Rois et reines de Babel

Rois et reines de Babel
François Place
Gallimard jeunesse, 2020

Histoire de l’humanité ?

Par Anne-Marie Mercier

Tout ce que l’on aime chez François Place, et qu’il réussit à merveille est là : images au dessin fin, fourmillant de détails, subtils coloris ; récit mélangeant le conte, le mythe, la chronique, de celles qui auraient pu être tirées d’Atlas oubliés même par les fameux géographes d’Orbae. Des amours , de grandes vertus et des crimes, des rois, des reines, des serviteurs, des colonnes de cavaliers, des horizons sans fin et l’océan au loin.
Ce grand album au format vertical se rapproche d’un autre grand album de François Place, Le Roi des Trois Orients, à la différence que celui-ci se déployait dans l’horizontalité, alors qu’ici le chemin se fait en verticalité, vers le haut, et parfois vers le bas : Nemrod, fameux roi chasseur de la Bible, poursuit un cerf blanc jusqu’à un rocher où il découvre la grotte d’un ermite qui lui conseille d’épargner l’animal. Le roi décide de construire une tour gigantesque sur cet emplacement ; ses descendants poursuivent le même projet, en le dénaturant souvent et en causant la mort de nombre d’ouvriers qui y travaillent. La prospérité revient avec le règne de reines : leur sagesse leur fait ouvrir l’édifice vers la mer et le vaste monde, construire des ports et des bibliothèques (on retrouve l’univers d’Orbae), et des jardins suspendus : la tour atteint à la perfection, après quoi elle ne peut que disparaitre et ne demeurer que dans le monde de la légende. Les dernières pages nous font retrouver l’ermite et le cerf, qui ont survécu à ce rêve de grandeur humaine.
On retrouve les représentations de la tour Babel à travers les âges, les rêves de bibliothèque infinie, mais aussi les images de leur destruction, comme dans La Tour de Schuiten et Peeters. C’est une belle réécriture de mythe de Babel. C’est une réflexion sur la puissance de l’imaginaire et de l’effort humains comme sur leur fragilité et un parcours de superbes paysages naturels et architecturés.

 

 

Folklords

Folklords
Matt Kindt, Matt Smith, Chris O’Halloran
Delcourt, 2021

Personnages en quête de temps

 

Par Anne-Marie Mercier

Si la couverture peut faire penser à une énième histoire de voyage dans le temps, avec la représentation d’un jeune homme en costume de notre temps dans un décor médiéval, le contenu est tout autre. Ansel vit en fait dans cette époque moyenâgeuse et le costume qu’il porte est de sa fabrication, comme d’autres objets qu’il a vu en rêve (comme son sac à dos, un briquet, etc.). Il est à l’âge où chaque adolescent doit choisir une quête et la présenter lors d’une cérémonie. Ansel a choisi d’aller chercher les « maitres peuples » (traduction de folklords qui gomme le sens pluriel et le rapport au folklore) ; mais cette quête est interdite par la secte des bibliothécaires, sorte de police de la pensée très inquiétante et armée : Ansel et ses amis vont au-devant de bien des dangers.

Leurs aventures sont multiples, les pièges, redoutables, le suspens garanti. Le récit est parfaitement rythmé, les couleurs sombres à souhait, les cases déstructurées, comme l’univers de cette bande dessinée : elle mêle les temps (différentes époques se télescopent), les contes (on retrouve celui d’Hansel et Gretel, celui du Roi grenouille, de La Belle et la Bête…) la fantasy (avec un elfe appelé Archer, un troll amateur de tourte, une femme appelée laide qui cherche à se métamorphoser avec un baiser d’amour, et d’autres monstres divers). Mais au-delà de cet imaginaire, c’est le début – il y a déjà plusieurs tomes publiés en anglais – d’une réflexion sur la quête d’identité de jeunes gens qui ne se sentent pas adaptés à leur temps ni acceptés pour ce qu’ils sont, et une réflexion sur les pouvoirs de la fiction, avec une rencontre et un duel entre un écrivain et ses personnages.

 

Le Mystère du temple disparu

Le Mystère du temple disparu
Caroline Lawrence
Traduit (anglais) par Faustina Fiore
Gallimard jeunesse, 2021

Londinium, à nous deux !

