Orwell, sont bien souvent les acteurs de fables à visée politique. Celle-ci, au titre programmatique, allie la simplicité du message à la force de son argumentaire.
Des animaux vivent en paix, les oies et les canards d’une part, sur une petite île, et les autres animaux d’autre part, dans une ferme reliée à l’île par un pont. Les oies décident de faire sécession pour profiter seules de leurs avantages ; les canards, minorité contrainte au silence et exploitée, sont embarqués malgré eux dans cette décision. Étape après étape, ce choix s’avère malheureux, jusqu’à l’arrivée des renards…
L’éloge de la solidarité s’accompagne ici d’une mise en garde : le séparatisme crée un alourdissement des tâches, qui ne sont plus partagées (tiens, tiens, ceux qui veulent mettre les étrangers dehors sont-ils prêts à aller aux champs et ramasser les poubelles ?). Il crée de la pénurie, de la pauvreté et de l’insécurité face aux ennemis. La solidarité n’est pas seulement une belle idée, c’est une nécessité de survie pour une société.
La gravité du message est allégée par le contexte animalier et les illustrations colorées, proches de la caricature : les images représentant les oies et les canard au travail, affublés de tenues de travail (casques, et casquettes) alors que les autres animaux, en face de l’île,  gambadent et donnent envie de les rejoindre sont très réussies.

Le Cercueil à roulettes

Le Cercueil à roulettes
Alexandre Chardin
Casterman 2020

Fils des mères encore vivantes, n’oubliez plus que vos mères sont mortelles (Albert Cohen)

Par Michel Driol

La mère de Gabriel décède des suites d’une longue maladie. Elle a émis le souhait d’être enterrée à côté de son mari, le père de Gabriel. Or ce dernier, homme que Gabriel détestait, les avait quittés et l’adolescent ne supporte pas de voir sa mère enterrée à côté de son père. Il prend alors une décision assez folle : exhumer le cercueil, le mettre dans une petite voiture à roulette, et chercher le meilleur endroit pour y laisser reposer sa mère.

Le roman se découpe en deux parties : le décès de la mère et ses conséquences sur Gabriel, qui a perdu ses repères, et navigue entre son ancienne maison, sa tante et une amie de sa mère, qui font de leur mieux pour l’épauler. Puis la seconde partie, road movie dans lequel Gabriel descend vers le sud, sur un parcours géographiquement assez bien inscrit entre Avallon et Digoin. Ce qui frappe d’abord dans ce roman, c’est le personnage même de Gabriel, son évolution, et le lien qu’il entretient avec sa mère, à laquelle il parle sans cesse, la façon dont s’entremêlent colère et tristesse. Il n’est pas indifférent que l’auteur ait fait le choix d’un récit au présent à la première personne : façon de mieux faire entrer le lecteur dans l’intimité, les sentiments, les réactions, le point de vue de son héros, de permettre de mieux le comprendre sans le juger.  Ce qui frappe ensuite, c’est l’extraordinaire bienveillance et humanité de la plupart des personnages adultes que rencontre Gabriel. Cela va d’un gendarme à un curé, d’un paysan à un immigré, d’un fossoyeur à un patron de friterie au bord de la route. Pour tous, faire preuve de fraternité et de solidarité, venir à aide à ce garçon mutique, qui cache son secret apparait comme une évidence, tout en respectant ses silences.

Pourtant, le sujet est difficile, et on peut concevoir que quelques lecteurs seront choqués par l’acte assez inouï – et illégal – de Gabriel. Pour autant, grâce à l’écriture d’Alexandre Chardin, il n’y a rien de morbide ou de glauque dans ce roman d’amour filial qui a plutôt un côté lumineux dans la façon dont Gabriel accompagne sa mère, et est accompagné par tous ceux qu’il rencontre, dont il note le nom sur la voiture qui transporte le cercueil. Tout se déroule au sein d’une nature où l’on croise des traces de loups, où l’on attend la pluie, jusqu’à la destination finale, qu’on ne révélera pas ici, mais dont on dira qu’elle est hautement symbolique : à chacun de créer son propre chemin, unique, vers un lieu à la fois inconnu et familier. Façon de dire n’effacez pas nos traces, que c’est le chemin qui nous fait, et non nous qui faisons le chemin. On songe bien sûr à Machado :

Voyageur, le chemin
Ce sont les traces de tes pas
C’est tout ; voyageur,
Il n’y a pas de chemin,
Le chemin se fait en marchant

Tout à la fois réaliste et allégorique, voici un roman que l’on pourrait qualifier d’apprentissage plein d’humanité qui parle de deuil et d’amour filial.

 

La Plus Grande Peur de ma vie

La Plus Grande Peur de ma vie
Eric Pessan
L’école des loisirs (« Médium »), 2017

Massacre au collège ?

