Les Enfants du chemin de fer

Les Enfants du chemin de fer
Edith Nesbit,

Traduit (anglais) par Amélie Sarn
Novel, 2024

Un classique anglais chaleureux

Par Pauline Barge

L’année 2024 marquait le centenaire de la disparition d’Edith Nesbit, l’occasion de (re)découvrir cette autrice. Son chef-d’œuvre majeur, Les enfants du chemin de fer, est traduit pour la première fois en français.
Roberta, Peter et Phyllis vivent confortablement avec leurs parents à Londres. Lorsque leur père disparaît mystérieusement, ils partent vivre à la campagne, dans un modeste cottage. Leur mère met tout en œuvre pour que la famille ne manque de rien, et réussit tant bien que mal à gagner quelques sous en publiant des histoires. Comme elle s’enferme souvent pour écrire, la fratrie, livrée à elle-même dans cette campagne isolée, se prend de passion pour le chemin de fer et sa gare. Ils y rencontrent divers employés et passagers, avec qui ils se lient d’amitié. Si l’absence du père est le fil rouge du récit, c’est avant tout le quotidien du trio et leurs péripéties qui occupent une place centrale. Il est impossible de s’ennuyer : les enfants nous amusent, et l’intrigue autour de la disparition du père maintient le suspense.
C’est un roman vivant et fluide, dans lequel on s’immerge facilement. Les enfants nous entraînent dans leurs découvertes et aventures. Ils sont attachants, avec des personnalités bien différentes. Roberta, l’aînée, est plutôt raisonnable et sage, tandis que son cadet Peter est têtu et la jeune Phyllis très maladroite. Si leurs disputes sont récurrentes, ils restent soudés, empreints d’une innocence enfantine et d’une profonde gentillesse, que ce soit entre eux ou envers leurs amis et les inconnus qu’ils rencontrent. C’est une lecture très chaleureuse, qui propose de jolies leçons de vie et qui transmet des valeurs intemporelles.

Entre terre et eau

Entre terre et eau
Eva Moraal, Marieke ten Berge (gravures)
Traduit et adapté (néerlandais) par Catherine Tron-Mulder
Rue du monde, 2024

Tout un monde gravé

Par Anne-Marie Mercier

Cette superbe encyclopédie des animaux est aussi très représentative de ce règne : les uns sont terrestres (blaireau, putois, lièvre et lapin, hérisson, campagnol, d’autres aquatiques (castor, triton, grenouille, taupe, chevreuil…), d’autres aériens (hirondelle, oie sauvage, héron, martinet, faucon, chouette chevêche, gorge bleue à miroir blanc…). Ajoutons quelques insectes (Anax empereur ou libellule, grand sphinx de la vigne), un serpent (couleuvre helvétique), un escargot (le vertigo de des Moulins), et après le parcours de cet album on aura appris bien des choses.
Chaque animal a sa double page, une image pleine page à gauche, le texte à droite (c’est inhabituel et cela montre bien l’importance de celui-ci). Composé en petits pavés de courts paragraphes qui facilitent la lecture, il est rédigé sur un ton alerte, s’adressant souvent au lecteur pour souligner les choses étonnantes ou embrayer dès les premières lignes avec un détail qui va capter l’attention. Par exemple, pour l’avocette élégante : « ne t’inquiète pas, mon aile n’est pas cassée. Je fais juste semblant d’être blessée pour éloigner ce renard de mes poussins ». Ou pour le vanneau huppé : « Eh, toi ! Ne t’approche pas trop de mon nid ! Je vous connais, vous les humains. Pendant des siècles vous êtes venus voler nos œufs pour les manger. Aux Pays-Bas on fêtait même l’arrivée du printemps en présentant au commissaire du roi, au maire ou à la reine, le premier œuf de vanneau huppé ». Quant au martinet il affirme : « je suis un sportif de haut niveau ». L’oie interpelle : « tu as vu ? c’est moi qui vole en tête ».
Parfois avec humour, parfois avec fierté, un peu à la manière de la revue La Hulotte, l’animal révèle les traits essentiels de son espèce : habitat, alimentation, chant ou cri, parade nuptiale et reproduction, élevage des petits, dangers, espace de vie, et pour certains les menaces actuelles liées à l’activité humaine.
On trouve quelques records qui plairont également aux encyclopédistes en herbe, comme celui de la taille du plus grand barrage de castors (800m), le nombres d’insectes attrapés en une journée par le martinet (20 000), ou des bizarreries comme le cri de la bécassine imitant le bruit d’un cheval au galop à la saison des amours, les mœurs curieuses des faeders, sous espèce primitive d’un oiseau appelé combattant varié, etc. tout est passionnant et écrit avec brio.
Mais c’est aussi par ses images que cet album captive. Les gravures de Marieke ten Berge sont magnifiques : belles couleurs, souvent en camaïeu, postures variées des animaux montrés dans leur habitat ou en pleine activité, seuls ou en groupes, tout est beau. L’impression est d’une remarquable qualité, la reliure solide. C’est un livre fait pour durer, n régal pour les yeux et l’esprit, un trésor à mettre entre toutes les mains.