Par Anne-Marie Mercier

Ce roman s’inscrit dans la catégorie des voyages dans le temps pour la jeunesse, avec toutes ses caractéristiques : un jeune adolescent est envoyé dans le passé avec une mission à remplir, ici, la quête de renseignements sur une jeune fille dont l’inscription funéraire et la tombe intriguent un riche mécène. Il y découvre une civilisation disparue et instruit ainsi le jeune lecteur : Londres, le Londinium de 260 après JC, est parcouru par les héros, de sa rive sur (Southwark) aux thermes et à la Basilique, en traversant la Tamise). Le roman tend vers une certaine modernité en chassant les idées reçues : Alexandre découvre un Londres romain où plus que des courses de char et des toges impeccables, il voit des êtres miséreux, des marchés pouilleux, des immondices, des esclaves maltraités, des jeunes filles qui ne peuvent choisir leur époux. Au-delà de la documentation historique une fiction peut se permettre quelques incursions vers les hypthèses et le culte de Mithra, resté fort mystérieux, est décrit ici en détail et donne une allure inquiétante à certains passages.
Si l’intrigue est cousue de fil blanc, ce qui n’est pas un problème vu le genre, elle est très bien menée et le récit est très drôle. Cet Alexandre a beaucoup d’humour, pas toujours volontaire, beaucoup de courage et de lucidité, et on passe un bon moment avec lui.

Quel tableau !

Quel tableau !
Julien Couty
Rouergue, 2020

Détournement d’art

Par Anne-Marie Mercier

Dès la page de garde, on voit que Julien Couty a convoqué de nombreux peintres célèbres pour l’aider à faire passer son message : Vinci, Monet, Rousseau (Henri), Manet, Millet… (le XIXe siècle est bien représenté).
Un homme et un petit garçon visitent un musée. A la stupéfaction de l’adulte, les tableaux ont été transformés et il y a trop de tout : trop de monde, trop de pesticides (Millet désertique), trop de gâchis (la laitière de Vermeer est distraite), trop de fumée (la mer de nuages de Friedrich est transformée en fumées crachées par de vilaines usines), trop de chaud, trop de froid. Ou pas assez de quelque chose : d’arbres, d’animaux… Les tournesols de van Gogh sont fanés. Julien Couty croque et détourne les œuvres avec un crayon rapide, un beau talent d’aquarelliste et de l’humour (les joueurs de cartes de Cézanne installés à la table du café sont nus mais ont gardé leur chapeau, : « trop chaud ! »).
Je regrette cependant qu’on se serve de l’art pour un message qui n’a rien à voir avec lui : la publicité s’en charge assez (« trop », comme dit ce livre) et que l’on livre ainsi un constat désespérant, un peu trop ressassé ces derniers temps. Certes, « il faut se prendre en main», c’est ce qui est dit en conclusion. Soit. Mais est-ce un bon moyen ?
Le projet du livre tient dans le jeu de mot sur l’expression proposée par son titre : quel tableau !

 

 

 

Desperado

Desperado
Ole Könnecke
L’école des loisirs, 2021

Sur le chemin. de l’école…

Par Anne-Marie Mercier

« Tous les matins, Roy va à l’école avec son cheval Desperado. Maman et papa restent à la maison car ils ont beaucoup de travail. »

C’est avec ces affirmations étonnantes que commence l’album, et on voit en effet esquissée au crayon et à peine colorée, l’image d’un tout petit garçon coiffé d’un chapeau de cow-boy sur un grand cheval dans un décor de Far-West. La double page suivante le montre jouant avec d’autres enfants tandis qu’une maitresse habillée à la manière des femmes de pionniers leur sert un goûter. Un matin… catastrophe ! lorsqu’il arrive, l’école est détruite et la maitresse a été enlevée par la bande de Barbe Noire, un bandit qui veut se marier avec la maîtresse. Grace au courage de Roy et au talent de Desperado (le cheval) pour creuser des tunnels, les bandits sont défaits et tout finit bien.
Les dessins très simples, la reprise de clichés de films d’aventure, l’absence de couleurs, donnent une allure onirique à ce récit très fantaisiste et comique. De quoi poétiser ainsi le quotidien de l’école et nourrir la rêverie de ceux qui auraient été bercés par des légendes du Far-West. Il demeure une question sur la manière dont cet album peut être reçu par des enfants d’aujourd’hui : cet univers fait-il encore partie de leur imaginaire ?

