Vivre la ville

Vivre la ville
Pauline Ferrand
Grasset Jeunesse 2024

Quand on explore la ville…

Par Michel Driol

Il faut d’abord explorer le coffret, et en extraire un leporello imprimé recto verso, représentant  une foule de gens actifs, qui à pied, qui en vélo, qui en voiture ; des scènes urbaines animées, colorées, vivantes.  Puis 18 cartes, imprimées recto verso, des cartes de trois couleurs, comprenant à la fois du texte et une étrange découpure. Enfin une carte mode d’emploi, indiquant comment superposer les cartes, dans l’ordre, sur le leporello, pour donner naissance à 6 histoires.

Six histoires aux titres évocateurs : coup de foudre amoureux, les joggeurs, les bonjours de mauvaises journées, ode à la distraction, la révolution des enfants, mamie et Colette. Six histoires qui tantôt évoquent le temps long d’une histoire d’amour, ou le temps court de la promenade d’une vieille dame et de sa chienne.  Six histoires pour parler des rituels urbains, le bonjour obligatoire quand on voudrait le silence, ou les multiples choses à observer dans la ville. Six histoires pour parler des enfants dans la ville, de leur destin tracé ou pas selon leur genre, et de la destination de tous ceux qui courent.  Six regards pour explorer les multiples facettes de la ville, de ses habitants qui s’y côtoient sans se connaitre et y mènent des vies parallèles

Le dispositif est original et signifiant.  D’un côté, il y a comme une sorte de réalité urbaine, désordonnée, fouillis, incompréhensible dans sa diversité et son foisonnement. De l’autre, il y a le récit qui en isole des facettes, l’organise, lui donne sens grâce au langage.  Chaque panorama peut ainsi être éclairé de façon différente, invitant à aller au-delà des apparences pour lui donner du sens, le sens de l’existence de ces individualités qui se croisent, et dont on connait, ou pas, les buts, les ressorts, les destins.

Vivre la ville, un livre objet qui s’apparente à un livre d’artiste, un livre dont la structure est porteuse d’un regard poétique plein d’humanité sur celles et ceux qui se croisent, sur les vies minuscules qui forment un grand tout.

Lire aussi la chronique d’Anne Marie Mercier 

Amie

Amie
Icinori
La Partie 2024

Le sommeil de la raison…

Par Michel Driol

Que se cache-t-il sous la couverture intrigante ? Un doudou ? un animal ? Un fantôme ? Une ombre qui rôde, inquiétante, démentant le titre, amie ? Les pages de garde présentent un paysage urbain aux maisons bien uniformes, tandis qu’un adulte entraine un enfant. Question de l’enfant : Qu’y a-t-il là-bas, au–delà des montagnes ? Réponse de l’adulte : Viens, la nuit tombe. Puis les images montrent l’animal de couverture, une chauvesouris, pénétrer dans la chambre de l’enfant, et l’emmener dans une grotte, dans un paysage peuplé d’étranges animaux,  dans un somptueux palais habité par un singe géant, et c’est le retour au petit matin, au petit déjeuner.

Très concis, minimaliste, le texte joue à la façon des cartons des films muets, posant quelques repères temporels, des paroles, des indications de lieu. Mais l’essentiel est dans les illustrations très oniriques, aux dominantes rouges et vert, qui disent le pouvoir de l’imagination de s’affranchir des limites pour aller dans un monde fantastique qui n’a rien d’effrayant. C’est un enlèvement, mais tout est bienveillant. Pas de maxi monstres dans le pays que l’on parcourt, mais une sorte de grâce animale, florale, où rien n’est ce qu’il semble être, à bien y regarder de près. Les pattes d’un animal sont des mains humaines, les têtes sont des fleurs. Le serpent menaçant a deux jambes humaines… Cet imaginaire envoie aussi à des images connues des adultes au moins : images du paradis terrestre, de certains tableaux de la Renaissance évoqués par la perspective des colonnes ou les paysages bucoliques visibles à travers les arches, singes aveugles, muets et sourds…

Cette ode à l’imagination, qui invite à aller au-delà des montagnes, au-delà de la nuit, protégé par cette amie qui sert de guide, de passeur se déroule dans un univers graphique bien particulier. On y trouve à la fois des lignes rouges et vertes, très géométriques, tantôt droites, tantôt courbes  mais aussi des formes plus fluides. Chaque image est construite à partir d’une profusion d’objets, de techniques qui introduisent vraiment dans un autre univers mystérieux, bien loin de la sagesse monotone des petites maisons des pages de garde.