L’Affaire Petit Prince

L’Affaire Petit Prince
Clémentine Beauvais
Sarbacane, 2025

Dessine-moi un chapeau…

Par Anne-Marie Mercier

Voilà Pierre Bayard, critique, professeur de littérature française, psychanalyste, transformé en personnage de roman. Il l’aura bien cherché, lui qui se permettait de réécrire des œuvres ratées (2000), de proposer des lectures vagabondes pour parler d’œuvres qu’on n’a pas lues (2007), et de dénicher les zones d’ombres dans des textes aussi célèbres que Le Chien des Baskerville de Conan Doyle et Le Meurtre de Roger Ackroy d’Agatha Christie. Si Le Petit Prince de Saint-Exupéry n’est pas un roman policier contrairement aux œuvres citées, le livre de Clémentine Beauvais qui met en scène P. Bayard en « déteXtive privé » relève à la fois de ce genre et de la critique littéraire.

Au début de l’intrigue, Pierre Bayard et sa fidèle (!) adjointe, Edith, sont forcés à l’inactivité car pour un forfait qu’on ignore ils sont interdits d’enquête. Or, un client se fait annoncer, arrive devant leur porte, puis disparait (ça rappelle vaguement quelque chose, non ?), ne laissant qu’un chapeau et un dessin dans la poussière. Qui est-il ? quel danger le guette, qui est ce personnage mystérieux qui espionne sous leurs fenêtres ? Bayard et Edith ne peuvent que se mettre en quête de réponses. Ils seront aidés par un jeune garçon, inventeur et amoureux des livres, Minuit-Pile, et une jeune rebelle en skate-board, nommée Bas de Casse.
Leur quête les conduira à explorer Le Petit Prince, car (bon sang mais c’est bien sûr !) les indices laissés par le mystérieux visiteur, un chapeau et un dessin représentant un vague chapeau, les conduisent au fameux dessin représentant un boa ayant avalé un éléphant.
L’enquête est un jeu de piste, un jeu aussi pour le lecteur. C’est un régal où le brio et l’inventivité accompagnent un travail rigoureux sur le texte, beaucoup moins simple qu’on ne le croit. Des figures de style et des bribes de narratologie sont les outils de ces bricoleurs qui affrontent la redoutable Elise Mieux, reine de la confrérie de la CLEF (les quarante « Chevaliers de lecture experte de France », allusion narquoise à l’Académie française, à ses rites et à ses normes), protégée par le fidèle et féroce roman Noir, et le non moins redoutable et caricatural Lucien Voldenuit, curateur de l’exposition consacrée à l’auteur du Petit Prince à la Bibliothèque nationale.
Si le début du roman accumule les blagues et jeux de mots avec brio, mais sans beaucoup avancer, la deuxième est menée tambour battant ; elle entre aussi plus avant dans les entrailles du texte et de ses images, et propose un atelier d’intertextualité passionnant. C’est drôle, intelligent, plein de clins d’œil et ça ne se prend pas au sérieux. C’est aussi une série de belles leçons sur la lecture et ses pièges, la première étant donnée au lecteur à travers l’entrée du personnage d’Édith (mais chut, on de divulgâche pas !), l’indispensable assistante du détective. Le Petit Prince est démonté de façon certes irrévérencieuse, exhibant tous ses trous et ses absurdités, pour être rétabli ensuite dans son statut de grand texte irrigué par l’esprit d’enfance. Ainsi, le débat proposé par Voldenuit (titre d’un roman pour adultes de St -Ex) pour savoir si l’auteur est un auteur sérieux (pas pour enfants) ou si Le Petit Prince est un texte négligeable à cause de son inscription dans la littérature de jeunesse est nul et non avenu.
D’autres enquêtes sont annoncées puisque ce volume est le premier d’une série : Pierre Bayard-Sherlock Holmes et sa fidèle Édith- Dr Watson ne s’arrêteront pas de sitôt !

