Pour le meilleur et pour les rires

Pour le meilleur et pour les rires
Marie Colot – Françoise Rogier
A pas de loups 2025

Elle ne se maria pas mais vécut heureuse…

Par Michel Driol

Une princesse quelque peu aventurière, que l’on voit toujours avec sa jument, est sommée par ses parents, pour ses 18 ans, de se marier. Bien sûr la princesse proteste, refuse, mais, par amour pour ses parents, elle accepte de rencontrer tous les prétendants possibles, à condition qu’on la laisse refuser si elle n’éprouve pas de coup de foudre. Se succèdent alors un prince, une pâtissière, une ogresse, un savant et bien d’autres, tous plus improbables les uns que les autres. Si la princesse les trouve tous sympathiques, elle préfère sa liberté, et organise des fêtes pour cultiver l’amitié.

Voilà une histoire enlevée qui reprend, en le détournant, le motif du mariage dans les contes. On est dans un royaume que le texte inscrit dès le début sous le signe de l’ouverture et de la liberté : toutes les portes y sont ouvertes. Puis le récit se focalise sur le portrait de la princesse – futée, rebelle et sincère –  et de sa jument – intrépide. Les illustrations nous les montrent à la fois terrassant un dragon, bricolant une cabane dans les arbres, faisant de la balançoire… Autant de jeux qui font de ces deux-là l’équivalent féminin en album de Lucky Luke et Jolly Jumper ! On retrouve ce couple complice lors du défilé des prétendants, la jument dans des poses surprenantes, mangeant des crêpes ou une glace, sagement assise sur une chaise…

L’album aborde une problématique sérieuse, celle de l’amour, du mariage, des conventions, des relations enfants-parents. Il montre l’attention à porter aux choix individuels, le respect des singularités, la soif de liberté autour d’un personnage féminin à la fois haute en couleurs et pleine de joie de vivre. Mais il le fait avec beaucoup de cocasserie et d’humour. D’abord dans le texte, dont la légèreté vient à la fois du ton adopté, du vocabulaire en décalage avec le rang royal des personnages, et des rimes qui lui donnent un côté primesautier. Mais le comique vient aussi des illustrations, pleines de vie dans leur façon de multiplier les situations ou les personnages secondaires. On a déjà évoqué le rôle qu’y joue la jument complice-comparse. Mais les détails sont autant de clins d’œil inter-iconiques ou intertextuels. Dans les tableaux accrochés sur les murs, on reconnaitra bien sûr Mona Lisa, mais aussi le désespéré de Courbet. Impossible de tous les citer. Et que dire du cortège des prétendants, où se côtoient Einstein, Shakespeare, Cyrano, un pirate, l’homme de fer du magicien d’Oz et bien d’autres qu’on laissera aux lecteurs le soin d’identifier. Tous constituent une humanité colorée, métissée, joyeuse, qui se presse dans le palais. Quant au roi, père de la jeune fille, il a tous les attributs du roi de pique des jeux de carte.

Se marier ou pas ? Quitter l’enfance ou pas ? Fonder un couple ou vivre au sein d’une communauté d’amis ? A quoi tient la réussite d’une vie ? Qu’est-ce que le bonheur ? Que souhaiter de plus ? Rien, pour la jeune fille, qui s’estime à la fin comblée par la vie qu’elle a choisi de mener, librement. Mais la liberté n’est-elle pas un luxe réservée aux princesses qui ont des parents bienveillants ?

Le Livre affamé

Le Livre affamé
Nathalie Wyss & Bernard Utz – Laurence Clément
Helvetiq 2025

Livre de recette

Par Michel Driol

Huit enfants face à un livre, qu’on ne voit jamais, mais qu’on entend leur parler. Tout est vu à travers ses yeux. Il dit avoir faim, leur demande de préparer une soupe magique, qui aura le pouvoir de les transformer en ce qu’ils veulent. Les ingrédients ? Ceux, bien classiques, des soupes de sorcières, depuis la morve jusqu’aux yeux de poissons, tous plus ragoutants les uns que les autres. Pas très rassurés, les enfants, au moment de gouter… d’autant qu’il ne se passe rien. On ajoute alors ce qui manquait, du sel, et les voilà grenouilles, du poivre, et les voilà lapins, de la moutarde, et les voilà escargots…  tandis que le livre, qu’on voit enfin, ouvre sa grande bouche.

