Et la galette dans tout ça ?

Et la galette dans tout ça?
 Jean-Philippe Lemancel, Christophe Alline (ill.)
Didier Jeunesse, 2014

Encore un…

Par Christine Moulin

52188Voici encore un Petit Chaperon Rouge! Les quelques phrases qui ouvrent l’album et qui le concluent supposent d’ailleurs le conte connu et font d’un élément fort célèbre la vedette (comme l’indique le titre de l’album): « Le beurre dans la galette, la galette dans le panier, le panier dans la main du Chaperon ». Mais finalement, un instant mise en lumière, cette nouvelle héroïne devra attendre le dénouement pour jouer pleinement son rôle, sous la forme d’une galette des rois dont la fève échoit au chasseur, pour le plus grand bonheur de la grand-mère!

Le reste de l’histoire est « muet » et représenté à travers des illustrations surprenantes qui mêlent formes géométriques et éléments plus « mignons » (un lapin, qui assiste à presque toutes les scènes, accompagné parfois d’une grenouille, des fleurs, etc.). Certaines de ces illustrations nous font assister à toutes les scènes traditionnelles, en parvenant encore à nous effrayer: l’instant de la dévoration, en rouge et noir, fait son petit effet; la fumée en forme de tête de mort qui s’échappe de la cheminée de la maison de la grand-mère aussi… D’autres images ajoutent des éléments: on voit ainsi le Petit Chaperon Rouge et le loup se gaver de baies rouges ou sauter à la corde et l’on attend, tendu, que cette fausse complicité explose…

Une mise en abyme finale (« Le chasseur dans l’histoire ») et un commentaire métanarratif (« Et la galette dans tout ça? ») donnent à ce PCR (Petit Chaperon Rouge, n’est-ce pas ?) une légère saveur postmoderne. Sans que la lecture de ce conte n’en soit véritablement transformée, toutefois. Mais vivifiée, peut-être.

Poème à compter, Numéralia

Poème à compter, Numéralia
 Jorge Lujan, Isol (ill.)
Syros, 2014

Le porte-plume redevient oiseau (1)

Par Christine Moulin

numeraliaL’album à compter, comme l’abécédaire, « s’est peu à peu libéré du carcan pédagogique pour investir sans doute un autre territoire : celui de la création », pour « se métamorphoser, entrer en littérature » et devenir « une invitation à la rêverie, à la quête – plaisante, inédite, voire déroutante et subversive – du monde des mots [et des nombres, en l’occurrence] et de ses représentations imagées » (2). La réédition en petit format à couverture souple de Poème à compter, Numéralia nous le redit avec bonheur.

Tout nous rappelle le monde scolaire: les pages de titre qui ressemblent à celle d’un cahier, le titre écrit au crayon de couleur, le graphisme délicieusement et artistiquement maladroit (voir la chronique consacrée à Mes chaussons toutous, des mêmes auteurs), jusqu’au 10 en rouge, à la fin de l’ouvrage, qui semble indiquer la reddition de l’institution, amenée à mettre la meilleure des notes à un élève pourtant très gribouilleur et fort peu attentif…

Car tout est rêve dans cet album poème. Les phrases qui accompagnent chaque nombre sont toutes plus inattendues les unes que les autres et, fragmentaires, ouvrent vers un univers suggéré de références qui font de la lecture une sorte de « lecture augmentée ». Tout commence par le zéro (ce qui est rare dans le genre, qui préfère sagement débuter par le 1) et ce zéro est un œuf, immense, couvé par un minuscule oiseau qui, les yeux clos (3), semble se réjouir d’une prochaine naissance,  mais aussi un œuf qui tient debout: c’est dire que nous embarquons pour une nouvelle Amérique… Le 2 fait allusion au Vilain Petit Canard (mais n’est pas canard celui qu’on croit -4-). Le 6 introduit les Trois Mousquetaires (eh oui, il suffit de les faire se refléter dans une mare!). Classiquement, le 7 est associé à Blanche Neige: on en serait presque surpris… Mais à côté des clins d’œil, on peut apprécier aussi les instants de pure poésie: les 5 doigts sont les « habitants secrets des gants », le 8, en forme de sablier, mais aussi bien sûr, d’infini, est là « pour que s’écoule le sable des heures ».