Icinori, un duo d’artistes composé de Mayumi Otero et de Raphaël Urwiller, propose ici un rêve insolite, merveilleux, pour donner envie de s’évader loin du réel terne, fade et ennuyeux.

Je suis un citoyen américain.

Je suis un citoyen américain. Wong Kim Ark, aux racines du droit du sol
Martha Brockenbrough et Grace Lin, Julia Kuo
HongFei, 2024

D’actualité, plus que jamais :
qu’est-ce qui fonde la citoyenneté ?

Par Anne-Marie Mercier

Le format à l’italienne et surtout les couleurs et les lignes font que la couverture de cet album évoque le drapeau américain : des bandes rouges et bleues sur fond blanc, des étoiles, des lignes diagonales, et le mot Américain dans une police aux A arrondis qui évoque toute une époque. Et c’est bien ce qui apparait comme un pilier de l’Amérique qui est présenté ici, avec l’affaire Wong Kim Ark, né en 1873, à San Francisco de parents chinois.
En 1882, pour répondre au mécontentement des ouvriers américains, « le gouvernement a élaboré une loi fédérale visant à exclure les Chinois, regardés comme des étrangers inassimilables, de la communauté nationale ». Ses parents rentrent en Chine, mais lui reste, et travaille dans cette ville. Malgré ses précautions (il a toujours avec lui des preuves de son lieu de naissance), il est emprisonné pendant quatre mois en rentant d’un voyage en Chine. Aidé par des amis, il intente un procès à la ville de San Francisco, le gagne, mais doit aller jusqu’à la Cour suprême pour se défendre encore et enfin être reconnu comme citoyen, et avec lui bien d’autres qui risquaient de subir le même sort.
Après un an de travail, la Cour suprême arrive à la conclusion que le quatorzième amendement de la Constitution qui donne la citoyenneté à tout enfant né sur le sol des États Unis d’Amérique prime sur toute autre loi. C’était le 28 mars 1898.

Ce rappel du droit est repris dans les quatre dernières pages de l’album, où l’affaire est résumée et où l’on présente la situation en France, qui mêle droit du sol et droit du sang pour les enfants nés de parents étrangers : la citoyenneté peut être accordée « si l’un des parents au moins est né en France et si, à ses dix-huit ans, l’enfant y a vécu au moins cinq ans depuis ses onze ans ». Voir sur le site du ministère. Nul doute que le débat qui est annoncé sur la citoyenneté par le premier ministre actuel rendra cet album encore plus présent.
C’est aussi un bel album. Les doubles pages proposent de vaste panoramas aux couleurs franches cernées de noir : ville de San Francisco avec son quartier chinois, port et bateaux, Cour solennelle… Et c’est un rappel utile, par les temps qui courent, des différentes situations que les étrangers affrontent, selon les temps et selon les pays, et de l’importance de connaitre ses droits selon les temps et les lieux.

 

Grenouillette Grenouillon et le parapluie noir

Grenouillette Grenouillon et le parapluie noir
Denis Vanhecke – Audrey Martin
De temps à autre 2024

Deux grenouilles dans le vent

Par Michel Driol

Grenouillette et Grenouillon sont deux grenouilles frère et sœur. Un jour d’orage, agrippés à un parapluie, ils sont emportés dans les airs et atterrissent loin de leur mare. Un scarabée et des fourmis les reconduisent tandis que leur famille part à leur recherche. Tout se terminera autour d’une tarte aux pucerons.