Voici un second opus des mêmes auteurs, qui fait suite au Livre perdu. On y retrouve le même principe : un livre maléfique qui guide un groupe d’enfants crédules, le même dispositif énonciatif et narratif, les mêmes recours à la magie. Cette fois-ci, l’album joue sur un comique de répétitions : répétition des formules magiques, répétition des situations avec le couple ingrédient ajouté – transformation effectuée. Le livre se fait d’abord tentateur, faisant miroiter une métamorphose de chacun, il encourage ensuite, à grand coup de phrases exclamatives, de compliments. Mais, entre deux compliments, il révèle sa vraie nature, déclare aimer les cuisses de grenouilles, le lapin en sauce, les escargots à l’ail… Mais cela, les enfants l’entendent-ils ? Peuvent-ils l’entendre maintenant qu’ils ont perdu toute forme humaine, et sont condamnés à ramper lentement…

L’humour et la force du livre viennent aussi des illustrations qui permettent d’identifier chacun des huit enfants initiaux à un détail, couleur des yeux, lunettes, coiffure, y compris au travers de leurs métamorphoses. Chacun est bien individualisé, et les illustrations sont très expressives jusque dans les détails. On peut ainsi suivre les parcours individuels de chacun, de son degré d’appréciation de la soupe à sa réaction aux transformations…Tout ceci constitue un ensemble drôle et réussi.

Toutefois, le livre affamé opère une inversion. On parle plutôt de lecteur affamé, boulimique de  lecture. Pas de livre affamé. Ces derniers sont censés pour les uns remplir une fonction précise, en donnant des recettes de cuisine, ce que fait bien notre livre, pour les autres, leur grande majorité, remplir des creux, combler des attentes des lectrices et des lecteurs. Est-ce à dire que le Livre affamé est un jeu gratuit ? Une incitation, comme le livre perdu, à se méfier des livres dangereux, nuisibles ? Ou peut-être, en arrière-plan, une incitation à se méfier des beaux parleurs, de ceux qui promettent monts et merveilles, se font « loups doucereux », comme l’écrit Perrault à la fin du Petit Chaperon Rouge, pour atteindre leur but.

Un album plein de rebondissements, drôle à souhait, qui fait du livre un héros malfaisant, manipulateur, dangereux pour le plus grand plaisir de ses lectrices et lecteurs.

Les p’tits détours

Les p’tits détours
Michela Nodari – Matilde Tacchini
Passepartout 2025

Caminante, no hay camino

Par Michel Driol

On le sait, les cigognes sont des oiseaux migrateurs qui, à l’arrivée du froid, partent en Afrique. Mais voilà que l’une d’entre elles, au lieu de filer droit vers la destination, se laisse distraire, discute avec les hirondelles, contemple un chameau pour se retrouver en Ecosse, puis en Arctique, à New York, avant de rejoindre enfin ses congénères.

Voilà un album qui est une belle ode à la singularité, à la diversité, au non conformisme. Un album qui associe un texte d’une grande sobriété à des illustrations pleines de fantaisie, faisant de l’héroïne de l’histoire un vrai personnage de cartoon. Il faut d’abord la voir, en couverture, coiffée de ce curieux bonnet rouge qui ne la quittera pas. Voir aussi comment les pages de garde la présentent, en trois images, observant, méfiante, se redressant. Une cigogne ? Il faudra le texte pour s’en convaincre, car pour l’instant on n’a affaire qu’à un oiseau, au long bec jaune, et au bout des ailes noires, comme des gants. On la verra ensuite se détacher du groupe qui vole en escadrille, arborant des tenues appropriées au lieu où elle se trouve : grosse parka et moon boots au Pôle Nord,  tee shirt NYC à New York. Cette cigogne, de ce fait, a une vraie présence dans l’album.