Et tout cela ne serait rien sans les illustrations qui créent des liens subtils entre la page de gauche (celle du texte) et la page de droite (celle de l’image): répartition qui est celle des livres illustrés, des livres de prix, mais sans cesse remise en cause, comme l’école par le cancre, comme l’album à compter par la poésie, par la circulation des formes, des personnages, des lignes, en un joyeux ballet subversif. Si bien que le lecteur est amené à voir dans les choses du monde les silhouettes des chiffres (dans un minuscule drapeau, celle du 1; dans une chaise renversée, celle du 4, etc.) mais aussi dans les chiffres les échos assourdis du monde.

Pour son plus grand plaisir.

(1) « Page d’écriture », Jacques Prévert, Paroles, Gallimard

(2) Nelly CHABROL GAGNE, « L’O de l’A littéraire ou rêveries à partir des lettres de quelques abécédaires », http://eprints.aidenligne-francais-universite.auf.org/371/

(3) cf. http://www.publishersweekly.com/978-1-55498-444-2

(4) cf. http://smithsonianapa.org/bookdragon/numeralia-by-jorge-lujan-illustrated-by-isol-translated-by-susan-ouriou/

Ogre vole

Ogre vole
Rascal (texte) et Edith (illustrations)
Pastel l’école des loisirs 2014

Il est bien peu de monstres qui méritent la peur que nous en avons. (André Gide)

Par Michel Driol

ogre-voleLe premier matin d’hiver,  un Ogre, au cours de sa promenade, voit une aile d’ange, puis deux se fixer sur son dos. Dès lors l’Ogre vole, et, dans le ciel, trouve sur des nuages tous les enfants qu’il a mangés. Alors ses ailes se détachent de lui, se divisent, et vont se fixer sur les enfants qui redescendent sur terre, tandis que l’Ogre reste prisonnier de son nuage.

Chaussé de bottes rouges, privé de nom et de prénom, Ogre est l’archétype de tous les Ogres.  C’est ainsi que le texte le présente, monstrueux personnage de légende, à la limite du vrai et du faux,  incarnation des peurs. Les cadrages de l’illustration mettent en évidence sa  stature, sa laideur presque touchante aussi, au moment où il gambade dans la neige de cette journée extraordinaire qui va lui permettre d’éprouver la peur : peur au moment de trouver l’aile, et le sentiment nouveau d’avoir à réfléchir, à ne plus se contenter des automatismes, Pour autant, mis en présence des enfants qu’il a mangés, Ogre éprouve un sentiment de culpabilité, et devient spectateur, du haut de son nuage, des retrouvailles joyeuses des enfants avec leur famille, avant de n’être plus que grondements les soirs d’orage. Il disparait de limage, qui laisse la part belle aux enfants.

Cet album vaut par le merveilleux de l’histoire – réécriture de certains contes ou légendes dans lesquels une intervention divine sauve des enfants victimes -, tout en abordant, avec des mots et des situations simples –  des thèmes particulièrement complexes : la solitude, la culpabilité, le regret, les peurs.

Les chatouilles ; Un jour de lessive

Les chatouilles
Un jour de lessive
Christian Bruel, Anne Bozellec
Thierry Magnier, 2013

Pionniers classiques

Par Dominique Perrin

chatojour deAvec Les chatouilles et Un jour de lessive (ci-contre sous sa précédente couverture aux éditions Etre), les amateurs de littérature de jeunesse – et de littérature visuelle – se voient réouvrir l’accès à deux albums promis à une forme d’éternelle jeunesse. Sous la forme quasi cinématographique de deux longs plans séquences, l’un est dédié à une matutinale partie de chatouilles entre deux enfants, l’autre au chatoyant « film-dont vous êtes le héros » projeté par l’imagination d’un enfant sur des draps étendus au grand air. Tous deux proclament l’alliance, pour et dans la plus grande luxuriance sensorielle, de la sobriété graphique et d’un point de vue essentiellement empathique avec l’enfance. Pionniers à bien des égards en 1986, ces deux fleurons de la collection Plaisirs (avec d’autres albums en noir et blanc comme Ce que mangent les maitresses) donnent toujours corps en ce début du 21e siècle à l’art militant d’aller à l’essentiel – ou la capacité, en l’occurrence, d’être « absolument présent ».

