Fuis Tigre!

Fuis Tigre !
Gauthier David, Gaëtan Doremus (ill.)
Seuil Jeunesse, 2018

Une fin qui est un début

Par  Christine Moulin

Surprenant, cet ouvrage, qui commence par : « C’est la fin ». On a l’explication de cette déclaration paradoxale à la fois à la page suivante et sur la quatrième de couverture, en un texte tout à la fois poétique et angoissant par son rythme martelé : le tigre auquel l’injonction du titre (« Fuis Tigre ») est  adressée est poursuivi par le feu, il doit donc se réfugier dans la terre des hommes.

Fantastique, cette histoire, et passionnante: on suit l’errance du tigre, qui finit par se terrer dans le château fort d’un petit garçon. Il s’est donc bien fait « tout petit. De la taille d’une souris », comme le lui avait conseillé la voix qui l’accompagne. Ce n’était pas une métaphore. Le petit garçon et le tigre nouent alors une relation faite de tendresse et de bienveillance, jusqu’à ce que les parents découvrent l’animal… Mais ne dévoilons pas trop la suite!

Original, cet album, par son choix narratif: quelqu’un s’adresse au tigre tout au long de l’histoire, pour la raconter. Les phrases sont courtes, frappantes, souvent très belles dans leur étonnante simplicité : « Toi, le si bel animal, sa majesté des affamés », « Et près de lui, tu t’apaises ». Les illustrations, plutôt indépendantes du texte, sont très expressives, mais prennent parfois le relais de la narration en de surprenantes pleines pages.

Magnifique, le message porté par ce récit: comment ne pas voir derrière le tigre le destin des migrants? Et la fin est belle, optimiste, cette fin qui en toute logique prend l’allure d’un début.

L’avis de Sophie Van der Linden, c’est ici.

Les Etrangers

Les Etrangers
Éric Pessan et Olivier de Solminihac
L’école des loisirs, Médium +, 2018

Le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé…

Par Michel Driol

Toute l’histoire du roman tient en une nuit, la première nuit des vacances d’été. Basile, qui vient de terminer ses années collège, n’a pas envie de rentrer chez lui. Il se retrouve dans une gare désaffectée où il rencontre Gaëtan, un de ses anciens camarades d’école primaire, puis quatre adolescents qui ont fui le centre de mineurs isolés. et que Basile surnomme le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé. Ils suivent Nima, plus âgé qu’eux. Ce dernier, presque sous leurs yeux, se fait enlever par une mafia de passeurs, dirigée par un certain Soliman, que personne n’a jamais vu. Commence alors la recherche de Nima pour le délivrer, avec l’aide de Mamie, une ancienne sagefemme et de son étrange compagnon, Pesrić.

Le roman respecte tous les codes du thrilleur, et cela dès la couverture : les décors, la nuit, la gare abandonnée, les tunnels, la maison isolée, les dangers provenant tant des gendarmes que de la mafia, le camp constitué de conteneurs, les cachettes secrètes. Dès lors il fonctionne comme un page turner entrainant le lecteur au plus près de Basile, narrateur à la première personne de ce récit haletant. Mais ce serait réducteur de n’y voir qu’un thrilleur. D’une part à cause de l’arrière-plan familial de Basile dont le père, qu’il adore, a des oublis, se retrouve soudain perdu en Belgique, disparait pendant plusieurs jours.  D’autre part en raison de l’identité de Gaëtan, qui se révélera petit à petit au cours du texte, révélant une blessure, une déchirure dans un autre tissu familial. Enfin, bien sûr, car ce roman court (124 pages) évoque la situation des migrants dans une ville portuaire du Nord, leurs relations avec les passeurs mafieux et ceux qui tentent de les aider. Basile sait bien qu’il y a des migrants dans sa ville. Mais sans les avoir rencontrés. Et le voici confronté à un devoir de solidarité envers Nima, qu’il n’a vu qu’un bref instant. Le roman permet alors de faire place à des micro histoires de réfugiés, depuis celle des ados jusqu’à celle de Pesrić, d’une guerre à l’autre, rendant visibles aux yeux de Basile ceux qui lui étaient cachés depuis presque toujours. Le héros se pose de nombreuses questions sur le courage, la solidarité, les relations familiales, éveillant la conscience du lecteur et le renvoyant à ses propres réponses avec finesse et intelligence. Le roman appartient donc aussi à la catégorie du roman d’apprentissage à travers une nuit qui fait figure d’initiation, et le sentiment d’un point de non-retour à partir duquel l’enfance se termine, et la conscience de la lourde imperfection du monde. Quant au titre, comme au écho à celui de Camus, au singulier, il invite aussi à faire travailler la polysémie : au delà de l’aspect administratif du terme, il invite à s’interroger sur tous les sens de ce pluriel.

Le roman enfin est servi par une écriture à quatre mains. Les chapitres sont écrits en alternance par chacun des deux auteurs. On peut le sentir au début,  en percevant des décalages liés à la longueur ou la complexité des phrases, mais ce sentiment s’estompe progressivement lorsque l’intrigue se met en place. Le roman aborde dans une forme originale un sujet qui reste d’actualité. Il ne cherche pas à analyser la question, et, en ce sens, on regrettera peut-être qu’il n’aille pas assez loin. Ce serait ne pas percevoir ce qui en fait la richesse : au-delà du portrait en creux de milieux familiaux fragiles, la nécessité de la solidarité, de l’éveil des consciences, de la générosité et du dépassement de soi et de ses peurs.