Le texte est conduit avec un humour pince sans rire, tant dans le récit que dans le rapport que ce dernier entretient avec son personnage principal. En effet, le récit n’hésite pas à affirmer le contraire de ce qui est montré par l’illustration, pour le plus grand plaisir du lecteur qui se sent ainsi à la fois supérieur à ce personnage, et en empathie avec elle, dans ses multiples tentatives de retrouver l’Afrique promise. Sans didactisme, tout ce dispositif est au service d’un message clair et implicite. Si certains se coulent dans le moule et suivent la voie directe, conformiste, avec son côté un peu militaire, d’autres vagabondent, se perdent, prennent le temps, font des p’tits détours qui les enrichissent, car, au final, ce sont eux qui peuvent parler de leurs expériences singulières. Ode au rêveur, à celui qui ne fait pas comme les autres, qui prend son temps. Ode aux chemins de traverse, aux solutions alternatives dont notre monde aurait grand besoin, loin de la pensée unique et dominante.

Caminante, no hay camino, (Toi qui chemines, il n’y a pas de chemin), écrivait Machado. Voilà un album qui invite chacun à tracer son propre chemin, à trouver sa propre voie, à être lui-même. Voilà un album qui dit aussi qu’on peut se tromper, s’engager sur de mauvaises voies, mais, qu’au final, avec un peu de persévérance, on arrivera au même but que les autres. Un album bien salutaire en ces temps de rentrée des classes pour dire qu’il ne faut jamais se décourager !

Coup de foudre

Coup de foudre
Jean Baptiste Drouot
Les Fourmis rouges 2025

Faites l’amour, pas la guerre…

Par Michel Driol

Ce sont deux royaumes, celui de l’ouest, celui de l’est, séparés par un fleuve infranchissable. Lorsque leurs souverains respectifs meurent, les deux royaumes échouent à un roi et à une reine qui veulent faire la guerre au royaume d’en face. Mais comment franchir le fleuve ?  Après avoir envisagé quelques solutions improbables, on décide de construire un pont, pour lequel il faut que les ingénieur et conseiller des deux royaumes collaborent. Lorsque le pont est construit, les deux armées s’y retrouvent, face à face… Mais c’est sans compter sur un coup de foudre bien inattendu, qui mettra à bas les deux monarques, et permettra d’instaurer un royaume unifié autogéré !

Voilà un album qui fait rimer comique et politique, pour le plus grand plaisir des lecteurs. Comique du texte d’abord,  d’un comique pince sans rire, qui associe les évidences et le bon sens en les opposant à la folie des deux souverains, associe un vocabulaire bien technique et relevé (destriers, griffons, vociférer…) à la trivialité des ordres et injures des monarques. Comique des illustrations, qui nous emmènent dans un non temps et un non lieu. Des villages peuplés d’animaux très anthropomorphisés, à tête de cochons, pour ceux de l’ouest, têtes de chiens pour ceux de l’ouest. On se croit au moyen âge, châteaux forts et techniques de construction du pont à l’appui, mais on y mange des hamburgers, des sandwichs, on y promène les bébés en poussettes très contemporaines et l’on y porte de bien belles lunettes ! Comique des situations, qui se répètent, et jouent sur l’exagération (des bons souverains on passe aux pires possibles…). Comique des propos tenus dans les bulles…  Cet album prend l’allure d’un conte pour aborder des questions éminemment politiques. Qui décide de la guerre ? Deux souverains, décrits comme énervés, méchants, qui forcent leur peuple à haïr ceux d’en face, à partir guerroyer alors qu’ils n’en ont aucune envie. Mais les gens du peuple se laissent pourtant entrainer par les propos des monarques. On apprécie le côté anarchiste et libertaire de la fin : une fois les rois disparus, les peuples s’unissent et s’autodéterminent librement pour le bonheur de tous, dans une utopie joyeuse qui fait la part belle au métissage, à la musique, et à la ripaille.

En se situant bien dans la veine d’un Tomi Ungerer, cet album plein de vie et de drôlerie  délivre un message politique dans lequel l’amour triomphe toujours, même là où on ne l’attend pas.

Je ne veux plus être un loup !

