Le Carnet du dessinateur

Le Carnet du dessinateur
Mohieddine Ellabbad
Le Port a jauni, 2018

Petite leçon sur les images, d’ailleurs et d’ici

Par Anne-Marie Mercier

Mohieddine Ellabbad (1940-2010), illustrateur égyptien célèbre dans le monde arabe, est ici présenté aux lecteurs francophones à travers un album publié dans deux langues, arabe et français. Son Carnet du dessinateur, « autobiographie graphique de ses sources d’inspirations », est, à la manière du « Je me souviens » de Pérec, un parcours à travers les images qu’un habitant du Caire pouvait voir au milieu du XXe siècle : illustrations de livres pour enfants orientaux ou occidentaux, billets de banque, timbres, cartes postales, calligraphies… Sur ce terreau il a  développé un regard critique et une pratique artistique longue sur laquelle il porte un regard amusé et modeste.
L’album, au format allongé et étroit, se lit de droite à gauche (on commence par la « fin »), et les deux versions encadrent les images, de manière variée. Beau livre, imprimé sur papier fort, avec des couleurs éclatantes, il rend justice à un maître. Il nourrit la réflexion sur le pouvoir des images, sur leur circulation, sur la rencontre de cultures populaires ou savantes de mondes que bien des choses oppose, mais que l’amour de la beauté réunit.

Le Port a jauni a publié un autre ouvrage de cet artiste, dans le même format : Petite histoire de la calligraphie arabe, recensé sur lietje par Michel Driol.

 

Petite histoire de la calligraphie arabe

Petite histoire de la calligraphie arabe
Mohieddine Ellabbad
Le port a jauni 2019

L’écriture arabe dans tous ses états

Par Michel Driol

Tout commence par des légendes qui racontent l’invention de l’écriture arabe… avant d’en arriver à l’histoire. On apprend ainsi que l’écriture arabe est la lointaine descendante de la cursive araméenne. Puis on suit le patient travail des calligraphes pour rendre cette écriture plus lisible, pour rendre son écriture plus rapide ou plus esthétique. On en suit les variations géographiques, du monde Arabe à la Perse et à la Turquie. Bien sûr, cette écriture est liée aux mouvements religieux et politiques, et cela est explicité. On y apprend comment on devient calligraphe, de quels instruments on se sert, puis comment l’imprimerie, et l’informatique, ont modifié cette calligraphie…
Les éditions du Port a jauni proposent ici une véritable somme encyclopédique qui permet d’aborder, dans une langue simple, mais précise et qui n’a pas peur des termes techniques, cette histoire d’une écriture. L’ouvrage est magnifiquement illustré, à la fois d’exemples commentés de calligraphies, d’objets, d’enveloppes, de photos, de reproductions de journaux, de signatures… L’érudition ici va de pair avec l’humour de certains dessins de Mohieddine Ellabbad. Bien sûr l’ouvrage, comme tout livre arabe, se lit en commençant par « la fin ».
C’est aussi l’occasion de rencontrer l’auteur, décédé en 2010 au Caire, dont c’est ici un ouvrage publié de manière posthume. Mohieddine Ellabbad, l’une des grandes figures de la littérature de jeunesse du monde arabe, est un auteur qui, par sa réflexion, ses exigences, a contribué à faire naitre une nouvelle littérature de jeunesse en Egypte. Pour ceux qui veulent en savoir plus sur cet auteur, les Editions du Port a jauni ont aussi publié son autobiographie graphique, sous le titre Le carnet du dessinateur.
Voyage dans l’histoire, dans la géographie, dans les techniques, cette Petite Histoire de la calligraphie arabe est un grand livre qui répond à de nombreuses questions sur l’écriture et permet de mieux connaitre et comprendre d’autres civilisations.