Le récit s’inscrit dans une tradition de la littérature jeunesse qui cherche à distraire – en donnant vie, pensées et émotions à des batraciens et autres animaux aquatiques – et à instruire en nommant nombre de ces animaux qui vivent près de l’eau. Le récit prend l’aspect du conte, avec un narrateur s’adressant à son public, voire l’invitant à chercher tel ou tel détail sur l’illustration. Le tout a un côté délicieusement rétro, dans la caractérisation des personnages – une sœur posée et réfléchie, un frère intrépide, une maman grenouille à la cuisine, un papa chasseur cueilleur – dans l’utilisation du déterminant « nos » pour actualiser les personnages, ou encore dans la description de certains animaux peu connus, comme le scarabée. Cette fable animalière reprend les codes du roman d’aventure, d’une expérience loin de chez soi, et d’un retour à la maison, retour dont on tire une morale à double sens, faite de sagesse et de prudence et du plaisir de la découverte de nouveaux amis.

Les illustrations sont pleines de gaité et évoquent assez bien les films d’animation. On s’attend à voir bouger les personnages, insectes et batraciens anthropomorphisés, dans des couleurs très complémentaires, rouge et bleu, personnages saisis dans des poses pittoresques sur des fonds dessinés avec une vraie originalité.

L’ouvrage se veut peut-être un peu trop pédagogique, avec des mots écrits en rouge à chercher dans le dictionnaire, mais on prend plaisir à suivre ces deux petits personnages perdus dans le vaste monde, où tout le monde se décarcasse pour les aider. Belle leçon de fraternité entre les espèces!

Ce qui sera

Ce qui sera
Johanna Schaible
La Partie 2024

Passé – présent – futur

Par Michel Driol

Ce qui sera est un album très original pour évoquer le temps qui passe. Dans un premier temps, des pages qui sont de plus en plus petites, illustrant des phrases commençant par « Il y a ». L’échelle du temps commence avec la formation de la terre, il y des milliards d’années, se poursuit avec les dinosaures, les pyramides, puis tout s’accélère : il y a 100 ans, 10 ans, 1 an, un mois, une semaine, un jour, une minute. Au centre de l’album, l’injonction, « fais un vœu » fait émerger la figure du lecteur, absente jusqu’alors. Puis, alors que les pages grandissent à nouveau, le futur est évoqué, reprenant d’abord la même échelle de temps, pour se terminer sur l’âge adulte du lecteur, et son vœu le plus cher pour l’avenir.

A la fois poétique et philosophique, l’album rend presque palpable la mesure du temps,  construite à partir des événements, proches ou lointains, qui permettent de la fixer. Des grandes migrations à la fête du quartier jusqu’à l’extinction de la lumière sont ainsi convoqués à la fois les grands repères temporels, mais aussi ceux qui font sens à l’échelle d’une vie d’enfant. Entre les deux infinis du passé et présent, symbolisés par les plus grandes pages, se glisse le présent, fugace, matérialisé par la plus petite page. Si le passé est sûr, marqué grammaticalement par le « il y a », les phrases affirmatives, l’avenir, lui, est incertain et reste à construire. De ce fait, ce sont des phrases interrogatives, adressées à l’enfant, qui l’invitent à se questionner à la fois sur le minuscule, l’heure du lever du lendemain, et le plus sérieux, les enfants que tu auras, les souvenirs qui resteront, lorsque tu auras vieilli. Autant de questions qui touchent à l’intime et prennent un côté philosophique, invitant chaque lectrice, chaque lecteur à se situer dans un temps plus long que lui.

Graphiquement, l’album est très construit et très réussi. Au milieu, la page du présent se retrouve encadrée par les couleurs différentes des époques passées et à venir, qui lui font comme un écrin. Les pages du passé et du futur se font écho : ainsi, aux ptérodactyles correspondent les cerfs-volants de l’avenir… Plus le temps avance, plus les univers représentés  se resserrent. On passe ainsi, progressivement, de la création du monde, brossée à grands traits, figurée par du magma en fusion, à la porte entrebâillée de la chambre. Plus on avance dans le temps, plus les détails sont précis. Ce mouvement de zoom n’est pas tout à fait symétrique dans le futur, afin d’en rester à l’échelle d’une vie humaine, mais on notera qu’on passe d’un univers urbain à la campagne et à l’espace, fondant ainsi le personnage dans une nature qui l’enveloppe.