 

Noircisse

Noircisse
Claudine Galea
Editions Espace 34 – Théâtre Jeunesse 2018

Un été au bord de l’océan

Par Michel Driol

Quatre personnages, deux filles et deux garçons. Hiver- de son vrai nom Marion –  n’aime pas ce qui est moche.  Elle veut noircisser tout ce qui est moche, et se promène avec des photocopies de reproductions de tableaux. Sa meilleure amie est June, une anglaise. Arrivent deux garçons : le Petit, gamin du village – qui pourtant a un an de plus qu’Hiver – et un autre, arrivé par la mer, qu’Hiver baptise Mayo car il est né en mai. Entre ces quatre pré-adolescents des conflits, des solidarités, des premiers  amours se nouent. Lorsqu’une tempête surgit, de nouvelles solidarités se créent. Et les quatre personnages envisagent un départ commun pour la Polynésie, le pays de Gauguin ou de Matisse, mais aussi pays rêvé car sans doute, comme son nom l’indique, polyglotte.

Dans cette chronique estivale, c’est moins l’intrigue qui compte que les relations entre les personnages, ce qu’elles disent du monde qui les entoure et qu’ils essaient, tant bien que mal, de saisir, de déchiffrer, à l’image du Petit qui donne les définitions des mots qu’Hiver emploie et qu’il ne comprend pas. D’un côté, deux fillettes, de dix ans, deux alter ego opposées et soudées dans une amitié fusionnelle, de l’autre un monde extérieur sans couleur qui fait irruption. Présence de migrants échoués, qui vivent dans un camp, sous une tente, rejetés du village. Projets d’urbanisme d’un maire qui s’est pourtant fait élire sur la sauvegarde du littoral. Patron de la mère d’Hiver, omniprésent, harcelant au téléphone. Le personnage du Petit cherche à s’intégrer  dans le monde de June et Hiver, qui parlent mieux que lui : gamin du village, fils de marin, il dit le racisme ordinaire, le désir d’objets technologiques, voire de s’approprier ce que les autres ont. Mayo raconte, par bribes, quelques éléments de sa vie depuis sa Syrie natale, triche sur son âge pour se faire engager sur le chantier du lotissement. Le monde des adultes est déceptif : tout le monde triche, il convient de le noircisser, en tous cas de le refuser tel qu’il est

Le texte fait alterner des monologues – Bord de scène – qui permettent aux personnages de se dire et 12 tableaux faits de dialogues entre les personnages dans des situations variées.  Le tout est écrit dans une langue poétique, vive et joyeuse, particulièrement rythmée.

Un beau texte complexe et riche pour dire le désarroi des pré-adolescents devant le monde des adultes,  fait de tricheries, d’exclusion, d’exil et de noyades de migrants en mer, mais aussi pour parler des sentiments propres à  cet âge : les premières amours, le désir d’hospitalité, de rencontre, de courage mais aussi la jalousie, et les défis qu’on se lance.

 

Paris/Dakar Le grand voyage de petit Mouss

Paris/Dakar Le grand voyage de petit Mouss
Lucie Depauw
Koïné éditions, 2016.

    « Sans papiers tu n’es pas un homme / rien un trou noir »

Par Hélène Dérouillac

Mouss et sa famille vivent à Paris. Le dimanche matin son grand-père l’emmène avec lui au marché aux puces de la porte de Clignancourt. Odeurs de poulet yassa, manioc, batiks à admirer…  Pour le grand-père « venir ici c’était un peu comme partir en voyage / se sentir un peu chez soi ».  C’est le même rituel tous les dimanches, jusqu’au jour où Mouss se fait interpeller par une statue cloutée Nkondé en forme de chien (Les clous font partie du rituel magique. Planter un clou, c’est solliciter la protection du fétiche). La statue fétiche  a repéré un « taxi » pour Dakar, en fait le coffre de la voiture de Maguaï qui s’apprête à faire le trajet de Paris à Dakar. Elle cherche un gamin qui aura le cran de l’accompagner dans son voyage de retour au pays. Or Mouss veut justement retrouver son grand frère, expulsé vers le Sénégal sans avoir pu dire au revoir ni à sa famille ni à sa petite amie Elisa.

« Oui mon mon grand frère me manque
maman m’a expliqué :
ton grand frère est reparti en Afrique
c’est compliqué d’expliquer
qu’il n’aurait jamais dû avoir 18 ans
qu’il n’est plus un enfant
on a fait une petite fête pour son anniversaire
maman avait préparé du mafé
maman l’a prévenu
maintenant il faudra faire très attention
oui mon grand frère me manque »

Commence alors un grand voyage, fait de rencontres et de prise de conscience. Mouss, et avec lui le lecteur, découvrent les conditions de vie précaires de sans-papiers anonymes, les périls du voyage clandestin et les rêves déçus de l’Eldorado européen, mais aussi l’amitié et la solidarité. Le monde n’est ni tout blanc ni tout noir.

Cette pièce aborde un sujet de société grave qui peut toucher les adolescents. La situation du frère adolescent arraché brutalement à sa famille, son lycée, ses amours naissantes sert de point de départ à une histoire présentée sous forme de tableaux où se mêlent différentes voix. À la voix de Mouss, personnage principal mais aussi parfois narrateur, répondent les lettres que son frère ainé lui écrit, du centre de rétention, de l’avion, puis de Dakar. Le discours est fort, dur parfois, mais la présence d’un chien-fétiche doué de parole fait glisser la pièce vers l’univers du conte. Et si la fin est marquée par la séparation, la présence tutélaire du chien clouté laisse imaginer des retrouvailles futures. Entre réalisme et merveilleux, l’écriture de cette pièce humaniste est intéressante pour aborder le sujet des migrants et des sans-papiers avec des adolescents.