On en parle sur France Culture…
et sur le site de l’éditeur, on vous propose de PROLONGER LA LECTURE
« Afin que tous et toutes s’emparent de l’enquête littéraire, des kits d’enquêteurs, des fiches suspects, et un appareil pédagogique exceptionnel conçus et rédigés par Clémentine Beauvais sont mis à disposition gratuitement sur l’espace pro de ce site »

Welcome Sarah

Welcome Sarah
Véronique Foz

Milan, 2024

Un chemin vers l’acceptation de soi

Par Pauline Barge

Depuis son enfance, Sarah sait qui elle est : une fille. Pourtant, elle se rend compte qu’elle est née dans le mauvais corps. Dans son foyer, tout le monde l’appelle Arthur. Sarah cherche à s’affirmer et à faire réaliser à son entourage qui elle est vraiment car c’est en étant Sarah qu’elle est heureuse. Sa famille ne veut pas le comprendre, alors elle se cache. Pendant longtemps, elle considère qu’un « loup » la gagne ; Sarah devient violente et agressive envers les autres, mais également envers elle-même. Un jour, tout cela devient trop lourd à porter et elle n’a plus d’autre choix que de s’affirmer pour ne pas se faire dévorer par sa fureur.

Véronique Foz offre un roman très documenté sur le parcours d’une jeune fille dans l’acceptation de son identité de genre. Différentes étapes sont évoquées avec de nombreuses explications. On peut donc conseiller ce roman à tous : adolescents et parents, curieux ou premiers concernés. Ce côté didactique n’empêche pas de se plonger dans l’histoire de Sarah et, au contraire, cela permet de mieux comprendre sa situation et son mal-être. C’est un beau récit sur ce sujet encore tabou qu’est la transidentité.

Ce roman est touchant et très dur par moments, on ressent la douleur de Sarah. Le harcèlement qu’elle subit nous révolte et son mal-être nous émeut. Sarah est une jeune fille passionnante, un personnage miroir dans lequel tout le monde peut se retrouver. La plume de Véronique Foz est assez crue, mais aussi pleine de poésie, ce qui permet de s’immiscer sans peine dans la vie de Sarah. C’est un livre essentiel et réaliste pour mieux s’informer sur la question de l’identité de genre.

Voir la chronique de Michel Driol sur lietje qui proposait en 2024 une analyse de ce roman.

 

 