Un album qui est un véritable livre objet, pour rendre perceptible le concept de temps, et inciter, par les questions finales, à se projeter dans un avenir, en touchant à la fois à l’intime, au sensible, et à l’universel.

Ida et Martha des bois

Ida et Martha des bois
Ilya Green
Didier Jeunesse 2024

Deux petites filles en quête de liberté

Par Michel Driol

A l’orée du bois, Ida et Martha s’interrogent. Y a-t-il des enfants comme elles qui y vivent ? C’et alors que surgit un renard qui les conduit au cœur de la forêt, à la rencontre d’autres enfants aux tenues chamarrées qui s’empressent de peindre les belles robes blanches.  De retour à la maison, elles voient leur mère désapprouver leur tenue, et, le lendemain, une clôture entoure le jardin Le renard creuse un tunnel pour leur permettre de retourner dans la forêt. Le soir, elles sont punies, et la clôture est devenue infranchissable. Elles écrivent une lettre à leurs parents, et s’évadent pour rejoindre leurs amis de la forêt. La lecture de cette lettre conduit les parents à comprendre et à renouer le lien avec leurs fillettes.

Ce bel album évoque avec force et poésie la tension entre le besoin de sécurité et celui de liberté des enfants, entre l’ordre familial et le désordre du monde extérieur. D’un côté, il y a la maison, qu’on devine bourgeoise, un peu caricaturale, avec des parents et une cuisinière, un parquet brillant au point de Hongrie, une maison où tout est à sa place, à l’image du chat sur le fauteuil. Maison rassurante aussi, celle de la bonne odeur du diner et des câlins du soir. Face à cela, la forêt, lieu de l’interdit, lieu des mystères, lieu à découvrir, lieu du désordre des lianes et des branches, lieu des enfants libres, libres de se rouler dans la boue, de danser ou de se baigner. Entre les deux, il y a les deux sœurs partagées entre ces deux lieux, entre ces deux besoins, qui décideront de partir, de trouver la liberté qui leur manque à la maison.  C’est ce moment-clef de l’enfance que l’autrice saisit et dépeint, ce moment d’hésitation entre le confort du nid qu’on hésite à quitter et l’appel du large.

Le texte, écrit dans une langue sensible, est particulièrement travaillé pour suivre le point de vue des deux fillettes dans leur découverte d’un autre monde possible. A l’image de l’incipit « Ida regardait Martha. Et Martha regardait la forêt », un double regard qui donne à lire à la fois la bulle dans laquelle vivent les deux fillettes et l’ouverture vers le dehors. Par la suite, le texte évoque les représentations des fillettes sur la forêt, représentations qu’on devine dictées par les propos de parents qui en interdisent l’accès, les sentiments, les émotions, les joies et des peurs des héroïnes, afin qu’on soit au plus près d’elles lorsqu’elles prennent la décision de partir.

Les illustrations, essentiellement à partir de papiers découpés, donnent à voir ces univers. Celui de la forêt, représenté de façon quelque peu naïve, à la façon d’un douanier Rousseau, lieu de la couleur, des formes chatoyantes, celui de la maison plus géométrique.  Il faut voir aussi la façon dont sont rendues les attitudes de tous les personnages, celle de la bande d’enfants des bois, pleins de vie, saisis dans des postures qui contrastent avec l’aspect hiératique de parents, et voir défiler sur le visage des deux fillettes toute une gamme variée d’émotions. La force des illustrations vient aussi des cadrages choisis et de la composition, toujours maitrisée, des planches, magnifiées par le grand format de l’album qui permet de percevoir tous les détails, et, en particulier, les nombreux animaux qui peuplent cette forêt, dont le magnifique renard.

Un album qui pose la question de l’éducation, et de la voie que doit choisir chaque individu entre les normes sociales, les bienséances, le respect des convenances et son émancipation, ici son épanouissement au plus près de la nature, de sa nature peut-être. Tout en les opposant, l’album appelle à ne pas rompre les liens familiaux et se termine par la manifestation de l’amour qui va au-delà des façons de vivre et de sentir. Eduquer, c’est, étymologiquement, faire sortir de. Ce n’est donc pas entourer de barrières aussi protectrices qu’aliénantes, mais permettre de les franchir.