Mademoiselle Zazie ne veut pas être hôtesse de l’air

Mademoiselle Zazie ne veut pas être hôtesse de l’air
Thierry Lenain, Delphine Durand
Nathan (premiers romans), 2014

Mademoiselle Zazie – sauvetage impossible
D’après un scenario original de Nicolas Digard
Nathan (un héros Zouzous), 2014

Zazie et sa contrefaçon

Par Anne-Marie Mercier

zazie hotesseOn connait et on aime mademoiselle Zazie, l’héroïne impertinente de Thierry Lenain et Delphine Durand, la retrouver déclinée en série est un plaisir. Ici, on est face à une séquence gentiment caricaturale, une préparation de visite d’écrivain dans la classe de Max et Zazie. Tyrannie de l’institutrice, arrière-pensées des enfants, ronchonnements, on devine que Thierry Lenain joue avec des situations qu’il a pu rencontrer. Le renversement final, plein d’humour, reprend la thématique de l’égalité des sexes. Parfait. C’est aussi un vrai « petit roman », comme le titre de la collection l’indique, avec des personnages bien typés, des clins d’oeil, de l’intertextualité, une chute…

En revanche, qzazie sauvetageuand on arrive au produit dérivé, issu de la série animée, on est déçu, et même indigné : on y présente les garçons comme des débiles violents et Max lui-même est un être à la virilité menacée qu’il faut protéger par des mises en scènes truquées. A quelles filles (car visiblement cet album leur est exclusivement réservé) veut-on s’adresser ici ? Des répliques de sit-com qui prennent des airs supérieurs pour évoquer la fragilité des hommes et les mensonges qu’il faut leur présenter? Et pour quel projet : il n’est pas question d’égalité fille-garçon mais de manipulation de l’un par l’autre. Enfin, les images n’ont pas d’autre rôle que de commenter le texte, rien à voir avec la drôlerie de celles de Delphine Durand. Vive le (vrai) livre !


Clotaire se déguise

Clotaire se déguise
Janik Coat

Autrement, 2013

Galerie de Clotaire(s)

Par Dominique Perrin

clotaire« Clotaire est de retour », annonçait l’éditeur*. Dans cette édition augmentée, le drôle de petit personnage impassible et boute-en-train apparaît toujours sous son unique profil trois-quarts, sous une cinquantaine de « déguisements » constituant autant de tableaux, sobrement légendés en page de gauche : Clotaire Babar, Nosferatu, Harry Potter, Candy, Spider man, Indien, Père Noël, La Callas, Toutankhamon, Yéti, Lady Chatterley… (au hasard dans le début du sommaire). La ligne claire de Janik Coat affiche sa sobriété caractéristique, et tout se joue dans le choix de quelques attributs personnels et d’un décor évocateur. L’ouvrage qui en résulte, agrémenté de pages jeux plus clairement destinées à l’enfance, fonctionne comme un jeu de références à l’usage de groupes intergénérationnels, familiaux ou amicaux.

 

* Sur l’histoire de cet éditeur jusqu’à sa récente fermeture sans sommation, voir par exemple l’article en ligne sur le site ActuaLitté.

Tom et Théo

Tom et Théo
Veronika Marék
Grasset Jeunesse 2015

Petit frère et grand frère

Par Michel Driol

tomTom et Théo sont frères. Complices, ils s’aiment et se chamaillent, inventent des jeux. Théo, l’ainé, veut toujours avoir raison, Tom, le cadet, est plus espiègle. A travers une vingtaine de saynètes, on les suit durant toute une année, en hiver avec la neige, déguisés pour carnaval, en été sur une plage, inventant des cartables à roulettes lors de la rentrée des classes. Si les parents ne sont pas présents, on trouve quelques ami-e-s pour illustrer des situations universelles dans lesquelles chaque enfant se pourra se reconnaitre…

Le dispositif de l’album est simple, et adapté aux tout-petits : le dialogue entre les enfants page de gauche, et une série de vignettes page de droite – façon bande dessinée sans bulles -, permettant aux non-lecteurs de suivre, voire d’anticiper le déroulement de l’histoire. L’album a été édité en 2008 en Hongrie, mais les histoires sont antérieures à cette date, publiées sans doute dans des magazines : la technologie s’arrête à la télévision, qui semble en noir et blanc, pas d’ordinateur ou de tablette dans les jeux et accessoires. Le graphisme semble dater des années 1960 – 1970, et, de fait, présente un charme rétro, qui ne s’est pas démodé. Les illustrations sont simples, efficaces et expressives (en particulier les visages qui permettent immédiatement de lire l’émotion éprouvée par le personnage).

Avec cet album, les éditions Grasset permettent au lecteur français de découvrir Veronika Marék, auteure hongroise de nombreux albums et de films d’animation née en 1937, qui n’avait jamais encore été traduite en français.