Poèmes pour affronter le beau temps & profiter du mauvais

Poèmes pour affronter le beau temps & profiter du mauvais
Pierre Soletti Clothilde Staës
Le port a jauni  2017

Avec le temps…

Par Michel Driol

En quatre temps, le recueil évoque du temps qui passe, à la fois temps météorologique et temps chronologique. Quatre temps, comme les quatre saisons, ce qui pourrait fournir une clef de lecture au recueil parmi d’autres. Quatre temps articulés autour de quatre sujets – à la fois grammaticaux et thématiques : un « je » qui s’adresse à un « tu » dans le premier, le frigo dans le deuxième, l’automne dans le troisième, les arbres dans le dernier. C’est dire à la fois la variété formelle et l’originalité de ce recueil qui ne se laisse pas saisir facilement tant il semble jouer sur les variations et la combinatoire à partir de quelques mots pour mieux emporter le lecteur dans un tourbillon verbal où les sonorités comptent autant que le sens :

J’ai coincé pour toi / un bout de pluie / dans le vent
J’ai coincé pour toi / un bout de vent / dans la pluie
J’ai coincé pour toi / un bout de temps / dans le vent

Quatre moments pour affronter le temps qui passe, le temps qui s’étire, le temps perdu, ou le temps qu’on voudrait bien remonter avec une machine bricolée à partir de trois bouts de ficelle. Quatre moments qui invitent à être sensible à la nature : à la brume ou au soleil, au chahut des grenouilles…  Quatre moments qui questionnent aussi sur la place de l’homme au monde : maitre de temps d’abord, dans une relation quasi protectrice visant à arrêter le temps, il disparait ensuite complètement au profit d‘objets : le frigo dans une maison abandonnée,  l’automne qui se faufile partout dans la maison vide,  (on ne peut que songer à l’Hiver, dans la série Hulul d’Arnold Lobel), les arbres qui tentent de retenir les oiseaux.

On a évoqué les sonorités : reste à évoquer aussi une poésie visuelle dans laquelle les mots prennent la forme de ce dont ils parlent : les deux n du tunnel, l’allongement  du verbe s’allongent miment par leur forme leur référent et renforcent le coté jeu et humoristique du recueil qui, à partir d’un vocabulaire d’une grande simplicité, par le biais des associations, des métaphores ou des comparaisons recrée un monde d’une étrange familiarité.

Le texte est traduit en arabe, présenté en version bilingue, et illustré d’encres rehaussées de couleur qui invitent aussi à voir différemment le monde qui nous entoure. Cet ouvrage fait partie de la sélection 2018-2019 pour le Prix de la Poésie Lire et Faire Lire.

Trois ânes (conte)

Trois Ânes (conte)
Michel Séonnet
L’Amourier (Thoth), 2009

Citoyens de la République

Par Anne-Marie Mercier

Voilà un conTroisaneste bien moderne pour notre bonheur, et bien d’actualité pour notre malheur, bien ancré dans le monde réel, même si la vraisemblance est quelque peu suspendue, pour le plaisir de la fable et son exemplarité.

Il était donc… une nuit, dans une ville, on ne sait pas bien laquelle, avec ses pavillons, ses immeubles, ses boulevards déserts, il était un âne appelé Semper (qui signifie « toujours » en latin, ce qui n’est pas indifférent), échappé du garage où on l’avait enfermé. Derrière lui court Lino, fils du propriétaire de l’âne, puis l’ennemi de Lino, Samir, puis Sara qui ne les aime pas, puis monsieur Crouzon, le gardien du collège, haï des trois enfants et le leur rendant bien.

Tous courent, étrangement happés par la course de l’âne ; celui-ci suit un chemin mystérieux qui les fait passer par les étapes de leur histoire et de celle de leur famille pendant la dernière guerre où tous luttaient pour la même cause et le même camp, étapes où un âne joue le premier rôle. Chemin faisant, ils se racontent, se heurtent, se soutiennent, créent les liens qui manquaient. A « l’arrière », la police, les familles et les voisins, d’origine italienne, arabe, juive, s’alarment, s’accusent, et enfin s’entraident ; en retrouvant les enfants, ils renouent avec une histoire commune  oubliée, une histoire de libération et de fraternité.

Un beau conte, magnifiquement écrit, saisissant et touchant, et un livre à la fabrication soignée, sur beau papier crème.

http://www.amourier.com/les-collections/thoth/381-trois-anes.php

Et pour poursuivre la réflexion, un article de  Tramor Quemeneur,  paru dans L’Ecole des lettres – jeudi 8 janvier 2015): racisme et terrorisme

Rappelons aussi la très belle BD de sociologie sur l’immigration algérienne, Les Mohamed, de J Ruiller chez Sarbacane (2011) chroniquée sur lietje.