Histoire d’un œuf

Histoire d’un œuf
Mamiko Shiotani

Traduit (japonais) par Sophie Bescond
La Partie, 2025

Sortir de sa coquille

Par Lidia Filippini

Dans la cuisine, un œuf est soudain las de rester sans bouger sur le plan de travail. Il est temps pour lui de partir à l’aventure ! Il découvre alors le plaisir de se déplacer librement et veut partager ce bonheur avec ceux qui l’entourent. Malheureusement, les autres œufs ne semblent pas comprendre. Le seul qui accepte d’ouvrir les yeux se met à rouler et finit sa course, brisé, contre un mur. Notre héros prend alors pleinement conscience des contradictions de son espèce : un œuf, c’est dur et fragile à la fois…
Heureusement, l’œuf rencontre un marshmallow qui veut bien lui pardonner de l’avoir croqué et devenir son ami. Grâce à lui, il prend la décision de parler – chose à laquelle il n’avait jamais pensé auparavant. Les deux compères se mettent alors en devoir de parcourir la cuisine, puis, ayant pris confiance, la maison tout entière. Coiffés des somptueux chapeaux qu’ils se sont fabriqués, ils croisent toute une galerie de personnages – un pot de fleur sévère, un coussin anxieux, une horloge qui rêve de liberté et surtout des noix belliqueuses qu’ils tentent de réconcilier.
Cette aventure est l’occasion pour l’œuf de méditer sur sa vie – les jours de pluie surtout, puisqu’il n’y a rien d’autre à faire. « Quelle sorte d’œuf suis-je donc ? », « Un bon œuf ? Un mauvais œuf ? Un œuf banal ? Un œuf idiot ? » se demande-t-il. Et d’ailleurs comment être sûr d’être réellement un œuf tant qu’on n’a pas vérifié si on a bien un jaune et du blanc à l’intérieur ?
L’humour de cet album tient à l’écart entre la banalité des personnages (un œuf, un marshmallow, un coussin…) et la profondeur de leur réflexion. L’œuf évoque le Humpty Dumpty de Lord Tenniel que rencontre Alice dans De l’autre côté du miroir. Tout comme lui, il est pourvu de longs membres et doté de petits yeux, d’un nez rond et d’une bouche. Il fait preuve, en outre, de la même arrogance que son célèbre modèle. Au coussin qui dit s’inquiéter pour lui et son compagnon le marshmallow, il déclare : « Puisque c’est comme ça, nous aussi nous allons nous inquiéter pour toi (…) Tu es intrusif et cela m’inquiète. » Le lecteur, à qui il s’adresse directement, lui pardonne pourtant volontiers sa suffisance puisqu’il partage avec lui ses doutes et ses questions existentielles.
Mais Histoire d’un œuf n’est pas seulement drôle, l’album ouvre aussi une vraie réflexion sur le monde et sur l’identité. L’œuf philosophe évoque bien sûr l’enfant qui grandit. Il marche, puis parle et devient alors libre de découvrir un monde que, sans cesse, il cherche à questionner.
Tout comme pour L’Ami dans le grenier, le premier album de Mamiko Shiotani traduit en français, Histoire d’un œuf est illustré au fusain, avec quelques touches de couleurs. Les objets du quotidiens, ornés de visages, évoluent dans un univers ultra réaliste, assez proche de la photo, dans des tons doux et peu contrastés. C’est un vrai plaisir pour les yeux !

L’Inoubliable sauvetage dans la prairie

L’Inoubliable sauvetage dans la prairie
Elaine Dimopoulos, ill de Doug Salati
Traduction (anglais, USA) par Alice Delarbre)
Hélium, 2024

Pourquoi tant de lapins ?

Par Anne-Marie Mercier

Le lapin est partout en littérature de jeunesse. Certains s’interrogent sur ce sujet, comme Christophe Honoré dans Le Livre de jeunesse (« les lapins ont gagné », selon lui), d’autres en ont fait récemment des émissions de radio ou des expositions… Ce petit livre, qui propose aux jeunes lecteurs un équivalent de Watership down, une épopée chez les lapins, donne quelques réponses. Le lapin a plein de frères et sœurs, c’est sympa. Il vit dans des terriers, c’est cosy. Il ne parle pas, c’est pratique. Enfin, il est tout doux, surtout quand, comme les héros lapins de ce petit roman illustré, il prend soin de se peigner pour enlever les insectes, tiques et autres nuisances naturelles qui lui font courir le risque de moins ressembler à une peluche bien propre.
Voilà donc un récit bien propret, et plein de bons sentiments. Cela ne l’empêche pas d’être charmant, plein de jolies observations sur la prairie et ses occupants, faune et flore, et d’être une belle leçon d’optimisme. Premièrement, on y voit que chaque défaut peut être corrigé : la petite lapine Butternut, est la plus froussarde de la portée, mais elle est aussi la plus curieuse et la plus généreuse et ainsi c’est elle qui, au péril de sa vie, récupèrera le peigne de grand maman volé par le méchant geai (qui s’amendera à la fin), deviendra l’amie d’un tout jeune rouge-gorge, sauvera une biche blessée en sortant la nuit malgré les interdictions maternelles, et organisera « l’inoubliable sauvetage » de bébés coyotes. Ensuite, c’est un éloge de l’amitié, de la solidarité et surtout de la rencontre entre espèces, chose déconseillée par les anciens. Et enfin, c’est une leçon de hardiesse : puisqu’on ne peut pas tout contrôler, connaissons nos peurs (des « ronces » dans l’esprit) et dépassons-le, prenons des risques (mesurés) et agissons selon notre devoir ou notre envie.
Chaque chapitre est autonome et a son intrigue propre ; c’est une grande qualité pour un livre qui s’adresse à des lecteurs peu aguerris : ce livre semble appeler la lecture à voix haute. Et c’est aussi un manuel de racontage d’histoires : la famille lapin a placé cet art au sommet de sa civilisation grâce à l’expérience d’une grand-mère, un temps captive chez des humains lecteurs. On trouve de nombreux conseils sur l’art du racontage, la façon de mener une intrigue, et surtout de capter l’attention du lecteur. L’autrice, qui enseigne l’écriture et la littérature de jeunesse dans des université américaines livre toutes sortes de conseils pour des écrivains en herbe et ouvre son dernier chapitre avec une conclusion qui résume son art du récit.
« Comme dans toute bonne histoire une transformation avait eu lieu : j’avais acquis de l’expérience,  j’avais découvert que le monde réservait des épreuves bien plus terribles que la simple traversée, rapide et prudente, d’une chaussée ».
Curieuse coïncidence: l’album chroniqué il y a deux jours, au titre un peu semblable, La grande aventure de Brindille, présentait un personnage écureuil avec le même caractère que Butternut : vaincre sa peur semble être un sujet important en ce moment, du moins aux USA puisque ces deux ouvrages en proviennent.