Je ne veux plus être un loup !
Alma Brami – Aurélie Grand
Casterman 2025

Jouer son propre rôle

Par Michel Driol

Le loup ne veut plus être un loup, car c’est toujours lui le méchant maltraité à la fin des histoires. Le cochon lui aussi en a assez qu’on le menace de le dévorer… Puis c’est le tour de la chèvre, du renard de se révolter contre le rôle qu’on leur fait jouer dans les contes. Quelle solution ? Inverser les rôles, pour finir dans la peau maltraitée de l’autre ? Non. Faire créer un livre sans animaux, ou avec d’autres ? C’est alors qu’entrent en scène le crapaud, l’éléphant et bien d’autres, jusqu’à la petite souris qui n’échangerait sa place pour rien au monde… Mais,pour être fier d’être soi-même, rien ne vaut une belle fête finale !

Avec humour et espièglerie, cet album met en scène des animaux très anthropomorphisés, debout sur leurs deux pattes, vêtus comme des enfants. De fait l’album propose une lecture à plusieurs niveaux. D’une part, il est bien question de littérature,  des stéréotypes faciles à reconnaitre  et du rapport entre personnages et  auteurs. Cette révolte des personnages contre leurs créateurs fait bien partie des motifs récurrents tant dans les livres que dans certains dessins animés. Mais il est aussi question du rapport entre les animaux et les hommes, de la façon dont ces derniers  les maltraitent, les réduisent à des clichés, les enferment dans des catégories. Enfin, et c’est sans doute là le plus intéressant dans l’album, il est question du regard porté par les autres et de l’identité. Comment sortir de ce regard porté sur soi par les autres, qui enferme dans un rôle bien loin du moi profond ? Comment retrouver et affirmer cette identité, cette personnalité, tout en respectant celle des autres ? Comment sortir du registre négatif de la plainte pour aller vers une attitude positive, qui prend ici la forme d’une fête collective ?

Peu de récit dans cet album qui fait la part belle au dialogue, façon de donner la parole à chacun et de montrer comment, dans la discussion, dans l’échange, dans la polyphonie des points de vue, se construit une solution commune qui comprend et intègre chacun. Les illustrations, à la ligne claire, sont pleines de gaieté. Elles montrent des animaux très expressifs, passant de la perplexité à la joie, révélant une grande entente entre ces personnages si différents. Il faut bien sûr, comme dans tous les bons albums, prendre le temps de regarder les détails, les ombres qui font autre chose que les personnages, ou les animaux microscopiques saisis dans des activités peu animalières…

Un album réussi pour lutter contre les préjugés mettant en scène les animaux bien connus des enfants pour enfin être fier d’être qui on est !

Flèche et Plan Plan une belle rencontre

Flèche et Plan Plan une belle rencontre
Benoit Audé
Rouergue 2025

A l’origine

Par Michel Driol

Flèche et Plan Plan sont deux astéroïdes, dans la nuit des temps. Comme leur nom l’indique, l’un est lourd, massif et aime la tranquillité. L’autre est rapide et ne tient pas en place. Deux exacts contraires, donc. Bien sûr, comme on s’y attendait, c’est la collision entre eux, qui génère leur fusion. Aucun des deux ne se comprend plus… Mais que Plan Plan offre un thé, et que la discussion s’installe, les voilà qui apprennent à se connaitre tandis que, sur leur dos, nait tout un petit monde. Notre terre ?

Etrange album que celui-ci, à plus d’un titre. D’abord par ses illustrations, non figuratives. Sur un fond noir, des taches de formes variées, de couleurs vives. Longue trainée de toutes les couleurs derrière flèche, masse bleutée pour Plan Plan. Et des gouttelettes, des poussières d’étoiles, comme des confettis colorés. Et une grosse boule colorée pour le résultat de leur rencontre, comme une terre qui serait coiffée d’une chapeau de glace, une terre dans laquelle ne figurent ni continents, ni océans. Si humanisation il y a, elle provient du texte qui associe récit et dialogue des deux protagonistes. Un récit omniscient qui installe la psychologie des deux astéroïdes, non sans humour dans les accumulations de verbes. Le dialogue entre les deux, ainsi que les commentaires des autres corps célestes, ne manque pas de piquant, dans l’utilisation en particulier de spécialités culinaires (boule de glace meringuée- éclats de noisettes). D’abord chacun a son vocabulaire, mais ensuite, entre onomatopées et invitation au thé, discussion polie (vouvoiement obligé) sur les signes astrologiques, c’est une vraie rencontre, un vrai « date » galactique.