Papoulpe

Papoulpe
Emile jadoul
L’école des loisirs (Pastel), 2021

Super papa

Par Anne-Marie Mercier

Le poulpe est à la mode : on apprend des choses merveilleuses sur le nombre de ses cerveaux (9, dit-on), en plus de ses tentacules, ou plutôt « bras » (8) et il fait des jaloux. Emile Jadoul a propulsé un papa dans cette condition et remplit ainsi le rêve de nombreuses personnes multitâches qui aimeraient avoir plus que deux bras (et qu’un cerveau sans doute).
À peine sorti du bureau, Papoulpe va chercher ses enfants (3) à l’école, il leur fait prendre un bain (« encore ! » disent-ils, grognons), il les fait diner et abandonner leur tablette, doudou, etc. pour cela. Il prend lui-même son bain, non sans être dérangé plusieurs fois, et les envoie au lit. Enfin, il accepte de raconter une histoire malgré son épuisement, et de répondre à une énième question (« tu nous aime aussi très fort ? »), tout cela avec amour.
C’est donc une soirée ordinaire de « parent isolé » qui est décrite : pas besoin d’être un poulpe, mais il faut de l’amour, de l’énergie et de la patience. Tout le monde le reconnaitra avec ses 8 bras et son sourire craquant : cadeau idéal à offrir pour la fête des pères ?
Tout cela est conté avec l’art d’Emile Jadoul, l’auteur de Calin expres (un papa pressé), un bisou tout là-haut (un gand papa), Les Mains de papa, etc (voir les présentations sur le site de l’éditeur) : dessin sobre, expressions vraies, belles histoires du quotidien.

L’Incroyable bibliothèque Almayer

L’Incroyable bibliothèque Almayer
Philippe Debongnie, Cyndia Izzarelli, et…
À pas de loups, 2020

 

Pension pour êtres de fiction

Par Anne-Marie Mercier

Cet album de format moyen est tiré du grand projet de la pension Almayer, autour des images du graphiste belge Philippe Debongnie. Il a collecté toute une série de portraits photographiques anciens, et a remplacé leurs têtes humaines par celles d’animaux. La rigidité du portrait ancien et l’allure digne de ces animaux en posture dressée et en costumes raides leur donne un air nostalgique particulier. Les vêtements ont été coloriés par des collages aux motifs colorés (papiers peints, impressions anciennes) ou repeints. L’ensemble est chatoyant et la mélancolie des ‘visages’ est compensée par le raffinement des couleurs.
Divers auteurs ont proposé de courtes histoires pour accompagner ces portraits dans une version pour adultes, mais aussi des musiques. Dans cette édition pour la jeunesse, on a fait appel à des auteurs bien connus dans ce secteur comme  Annie Agopian, Marie Chartres, Marie Colot, Anne Cortey, Alex Cousseau, Rapahële Frier, Anne Loyer, Carl Norac, Cécile Roumiguière, Marie Warnant et Cathy Ytac. Cyndia Izzarelli a elle aussi illustré de ses mots plusieurs portraits.
Les histoires racontées ici sont souvent étranges, parfois loufoques, ou un peu effrayantes, révélant comment le personnage est arrivé dans la pension, ce qu’il y a fait, comment il en est parti, ou non. Cela fait une belle galerie inclassable et poétique. Elles se recoupent, avec le retour de personnages, l’allusion à des pièces de la pension, à des chambres, créant  tout un univers organisé par des  thèmes : Amour, Courage, Passion, Rêve, Voyage…

 

Le Projet

Le Pays des Chintiens : Les Îles

Le Pays des Chintiens : Les Îles
Anne Brouillard
L’école des loisirs, Pastel, 2019

Du rififi sous les mers

Par Anne-Marie Mercier

Les plus beaux voyages sont sans doute ceux où l’on n’arrive pas à destination. C’est du moins le constat que pourraient faire Killiok et Véronika, les corbeaux Kwè et Kwé, le Chat Mystère, et Suzy le cheval : ils quittent le Pays Comici – on a une carte pour se situer, c’est au sud et ça ressemble à notre monde car les animaux ne parlent pas, ne sont pas admis à table, et marchent à quatre pattes – pour assister à un spectacle de Vari Tchésou, leur ami magicien à bord d’un bateau de croisière qui se rend au Pays des Iles en passant par le Pays Noyé. On n’arrivera pas aux Îles, arrêté et détourné à la fois par les farces des bébés mousses et par un complot ourdi par les nuisibles.
Autant dire, en résumé, qu’on retrouve tout l’univers étrange du pays des Chintiens, avec en plus une aventure maritime, l’exploration d’un bateau de croisière luxueux (avec une vue en coupe), l’essai d’un appareil amphibie créé par le chat mystère, la recherche à travers la ville de Javili d’un savant détenant le secret de produits dangereux convoités par les nuisibles.