La Grande Aventure de Brindille

La Grande Aventure de Brindille
Matthew Cordell
Traduit (anglais, USA) par Anna Le Clezio
Gallimard jeunesse, 2024

Leçon d’indépendance

Par Anne-Marie Mercier

Comme son nom l’indique, Brindille est une petite chose fragile. Cela ne tient pas seulement au fait qu’elle est un petit écureuil : elle est habitée par un sentiment de fragilité et elle a peur de tout, « Peur des grands bruits. Peur de rencontrer des gens nouveaux, peur du vide, peur de nager, peur des microbes. Et des orages »… Alors, quand sa mère lui demande d’aller apporter de la soupe à Grand-mère Chêne, de l’autre côté du bois, elle enfile avec courage sa petite cape rouge bien usée (eh oui, tant de chaperons, ça use !) et s’en va en tremblant.
Les peurs de Brindille énumérées plus haut sont programmatiques : elle sauvera un lapin paniqué hurlant dans le pré, sera emportée par une buse, échappera de peu à la noyade, etc.
Brindille démontre ainsi son nouveau courage, portée essentiellement par une de ses qualités, l’altruisme : c’est parce qu’il est urgent qu’elle agisse pour sauver d’autres créatures aussi fragiles qu’elle et même d’autres qui ne le sont pas en général, qu’elle trouve ce qu’il faut d’énergie pour surmonter ses peurs et devenir ce qu’elle n’était pas. Le courage, en effet, comme bien d’autres qualités, appartient à tous : il se construit et se découvre en avançant sous la contrainte de l’action, c’est une belle leçon.
Les dessins crayonnés et aquarellés de verts et bruns doux, tout juste réveillés par la cape rouge, sont comme autant de vignettes imitant les gravures d’autrefois. Avec leurs personnages animaux vêtus de quelques vêtements sommaires (cape, écharpe, sarrau rapiécé…) et leurs décors charmants de petites chaumières, de bois et de rivières, ils évoquent l’esthétique des images d’Ernest Howard Shepard dans Le Vent dans les saules.
Tout cela fait de Brindille un album intemporel, avec un écureuil chaperonné de rouge plus conscient des dangers que son illustre devancière et donc plus courageux. La fin de l’album, ouverte, laisse le lecteur lui imaginer bien d’autres aventures.

 

Entrer dans le monde

Entrer dans le monde
Claire Duvivier
L’école des loisirs (medium), 2024

Allons donc sur Mars !