Si le récit peut se lire comme le récit d’un big bang imaginaire et imagé, évoquant la rencontre entre des corps célestes de nature différente, il se conclut aussi par une leçon de vie, une invitation à accepter de dépasser les contraires, façon yin et yang. Avec beaucoup de vitesse et beaucoup de nonchalance, on arrive à faire de belles choses.  Mot d’auteur qui décrit sa propre pratique ? Invitation à accepter l’autre dans tous ses excès… Mystère !

Un album plein de joie, de mouvement, extravagant aussi en ce sens qu’il conduit hors des sentiers battus, surprenant par les concepts qu’il aborde, concepts complexes, mais délivrant un gai savoir à décrypter !

La grande Peur de mes petits cauchemars

La grande Peur de mes petits cauchemars
Rosalinde Bonnet
Flammarion Jeunesse – Père Castor 2025

Pour une nuit paisible

Par Michel Driol

Quatre cauchemars acceptent de quitter le narrateur s’il leur trouve un autre endroit où aller. Mais, les quatre logements visités des amis du narrateur ne leur plaisent pas. Alors avec sa mère, il fabrique une couverture anti cauchemars, avec son père une potion qui, si elle endort les plus petits, excite les plus grands cauchemars. Reste à faire le plein de bonnes choses pendant la journée pour inventer les rêves chasseurs de cauchemars. Mais qui sanglote durant ces rêves ? Les cauchemars, hantés par la peur de disparaitre pour toujours…

La peur, les cauchemars, voilà des thèmes bien classiques en littérature jeunesse, en écho avec le vécu, parfois terrifiant, des enfants.  La dernière phrase de cet album en donne le ton : C’est amusant de se faire peur parfois… Mettre à distance la peur, en faire un jeu, grâce au pouvoir de l’imagination, voilà ce qui est proposé par ce jeune héros, plus ennuyé par ses cauchemars qu’effrayé. Ce qui le gêne, c’est de ne pas pouvoir dormir. Il faut voir sur quel ton, comminatoire, il s’adresse à ses cauchemars, comment il les menace, au prix d’un chantage, comment il négocie avec eux. Il leur parle d’égal à égal. Ce ne sont pas les scrupules qui l’étouffent lors qu’il leur fait visiter les maisons de ses amis pour se débarrasser d’eux. Premier indice pour le lecteur curieux : la peur de ces maisons qu’éprouvent les cauchemars. Sous leur air terrifiant, ils ne sont pas si courageux que ça ! L’album place l’imagination au centre – et quoi de mieux que l’imagination pour lutter contre ce qu’elle produit – dans un double effet de renversement. Un imaginaire positif et heureux pour lutter contre un imaginaire sombre, et l’acceptation de jouer avec ce dernier à se faire peur, façon de le dominer en s’en jouant, en en étant maitre.  De ce fait, l’album devient une ode à l’imagination enfantine.

Rien d’effrayant dans cet album, en raison, on l’a signalé, du caractère bien trempé du héros, mais aussi des illustrations qui savent conserver un côté très enfantin et naïf dans leur facture. Les cauchemars y apparaissent parfois rigolards, parfois surprenants, mais jamais terrifiants. L’humour se glisse partout, dans les multiples détails, comme les pantoufles animalières de la maman et du héros, dans les chapeaux de sorcière, indispensables pour confectionner la potion…

Un album plein de tendresse, de bienveillance pour aborder, en les dédramatisant, des sujets sérieux comme la peur et les cauchemars, dans une perspective très carnavalesque selon laquelle le rire vient à bout des terreurs les plus profondes. Il n’est que de relire le tire qui opère déjà ce renversement en dépréciant les cauchemars, qualifiés de petits, et en leur attribuant une peur majuscule !

