Mamouchka et le coussin aux nuages

Mamouchka et le coussin aux nuages
Michel Piquemal, Nathalie Novi

Gallimard, 2012

Lever les voiles (mourir)

Par Dominique Perrin

mamou Une très vieille dame habite le monde à tout petits pas, vivant frugalement une vie dont le fil s’amenuise. Un coussin brodé de nuages, généreusement acheté à un brocanteur rétrospectivement mystérieux, vient soulager ses maux. Délassant son corps, il procure à « Mamouchka » la magie de la réversibilité du temps : la voici dans la fleur aimante de son âge, au temps de la rencontre amoureuse, du mariage, de l’enfantement, en un voyage immobile et comblant.
Ce récit très sobre, à l’image de son titre, s’accomplit dans les images dansantes et chatoyantes de Natahalie Novi. Que texte et image campent une Russie des plus traditionnelles n’ôte rien à la juste beauté de ce conte de la mort comme évanescence et avènement – à contrepied, posément, des représentations dramatiques de l’ultime vieillesse caractéristiques de l’inconscient collectif occidental.

La Famille glagla

La Famille glagla
François Delecour, Sophie Chaussade

Didier, 2012

Premiers jalons d’un nouvel univers

Par Dominique Perrin

gla La Famille glagla ouvre une série d’albums de bande dessinée pour tout jeune public, au graphisme et à la structure simples, centrés sur la nordique famille éponyme, dans la proche compagnie de phoques largement intégrés à la société humaine. Si le projet est sympathique, les cinq sketches inauguraux proposés ici paraissent d’une qualité inégale, et posent la question de l’ambition des auteurs : créer un monde singulier en rapport réfléchi avec le nôtre, ou divertir le jeune public par des historiettes sans cohérence profonde, touchant à l’exotisme présumé d’un monde de glace – au demeurant en train de fondre.
Le premier de ces sketches évoque une partie de pêche qui débouchera sur l’arrivée d’un poisson rouge dans le cercle familal. La jeune Brigodin y sollicite un volontaire parmi sa collection d’asticots, ce qui pose des questions qu’il ne convient sans doute pas d’éluder, quel que soit l’âge du public visé : ou bien les vers, pleinement personnifiés, laissent leur vie lorsqu’ils servent d’appât, et on ne voit pas pourquoi ils coopéreraient avec leur utilisatrice ; ou bien les auteurs trouvent le moyen, imaginaire ou scénaristique, de protéger leur existence et de justifier ainsi leur collaboration, leurs forfanteries – et leur longévité ici inexplicable.
Si le second sketch est à tout points de vue un peu court (réduit à lui-même, le gag de l’enfant qui ne se décide pas à sauter du plongeoir peut passer pour usé), les trois derniers atteignent à la légèreté malicieuse annoncée par l’éditeur, précisément parce qu’ils témoignent avec cohérence des points de vue singuliers d’un petit poisson et d’un petit enfant. Mais la carte finale du pays des Glagla pose à nouveau le problème de la distance prise globalement ou non par rapport au monde tel qu’il va : il est curieux que la seule institution publique qui y figure soit la police – aux côtés des lieux de plaisir que sont la patinoire, la piscine et le cinéma.
Bref, dans cet univers naissant où les parents Glagla portent ostensiblement le nom des parents du scénariste, on ne retrouve pas la justesse et la cohérence étonnantes des contes du monde entier qui font la très grande classe de l’éditeur ; souhaitons qu’une telle ambition oriente la suite promise des aventures, et que celles-ci explorent résolument les potentialités imaginaires du pôle.

Tonio

Tonio
Gaëtan Dorémus
Rouergue, 2012

Naissance d’un humain

Par Dominique Perrin

Au titre de cet album, la première de couverture accole la représentation de quatre animaux – un boa, un oiseau, un papillon, portés par une panthère en station debout. Mais en quatrième de couverture, après un absorbante parcours où les rapports entre texte et image évoquent plus d’une fois ceux de la bande dessinée ou du roman graphique, figure comme en filigrane un autre nom, plus difficile à déchiffrer car écrit de la droite vers la gauche : « gamin », et c’est bien cette fois Tonio que l’illustration représente, avec sa physionomie étrange d’éléphant bipède aux oreilles de papillon.
Et c’est toute la question : quelle est l’identité de ce personnage ? Ne devrait-il pas ressembler aux quatre animaux qui l’ont créé un jour d’ennui sur leur île déserte ? Ces quatre créateurs quelque peu immatures, normalement naïfs et imbus d’eux-mêmes, sont tout aussi questionnants que leur créature. Du haut de leur inventivité impulsive, ils spéculent sur le caractère imprévisible – incontrôlable – de leur progéniture, qui ne se laisse décidément pas déchiffrer comme une somme d’héritages – les humeurs caractéristiques des ascendants s’avérant d’ailleurs difficiles à énumérer.
Quand Tonio – successivement rebaptisé Ballaké, Jacques, puis Humphrey par chacun de ses parents – révèle que son caractère – ou son tempérament, ou son ethos – est surtout plastique et singulier, et qu’il invente finalement lui-même son nom, le lecteur a eu et pris le temps d’une méditation plutôt joyeuse, plutôt fondamentale, sur la dimension interrelationnelle qui permet l’existence humaine.