 

 

Le livre des vrai faux de l’Histoire

Le livre des vrai faux de l’Histoire
Gérard Dhôtel, Benoît Perroud
La Martinière, 2014

L’Histoire en 50 « vrai faux » (?)

Par Dominique Perrin

vraiLe livre des vrai faux de l’Histoire s’inscrit dans une longue lignée de livres-jeux didactiques, avec pour atout particulier de questionner non seulement des connaissances, mais aussi leur genèse et leur degré de validité. La cinquantaine de « questions-pièges » retenues dessine au fil du livre une chronologie allant de la Préhistoire à nos jours (mais à plusieurs reprises cet ordre est en fait, étonnamment, celui des croyances dénoncées par l’ouvrage), au sein d’une aire géographique qui se resserre assez rapidement à l’Empire romain et la Gaule, puis à la France – avec une édifiante page conclusive touchant aux raisons de l’unicité du mandat de Nicolas Sarkozy (premier président en exercice à concevoir un enfant), et une ouverture internationale un peu plus concluante touchant à l’information publique délivrée sur les attentats du 11 septembre. On restera sur sa faim si on espérait trouver dans cet ouvrage une initiation sérieuse aux questions historiques.

Chine, scènes de la vie quotidienne

Chine, scènes de la vie quotidienne 
Nicolas Jolivot
Hong Fei, 2014

Par Dominique Perrin

Exquis voyageur

chinNicolas Jolivot est souvent et longtemps retourné découvrir la Chine. De l’intimité paradoxale issue de ce commerce intermittent, il partage la subtilité et la profondeur, dans un richissime carnet de voyage, organisé comme un portrait du pays-continent. Quatre sections singulières et nécessaires (« voyager », « manger », « dans la rue », « pour la vie ») déclinent des sujets variés, qui se révèlent empreints d’autant de poésie éthérée que de prosaïsme charnu. Comme les textes, les dessins à l’encre attestent paisiblement que la séduction imprévisible et inassignable d’un tel pays – presque aussi mal connu des européens, d’une certaine manière, que par le passé –, trouve un miroir fidèle dans celle de son chantre lui-même. Pour le dire plus clairement, le lecteur peut avoir le sentiment de faire avec Nicolas Jolivot la rencontre d’un « voyageur selon son cœur ». Ce livre espiègle, lucide et lumineux, a justement été consacré par une « pépite » documentaire à Montreuil en 2014.

Réunis

Réunis
Yu Liqiong (texte) – Zhu Chengliang (illustrations)
HongFei – 2015

4 jours en février

Par Michel Driol 

reunis« Papa construit de grands immeubles loin de chez nous. Il rentre à la maison une seule fois dans l’année : c’est au moment du nouvel an ». Ainsi commence, sobrement, cet album. Maomao, la petite fille, raconte la visite annuelle de son père, durant les festivités rituelles du Nouvel an chinois. Les  retrouvailles avec cet homme barbu devenu presque étranger, les cadeaux offerts par le père, la séance chez le coiffeur, la confection des boulettes de riz, les vœux, les jeux dans la neige, sur fond de bruits de pétards et de danse du dragon dans la rue… autant d’épisodes à la fois minuscules et intenses, avant le nouveau départ du père pour son chantier.

Le texte est d’une grande simplicité, sans digressions : on suit le quotidien de cette famille unie durant ces quelques jours de vie commune. Les images, comme dans un montage cinématographique,  font alterner des plans larges sur la ville avec des plans plus serrés, plus intimistes,  montrant les trois personnages principaux. L’ensemble, très coloré, avec une dominante de rouge,  illustre une large palette d’émotions. Il se dégage de cet album une atmosphère d’harmonie, de douceur et de pudeur (la mère essuie une larme, de dos, lors du départ du père). Présent sur presque chaque page, le chat blanc, témoin muet, accompagne la petite fille.

Comme toujours chez HongFei, à la fin de l’album, quelques pages documentaires éclairent le lecteur occidental sur les traditions chinoises, mais surtout sur le contexte social et les différences culturelles : ce qui vit cette famille n’est pas unique, et nombre de familles de Chine ne sont réunies que pour le Nouvel An, tout en restant très soudées.

Cet album a été désigné « meilleur album » par le jury de la première édition du prix Feng Zikai en 2009, un prix qui récompense les meilleurs livres pour enfants créés en langue chinoise. C’est largement mérité !