Par Anne-Marie Mercier

Vingt-six adolescents, garçons et filles, chacun avec un animal de compagnie, vivent dans un domaine nommé Danube. Ils sont encadrés par des tuteurs, chacun avec un rôle précis (tuteur fermier, tutrice vétérinaire…) et chacun accompagné par sa « baba », un genre de maman, toujours disponible, toujours souriante. Les leçons sont données par une hologrammiste qui prend l’apparence d’une muse, selon la matière à enseigner (il y a sans doute un clin d’œil à Méto, avec ces références à l’Antiquité). De temps en temps, ils quittent leur dôme pour se rendre à la surface, explorer la forêt et observer les animaux sauvages. Tout cela forme une jolie description d’un groupe, chacun avec son caractère (et celui de son animal). Ils attendent en s’instruisant l’âge adulte, âge où ils entreront « dans le monde », quel monde, ils n’en savent rien et la suite du roman les éclairera cruellement.
Claire Duvivier a l’art de distiller les informations peu à peu, à chaque chapitre, aussi bien pour le lecteur que pour l’adolescent qui focalise le point de vue et qui sera le moteur de l’histoire. C’est Xabi qui, avec son groupe d’amis un peu plus intrépides et un peu moins disciplinés que les autres, découvre des zones interdites du dôme, où leur origine est révélée. Lorsqu’un sénateur venu d’Euphrate, le dôme voisin, leur rend visite avec sa famille pour de mystérieuses et inquiétantes discussions avec les tuteurs, c’est Xabi qui entre en contact avec sa fille, qui s’appelle, comme par hasard, Aryana, et qui l’aidera par la suite. Enfin, lorsque des visiteurs venus de plus loin encore détruiront leur petit monde, c’est lui qui pourra s’échapper et c’est à travers ses yeux que se dévoilera peu à peu la vérité : ils se trouvent sur la planète Mars, et ce qu’ils prenaient pour l’extérieur se trouve sous un super dôme ; la Terre, polluée et dévastées par des épidémies incontrôlables à cause du réchauffement qui a libéré les virus du permafrost, a été abandonnée au cours d’un immense exode des survivants. Le dôme Danube est un domaine expérimental bien loin du réel des autres humains, et le monde réel de Mars, le dôme Euphrate, est un cauchemar (surpeuplement, vie souterraine, sans nature et sans animaux…) tandis que celui vers lequel ils vont être enlevés, la Terre, est un cauchemar pire encore.
Si la fin (relativement heureuse, comme toujours en littérature de jeunesse) est un peu facile avec l’intervention d’une geek qui détourne les systèmes les plus sophistiqués et une IA docile et experte en navigation interstellaire, le roman demeure plein de qualités. Très bien écrit et construit, il est porté par des personnages variés et attachants ; Xabi, un peu à part, solitaire et fragile, soucieux essentiellement de son chat, ce qui sera l’un des moteurs du récit, Aryana, généreuse, au trajet perturbé par un handicap de naissance, entravée par des difficultés à trouver sa place dans sa famille. Cette famille même, elle-aussi très intéressante, propose une figure de résistance dans un monde hyper contrôlé. Certains tuteurs sont un peu inquiétants et l’on découvre peu à peu qu’ils n’ont pas tous pour objectif le bonheur des enfants ; comme dans les romans scolaires, tâcher de deviner qui sera le (ou les) méchant(s) de l’histoire est un des points de suspens. Les «Babas»  amusent le lecteur qui devine vite ce qu’elles sont, alors que Xabi et ses amis sont prisonniers d’une illusion. La narration propose des mystères en cascades, petits tout d’abord, ou qui mènent à des fausses pistes, puis à des retournements spectaculaires.
Le roman est riche et extrêmement cohérent, parfaitement maitrisé. En trois parties, Claire Duvivier crée trois monde différents, celui de Danube (premier tiers, entre utopie futuriste et roman scolaire), celui d’Euphrate, entre anticipation et dystopie (Euphrate est le résultat d’un cauchemar mais la société est démocratique et la famille d’Aryana est un modèle, certes menacé; c’est un futur possible et peut-être probable pour notre humanité) et un troisième à l’intérieur du port spatial, qui est le théâtre d’une traque et de combats; les adolescents y sont particulièrement ingénieux. Enfin, le roman s’achève avec une ouverture sur un espoir, peut-être une nouvelle utopie, certes fragile… Mêlant préoccupations écologiques, inquiétudes catastrophistes, réflexion sur l’histoire et récit d’apprentissage, elle fait avec ce premier titre une belle entrée en littérature de jeunesse.