Les vrais filles et les vraies garçons

Les vrais filles et les vraies garçons
Audren
Editions Thierry Magnier 2025

Y’a pas d’raison

Par Michel Driol

Nouvelle élève dans une classe de CM2, Aretha découvre à la fois une maitresse proche de la retraite et une classe de CM2 dans laquelle filles et garçons forment deux clans bien séparés. D’un côté les Pipelettes, de l’autre les Machos, à la tête duquel il y a Merlin, le pire de tous, délégué de classe comme elle. Pourquoi est-ce ainsi ? Filles et garçons sont–ils si différents ? Comment réconcilier tout le monde, et découvrir alors dans la maitresse une ancienne du MLF… et fonder le club des MAJ, pour Mise à Jour…

Le clin d’œil orthographique du titre l’annonce bien : il sera question d’identité, de stéréotype et de genre… avec humour, quitte à transgresser les règles.  C’est un roman qui joue de l’alternance des points de vue, celui d’Aretha, celui de Merlin. Certes, celui de Merlin a un côté plus stéréotypé, plus caricatural que celui d’Aretha. Mais on comprendra à la fin quelles blessures lui font tenir ces propos et ces discours. Quant à Aretha, Miss Licorne en raison de l’animal qui décore son sac à dos, elle s’avère  beaucoup plus en quête de compréhension de ce qui sépare et pourrait réunir filles et garçons.  Le challenge de ce roman est de ménager des rebondissements sur un fil narratif qui, a priori, ne s’y prête guère. C’est là qu’interviennent les personnages secondaires, Mme Lancien, la maitresse, et surtout Fergus l’écossais, qui vont, petit à petit, entrainer les garçons dans le camp des filles, faisant perdre à Merlin son pouvoir. Mais c’est aussi un roman où l’on explique, où l’on réfléchit au partage des tâches en famille, au choix des vêtements, à la façon d’échapper aux déterminismes, au sens de la liberté, sans que cela ne prenne un côté didactique ou abstrait. Les situations et les réflexions sont bien incarnées, dans le désir de convaincre l’autre (le lecteur et la lectrice, aussi, par conséquent) et de progresser ensemble vers cette mise à jour des comportements souhaités par l’autrice.

S’il y a beaucoup de sérieux, dans la façon en particulier de prendre les enfants comme des êtres capables de réfléchir, de monter ensemble des projets, si l’autrice connait bien la réalité (voir, par exemple, comment des parents d’élèves s’insurgent contre ce qu’ils estiment être de l’endoctrinement de la part de la maitresse), il y a aussi beaucoup d’humour, en particulier dans la façon dont cette dernière sanctionne, par un tampon FF (faute de français) les propos non normés de ses élèves !

Un roman engagé, engageant ses lecteurs dans la voie d’une réflexion sur les stéréotypes de genre, pour changer petit à petit comportements et mentalités, que les Editions Thierry Magnier ont eu la bonne idée de republier.

Hervé ne veut pas partager

Hervé ne veut pas partager
Steve Small
Sarbacane 2025

Le lièvre, les lapins et le sanglier

Par Michel Driol

Hervé est un lièvre radin, amateur des navets qu’il cultive exclusivement por lui. Pas question d’en donner à cette famille de lapins qui vient d’arriver. Pas question de se lier d’amitié avec eux – ou les autres animaux de la forêt qu’ils invitent joyeusement. D’ailleurs, désormais, il travaille à son potager la nuit ! Mais lorsqu’un sanglier affamé vient l’attaquer, lui vole ses navets, contre toute attente, il le détourne des lapins qu’il va avertir du danger, et qu’il aide à sauver leurs précieuses carottes. On verra à la fin du livre qu’un bienfait n’est jamais perdu !

Le scénario de cet album ressemble fort à une fable de La Fontaine : personnages d’animaux, morale invitant à dépasser son égoïsme pour aider les autres, et récompense inattendue finale montrant tout le sens de l’amitié. Bien sûr tout cela est présent dans cet album, mais c’est compter sans l’humour et la fantaisie de Steve Small qui, d’album en album, montre sa capacité à croquer et à dessiner des personnages expressifs, touchants, toujours saisis dans des positions du corps  pleines de signification. Ainsi ce lièvre roux aux grandes oreilles, serrant fièrement ses navets sur la couverture, dans une pose de vainqueur à un concours de jardinage. Ainsi ce père lapin ou cette grenouille, coiffés d’un beau chapeau ! Venu du film d’animation, l’auteur n’a pas son pareil pour placer les personnages au centre de scènes pittoresques parfaitement cadrées, laissant d’ailleurs les images seules raconter la chute de l’histoire ! La course pour sauver les carottes de lapins est digne de figurer dans une anthologie des missions impossibles où l’on lutte contre le temps : c’est animé, parfaitement mis en page, avec ce qu’il faut de strips et de plans fixes pour dire la vitesse, le danger, la précipitation pour sauver de justesse… les carottes !