Une Ile

Une Ile
Alice Brière Haquet, CSL
À pas de loups, 2024

Robinson… et compagnie

Par Anne-Marie Mercier

« Certains matins j’aimerais bien partir ». C’est ce que dit cette petite dame frisée aux joues roses. Partir, tout quitter, c’est un rêve d’ile, bien sûr.
Mais le sourire de la petite dame dit d’emblée que partir n’est pas vivre seule. Il faudrait emmener le chien d’abord, « et puis quelques amis », et puis la famille, et puis les gentils voisins, mais aussi quelques crétins, « pour l’équilibre », des animaux, des enfants, et. Page après page, l’image du départ, lisse, qui nous plonge dans le rose et le bleu, se remplit de formes sommaires en noir et blanc qui représentent toute notre humanité et la vie qui l’accompagne, pour se vider à nouveau : c’est comme une respiration.

C’est simple, frais, vrai et rempli d’amour de l’humanité… à condition de pouvoir parfois la quitter un peu…

Peau d’âne – Un opéra de papier

Peau d’âne – Un opéra de papier
Clémentine Sourdais
Seuil Jeunesse 2024

Un conte dépoussiéré

Par Michel Driol

Clémentine Sourdais adapte le célèbre conte de Perrault pour en faire, ainsi que l’indique le sous-titre, un opéra de papier, c’est-à-dire un album qui conjugue illustrations gaies aux couleurs fluos, pop-ups, et dialogues théâtralisés.
Adaptant le texte, l’autrice reste fidèle aux péripéties initiales de Perrault, ainsi qu’aux personnages du conte, et l’on retrouvera ainsi le roi, la mort de la reine, l’âne magique, la fée marraine et le mariage final. Avec deux libertés prises par Clémentine Sourdais. On le sait, Peau d’Ane est un conte sur l’inceste, et cette dimension du désir du père à l’égard de l’adolescente est ici modifiée. C’est le conseil du roi qui propose le mariage contre nature, mariage qui révulse la jeune fille, et étonne le roi, présenté alors comme atteint de folie. De ce fait, à la fin, la princesse et son père peuvent se retrouver, elle consciente de n’avoir qu’un seul père, lui ayant retrouvé la raison. Double happy end donc, mariage et réconciliation faisant rentrer dans l’ordre ordinaire des choses ce qui avait été déréglé par le récit. La langue de l’adaptation est une langue porteuse de quelques marques d’oralité, la conteuse s’adressant au public, bruitant son texte de quelques onomatopées et inventant une formule magique assez pittoresque pour faire apparaitre la cassette pleine des riches vêtements de la princesse. Pour autant, c’est une langue qui reste classique, et porte quelques marques plus littéraires, comme les inversions syntaxiques, l’emploi de certains termes un peu surannés (souffrir cette idée) qui rappellent ainsi, de loin, la langue du conte initial. Enfin, c’est une langue qui fait la part belle aux dialogues, certes déjà présents chez Perrault, mais ici amplifiés, donnant corps aux voix des différents personnages.
La princesse de Clémentine Sourdais devient une héroïne forte. C’est elle qui tente de faire entendre raison à son père, qui va demander l’aide de sa marraine pour se tirer de ce mauvais pas, qui découvre le monde sauvage et élargit son horizon. Loin d’être anéantie par son déguisement obligé, son exil, sa fuite, elle y puise comme une seconde force en lien avec la nature. Pour autant, elle reste humaine, fragile, atteinte parfois de nostalgie et de regret de sa magnificence passée. En cela, elle devient une héroïne du XXIème siècle, féministe, humaine, complexe.
Les illustrations sont traitées dans des couleurs très flashy, fluo, et nous entrainent dans un « il était une fois » qui mêle le présent (voir les maisons, les pylônes, les voitures de la couverture) et le passé (voir les vêtements des médecins). Quatre pop-up s’ouvrent, à la façon des décors de théâtre de papier, montrant quelques lieux de l’action. Les fameuses trois robes merveilleuses sont, elles aussi, traitées en pop-up, façon de leur donner du relief, tout en laissant l’imaginaire intact. Quant aux autres illustrations, elles ne mettent pas trop l’accent sur le côté misérabiliste que pourrait avoir la représentation de la jeune fille vêtue de sa peau d’âne. Comme sur la couverture, elle devient une alerte héroïne prête à parcourir le monde, avec sa longue chevelure rousse, et ses bottes qu’on dirait de sept lieues… Elle n’est pas victimisée, mais pleine d’allant !
Clémentine Sourdais continue ici avec talent son travail d’adaptation des contes traditionnels dans des formes très contemporaines, gaies, pleines de joie, montrant en quoi ils ont encore des choses à dire aux jeunes lecteurs et lectrices d’aujourd’hui.