La Petite Voleuse de planètes

La Petite Voleuse de planètes
Maxime Derouen
Grasset -Jeunesse, 2024

N’oublions pas les fées !

Par Anne-Marie Mercier

Voilà un étrange récit cosmique : la voleuse est une fée qui s’ennuie : les hommes ne font plus appel à elle, ignorent son existence, alors elle se tourne vers le ciel et trouve de quoi s’amuser : elle emporte dans son coffre à jouets successivement la lune, le soleil, un anneau de Saturne, Vénus… Sur terre c’est le désastre car avec ces planètes disparaissent respectivement, non seulement la lumière (bizarrement, ce n’est pas l’important), mais la possibilité de rêver, la science, la sagesse, et l’amour. Les cris de désespoir des enfants alertent la fée et tout rentre dans l’ordre : un « tyran » philosophe lui offrant un sac de pluie d’étoiles pour jouer avec des étoiles filantes.

On mettra de côté ce choix bizarre de n’avoir pour personnages, outre la fée, que des monarques, tyrans, princes et princesses, les écoliers n’existant que comme collectif, le mélange de genres hasardeux et la facilité de ce symbolisme, pour se régaler des images : le noir d’encre de la chevelure de la fée et du ciel nocturne, les vignettes représentant des villes stylisées à la manière persane, le dynamisme de l’ensemble, entre album et BD, sont très beaux.

 

Le Ciel de Joy

Le Ciel de Joy
Sophie Adriansen

Flammarion Jeunesse, 2025

Un ciel de liberté

Par Pauline Barge

Joy, lycéenne de dix-sept ans, vit un premier amour idéal avec Robinson. Elle se sent bien avec lui, elle est elle-même et complète. Le moment vient alors où ils ont envie de découvrir leurs corps mutuellement, d’aller plus loin dans leur intimité. Joy est effrayée par une chose : tomber enceinte. Dans sa famille, toutes les femmes ont eu un enfant au cours de leur adolescence, mais Joy ne veut surtout pas de cela. Pour elle, un enfant à son âge ne serait qu’un obstacle à sa vie. Alors, avec Robinson, ils prennent les précautions nécessaires, mais malheureusement, ce ne sera pas suffisant. Joy est enceinte. Elle a quelques semaines pour faire son choix, mais en réalité elle l’a déjà fait : elle veut avorter.
Ce livre marque l’anniversaire des cinquante ans de la loi Veil. Sophie Adriansen montre que malgré toutes les avancées sur le sujet, le combat pour le droit à l’avortement continue. Ici, Joy est seule contre tous. L’adolescente veut briser la chaîne du déterminisme présent dans sa famille ; elle n’aura pas de bébé à dix-sept ans et elle en est certaine. L’autrice montre alors le rôle de l’entourage, l’obstacle le plus fréquent à la liberté de recourir à l’avortement. En effet, Joy ne se sent pas aussi libre qu’elle l’aurait espéré, sa famille ne la soutient pas dans sa décision et les adultes autour d’elle se montrent distants. Pourtant, la seule vie que Joy veut porter, c’est la sienne. Alors, si elle doit se battre seule, elle le fera.
Ce court roman est une véritable ode aux femmes, à ce combat qui continue sans relâche. L’autrice insère à travers son récit des bribes d’histoires d’autres femmes qui traversent une situation similaire à Joy dans des époques ou des lieux différents. Cela montre que sur ce sujet les livres engagés restent essentiels. Il faut en parler pour que chacune et chacun comprennent l’importance de se battre pour ce droit à l’avortement. Le choix est ce qu’il y a de plus important, il est personnel et n’appartient qu’à la personne concernée. Les mots de Joy seront plus éloquents à ce propos : « Mon choix est juste mon choix. Ma décision. Celle de faire ce que je veux, de mon corps, de mon avenir, de ma vie. De mon ciel. » C’est un roman juste et sensible, à mettre entre toutes les mains.