Un texte efficace, qui se focalise sur le personnage d’Hervé l’énervé, pour à la fois montrer son propre questionnement quant au partage des choses qu’on a du mal à faire pousser, mais ne rien dire de ce qui conduit ce même personnage de grognon misanthrope à venir au secours de ses voisins, ménageant ainsi l’effet de surprise de façon à ce que le lecteur le trouve moins égoïste qu’il n’en avait l’air. Façon aussi de plaider implicitement pour ne pas juger trop vite…

Un album qui sait allier une histoire drôle, pleine de rebondissements, des personnages bien caractérisés,  avec un message prônant les valeurs de l’amitié et du partage. Que demander de plus ?

L’Ombre qui faisait des tatastrophes

L’Ombre qui faisait des tatastrophes
Alain Serge Dzotap – Maria Gabrielle Gasparri
Sarbacane 2025

Si ce n’est moi, c’est donc…

Par Michel Driol

Bodobé est sage. Les catastrophes, c’est Karamoka, son ombre, qui les cause. C’est lui qui casse le pot de fleurs avec le ballon, ou mange ses crottes de nez… Sans doute Bodobé tente-t-il de se débarrasser de son ombre, de l’enfermer dans l’armoire. En vain. Mais quand Bodobé se fait mal aux genoux, et que papa et maman veulent consoler Karamoka, Bodobé n’est pas d’accord !

L’album propose un duo comique bien réjouissant, avec cette ombre qui prend son autonomie, agit indépendamment de son propriétaire. Cela pourrait être un beau sujet de récit fantastique, mais rien de cela ici. Bodobé s’est-il trouvé un beau bouc émissaire pour se dédouaner de toutes ses bêtises, ou est-il vraiment victime d’un sortilège, d’une ombre malicieuse plus que maléfique ? Le récit parle bien de la façon d’assumer ou pas ses responsabilités, voire sa culpabilité dans des bêtises qui restent somme toutes mineures et bien enfantines, mais il le fait à hauteur d’un enfant pour qui l’imaginaire joue un rôle de premier plan, et dans une langue aussi enfantine et  juste (n’est-il pas question de laver l’ombre avec de l’eau froide mouillée, de tatasrophes et non de catastrophes ?). Les bêtises jouent avec les interdits, le scatologique, et ont un coté carnavalesque bien réjouissant dans leur naïveté. Par ailleurs, on est bien loin de la logique cartésienne, ou d’un jugement péremptoire des parents, bien mécontents des bêtises de leur fils. Pour autant, ils entrent dans son jeu à la fin, le conduisant à comprendre en quoi son double n’est pas lui… on ne peut que saluer et admirer cette attitude qui n’a rien de punitif, mais est une belle marque d’amour, de sensibilité et d’intelligence.

Maria Gabriella Gasparri illustre ce garçon et son ombre avec beaucoup de malice, dans des illustrations qui ont un petit côté rétro dans les couleurs, les décors, les accessoires.  On est dans une famille d’origine africaine, vivant dans un pavillon entouré d’un jardin. Elle fait bien sûr de l’ombre un personnage à part entière, illustrant ce en quoi il transgresse alors que Bodobé est d’une sagesse et d’une civilité puérile bien honnête !  Elle illustre à merveille la lutte entre Bodobé et son double : scène de boxe, combat dans le bain… Et que dire du clin d’œil proposé par la dernière illustration, sans texte, montrant une ombre avec un pansement, et un Bodobé lisant un livre ? Pirouette finale qui est  une façon de dire que, contrairement à tout ce que l’on a pu croire, Karamoka est bien réel, et Bodobé bien complice de son ombre, à laquelle il adresse un malicieux clin d’œil  !

Un album piquant, plein de légèreté, qui sera l’objet de bien des discussions autour des questions qu’il soulève avec impertinence et tendresse, celles de la transgression et de la reconnaissance de culpabilité.