Satomi et le souffle de vie

Satomi et le souffle de vie
Sissi Briche
Sarbacane, 2024

Paralympique japonaise asssitée

Par Anne-Marie Mercier

Cet album propose un amalgame des clichés du Japon traditionnel : un père samouraï, une fillette attentive aux saisons, le cadre du dojo, un shogun… Mais fort heureusement il en ajoute d’autres, moins rebattus. La fillette est aveugle. Malgré cela elle est experte de tir à l’arc, et même invincible à partir du moment où elle fait la connaissance d’un yokaï, « malicieux esprit de la nature », qui guide ses flèches. On murmure devant ce talent mystérieux, on prononce le mot de sorcière… Tout se dénoue lors d’un concours de tir à l’arc organisé par le shogun, avec quelques péripéties.
Les illustrations multiplient les angles de vue, les cadrages variés et dynamiques, donnant au yokaï, esprit du vent, une place centrale. Les coloris bistres et bruns, ternes, mettent en valeur le vêtement rouge de la fillette, le hakama de sa mère morte.

 

 

La Fée aux deux visages

La Fée aux deux visages
Kochka d’après Charles Perrault – Charlotte Gastaut
Père Castor 2024

Merveilles ou serpents

Par Michel Driol

Kochka et Charlotte Gastaut proposent ici une adaptation du conte de Perrault bien connu, les Fées.  Rappelons-en l’argument : une mère méchante a deux filles, l’une laide et mauvaise à son image, et qu’elle chérit, l’autre, aussi belle que bonne, qu’elle maltraite. Une fée attribue à cette dernière le don de faire jaillir de sa bouche, à chaque parole, des merveilles. Quant à la méchante sœur, faute de bonté envers la fée, elle se voit condamnée à cracher des animaux à sang froid.  Kochka propose une adaptation très respectueuse de l’argument du conte de Perrault, tout en en simplifiant la syntaxe  et en actualisant le lexique, sans en édulcorer la violence. Cette adaptation très fidèle rend ainsi ce conte cruel et moral tout  fait accessible aux enfants d’aujourd’hui.

Charlotte Gastaut a déjà abondamment illustré l’univers des contes : La Petite Sirène, Cendrillon, Poucette, Peau d’âne, Les Mille et une nuits. Ses riches illustrations occupent ici la totalité des doubles pages, laissant le texte s’y insérer.  Il faut en regarder les détails qui ajoutent une dimension supplémentaire au texte. Regardez l’ainée qui jette par terre pelures de bananes et trognons de pomme tandis que la cadette, à genoux, brosse le sol sous le regard de la mère, hiératique et blanche, comme une dignitaire chinoise. De fait, les illustrations peuvent avoir un côté orientalisant, faisant penser à des miniatures persanes, dans la représentation de la nature, des palais, des vêtements ou des yeux des personnages. Elles ont, de fait, un côté féérique, dans lequel il est bon de se perdre à la recherche des multiples serpents qui entourent l’image de l’ainée au sein d’images très sombres, tandis que la cadette est toujours au centre d’un paysage fleuri, aux couleurs gaies et lumineuses.

Un conte manichéen superbement illustré qui incite à réfléchir au rapport que l’on peut avoir avec les autres quelle que soit leur apparence, au pouvoir de la bonté, à la force de la parole, celle qui, ici, symboliquement, fait fleurir des diamants ou cracher des crapauds.