Si Javili du Pays Comici ressemble à une petite ville de Bretagne, le Pays Noyé ressemble à Venise : la ville a été submergée par la montée des eaux et ses habitants se sont adaptés, ils ont appris à vivre sous l’eau en calfeutrant l’intérieur de leurs maisons pour rester au sec et se déplaçant en scaphandre dans les rues, ravis d’être enfin débarrassés des touristes.
Nous sommes embarqués dans une invitation au voyage et à l’aventure. Anne Brouillard excelle dans la représentation des vagues et de scènes nocturnes ou sous-marines, mais aussi dans l’enchainement de vignettes découpant des scènes d’action sans parole.

Mayday, Mayday !

Mayday, Mayday !
Cristina Spanó
Rouergue, 2021

À l’abordage, mille sabords !

Par Anne-Marie Mercier

Avec ce titre qui reprend la fameuse formule d’alerte tirée dit-on du français « m’aidez » et signifiant un appel au secours, on pourrait s’attendre à une histoire tragique ou inquiétante, mais du début à la fin on est en pleine loufoquerie et c’est la fantaisie qui domine.
Dans une galaxie très très lointaine, dans très très longtemps… il y a un gigantesque vaisseau spatial qui ressemble à une figurine à découper, ou à un bateau à aubes dessiné par un enfant, et une tour de contrôle qui évoque aussi bien un castelet qu’une boite à chaussure. Quant aux personnages, ils sont de formes et de couleurs diverses, souvent plus proches de barba papas ou d’animaux destructurés que d’humanoïdes.
La tour de contrôle voit arriver un ennemi possible et tente d’alerter le vaisseau en lançant de tonitruants « Mayday, Mayday ! » dans chaque pièce du vaisseau qu’elle observe par ses caméras de surveillance. Rien à faire ; les occupants sont trop occupés à danser dans la salle des fêtes, à lire dans la bibliothèque, à s’embrasser sur un banc, à pêcher dans l’espace, à papoter au bar, se baigner dans la piscine…
Lorsque les petits hommes armés du vaisseau ennemi débarquent, une expression de panique s’affiche sur les visages des danseurs, expression qui se modifie sur les pages successives qui semblent se répéter mais montrent des variations, notamment avec le fait que les visiteurs lâchent leurs armes pour se joindre à la fête.
C’est gai, coloré, inventif (on aimerait voyager dans ce grand vaisseau où tout semble organisé pour des plaisirs de toutes sortes), et cela met un peu d’humour dans les genre parfois trop sérieux des aventures intergalactiques, nouveaux westerns pour notre époque.

King et Kong

King et Kong
Alex Cousseau
Rouergue (Dacodac), 2020

King et Kong se font livrer un cousin
Alex Cousseau
Rouergue (Dacodac), 2021

Loufoqueries en série

Par Anne-Marie Mercier

King et Kong sont des pandas, ils sont jumeaux mais très différents : King se prétend l’ainé et veut avoir toujours raison. Kong est un malin et le laisse dire… pour finir par manger tous les spaghettis pendant que King est occupé à pérorer. Ils jouent au… ping-pong. Ils s’enfuient devant les fourmis, dévorent des pizzas, commandent un frigo, se disputent. Une dispute plus forte est l’occasion de l’aventure de ce premier volume : Kong, lassé, s’en va, sans dire où il va.
Les tentatives pour communiquer (ils achètent certes chacun de leur côté un portable, mais comment faire quand on n’a pas le numéro de l’autre ?) sont très cocasses et ces pandas sont décidément très attachants.

On les retrouve dans un volume qui vient de paraitre : King et Kong se font livrer un cousin. Le cousin commandé sur internet aurait dû être un coussin, mais c’est un petit ours polaire qui  arrive chez eux par la poste : vous suivez ?
La question du sort de ce petit réfugié climatique, caractériel de surcroît (il est « bipolaire », nous dit-on), plonge les deux jumeaux et leurs amis dans de graves réflexions et de curieuses solutions où interviennent des loutres, des fourmis, la poste encore…
Inventivité verbale, cocasserie des situations, piquant des dialogues, jeux permanents entre le vraisemblable et le délirant, ces petits livres sont une fête. Alex Cousseau est décidément aussi talentueux dans la veine de l’absurde pour les petits lecteurs que dans celle du roman sérieux pour adolescents.