Par Anne-Marie Mercier

Un roman court, une illustration pleine page en couverture, un titre qui semble pasticher un sujet de rédaction à l’ancienne… tout cela pourrait faire penser à un ouvrage pour les très jeunes lecteurs. Mais non, c’est un titre de la collection « Médium », qui est donc destiné à des adolescents.
La peur dont il est question est effectivement une grande peur, et elle est partagée par beaucoup : il y est question de massacre possible en établissement scolaire, d’un désir de vengeance chez un adolescent harcelé par d’autres, de secrets partagés, et de responsabilités de groupe, donc de questions lourdes. Elles sont traitées ici sans pesanteur, avec le point de vue d’un adolescent qui raconte ce dont il a été témoin. Il le fait de manière empathique : le manipulateur d’explosif est d’abord son ami, un élève fragile un peu perdu, un être pris par un engrenage de circonstances. Chacun pourrait occuper l’un ou l’autre des rôles dans cette histoire.
C’est aussi une réflexion sur la passivité qui nous empêche parfois d’agir quand on le devrait : « quand on est témoin […] on est contaminé par la honte et la colère. On s’en veut de ne pas savoir comment réagir. On aimerait se lever […] Et je ferais mieux d’arrêter d‘écrire « on » pour oser écrire « je », parce que ces pensées sont les miennes. Norbert a beau être mon ami, je ne l’aide pas. Je me dis qu’il doit trouver la solution tout seul. Je me dis que si je l’aide […] Alexandre me harcèlera toute l’année »

Le récit ménage le suspens, commencé avec un prologue dans lequel le narrateur se présente : un garçon ordinaire, avec juste une touche d’originalité par le fait qu’il aime écrire des histoires.  Il a une histoire à raconter, mais comme elle est vraie, il peine à la dramatiser et il cherche ses mots, il les pèse. Chaque étape semble rapprocher du drame ; des retours en arrière ralentissent la réponse à cette attente. La description de la montée de l’angoisse  chez les quatre amis, élèves de cinquième est très réussie et illustrée par des effets typographiques originaux et éloquents.

La rédaction est réussie, elle obtient une note maximale pour son art du récit et sa vérité, pour ses personnages très caractérisés, pour la peinture fine de leurs relations, avec le portrait d’une vie scolaire et la mise en scène de questions très contemporaines, et pour l’évocation de questions difficiles comme la prise de responsabilité, la demande d’aide aux adultes, et le prix – et le coût – de la solidarité.

Lire le début

Si l’on me tend l’oreille

Si l’on me tend l’oreille
Hélène Vignal
Rouergue (doado), 2019

L’alchimie des rebelles

Par Anne-Marie Mercier

Un monde qui semble appartenir à l’époque médiévale, un roi autoritaire, trois provinces, l’une maritime, une autre agricole, et la troisième, dite des Vents chauds, plus aride ; une décision du roi oblige les habitants à se cantonner à l’une des provinces, à rompre de ce fait tous les liens qu’ils avaient avec ceux qui vivent ailleurs et à renoncer à leur vie itinérante, pour ceux qui la pratiquaient (saltimbanques, marchands forains, artistes…). On pourrait se trouver face à un récit classique reprenant des motifs bien connus de contes, avec un ou des héros qui mènent une révolte, forcément victorieuse : les saltimbanques contre le pouvoir, etc.
Point du tout.
Il n’y a aura pas de héros victorieux, pas de victoire, juste une survie et un refus d’obéir chez une poignée de personnages : une diseuse de « bonne » aventure, une vieille, coiffeuse qui cherche à rejoindre son mari marin, un musicien ombrageux, un propriétaire-fabricant-animateur-sonorisateur de manège qui parle à ses animaux de bois, une enfant acrobate trouvée dans la forêt parmi les cadavres de ceux qui formaient sa famille… tous partagent pendant un temps la même roulotte, le même chemin ou le même abri et vivent la même précarité sous le regard hostile des sédentaires.
« Un mélange d’abattement et de colère, un cocktail de molécules incendiaires qui avait commencé à circuler dans leurs corps, passant par les kilomètres de vaisseaux, sous forme liquide ou gazeuse. Il était fait de bile, de sang frais et d’adrénaline, de vent iodé, de cortisol et de soufre. La chimie des Récalcitrants était en marche en eux et ils n’y pouvaient rien. Ils se croyaient abattus, vaincus et ils étaient en fait en cours de transformation et laissaient secrètement s’opérer l’alchimie des rebelles. Celle qui croît dans la solitude et le doute et ne connaît que l’évidence du refus pour la guider. » (p. 91)
L’histoire s’ouvre, après une brève présentation de la situation, par un viol, celui de l’héroïne, Grouzna, la devineresse, elle se poursuit avec la description de sa vie errante et solitaire, changée ensuite par la nécessité de s’unir pour survivre et arriver là où chacun le souhaite. Elle rencontre l’un après l’autre ceux qui formeront sa compagnie, sa famille de cœur. Dans leur route vers le littoral, chacun doit abandonner un peu de lui-même et devenir autre. Tous ne parviendront pas à bon port car ce monde est cruel pour les faibles. Le récit est inventif, sensible et poignant. Il est porté par des personnages originaux et attachants, et surtout par une belle écriture.
Cette petite troupe de Récalcitrants (comme les nomme l’administration) est portée par une chimie propre :