 

Le doudou de la maîtresse

Le doudou de la maîtresse
Julie Clélaurin, Marie Quentrec
Seuil, 2012

Doudous, fusion, confusions

Par Dominique Perrin

Cet album pour tout petits reprend le thème indémodable de l’attachement au doudou en lui associant une plaisante dimension tactile : la maîtresse évoquée dans le titre demande à ses tout jeunes élèves de présenter leur doudou, ce qui permet aux lecteurs de découvrir différentes agréables textures. Cela permet aussi, et c’est appréciable, une forme d’humour quant à la diversité des objets d’élection et des goûts qu’ils suggèrent. Mais pourquoi – se demande le lecteur adulte échaudé par le sexisme de moins en moins rampant de l’époque – trois enfants locuteurs sur quatre sont-ils des garçons, alors que le groupe représenté au départ comprend une majorité de filles ? Comment se fait-il que ces très jeunes enfants, qui semblent évoluer dans une crèche plutôt que dans une école, vouvoient leur maîtresse ? Et, lorsque les enfants lui retournent sa question, la maîtresse n’use-t-elle pas d’un facile effet de connivence en assimilant le jeune homme qui l’attend chaque soir à la sortie de l’école au doudou des petits ? Ecrire pour les tout petits dispenserait-il d’une exigence globale de justesse ?

 

Chouette, penser

Obéir ? Se révolter ?
Valérie Gérard, Clément Paurd
Pourquoi aimes-tu tes amis ?

Luc Foisneau, Adrien Parlange
Gallimard, 2012

Façons de philosopher

Par Dominique Perrin

La collection « Chouette, penser » se fonde sur une évidence stimulante : l’adolescence est un âge propice à l’initiation philosophique. Elle offre des synthèses d’une soixantaine de pages sur des questions bien définies, souvent formulées de manière attractive (Gagner sa vie, est-ce la perdre ?, Je danse donc je suis, De  quoi rire, J’ai pas le temps !, Le mélange des sexes, Quand un animal te regarde, Vivre avec l’étranger, Je vais au théâtre voir le monde…), dues à des personnalités bien enracinées dans le monde de la pensée –  et tissées de citations fondamentales issues du patrimoine philosophique. Leur illustration, discrète et suggestive, semble constituer un défi fécond pour des illustrateurs variés.

La comparaison des titres Obéir ? Se révolter ? et Pourquoi aimes-tu tes amis ? permet de mesurer les enjeux et difficultés d’une telle entreprise. L’initiation livresque à la philosophie suppose une prise en compte ambitieuse du destinataire et de sa jeunesse, et notamment du sens impérieux de l’actualité qui la caractérise.
L’ouvrage Pourquoi aimes-tu tes amis ? présente ici – malgré un tutoiement présumé rapprocher l’auteur de son public – des travers quasi rédhibitoires. Dans la plus traditionnelle tradition, l’ouvrage ne cherche d’abord que très laborieusement les voies d’une énonciation qui renvoie à des amitiés féminines autant que masculines : s’ils sont probablement transposables, les grands modèles restent virils en ce domaine. Surtout, l’initiateur propose placidement de laisser de côté l’expérience probable des adolescents du 21e siècle pour consacrer des pages à « l’amitié idéale » exemplifiée par Montaigne et La Boétie. Si l’amitié passe pour le lecteur moins par l’admiration élitiste que par l’estime – notamment celle de la différence –, si le cercle de ses amis lui paraît non pas évident mais incertain et fluctuant, le voici prié de faire un effort spéculatif et de laisser ses questions au seuil du livre.
Contrairement au précédent, et sur un sujet autrement délicat, l’ouvrage Obéir ? Se révolter ? remplit quant à lui pleinement sa fonction : ordonner la complexité de ce qui est, rendre possible un trajet intellectuel qui soit à la fois un parcours de reconnaissance et un parcours d’étonnement.

 

Lecture pour toutous

Lecture pour  toutous
Lionel Koechlin
Gallimard, 2012

A l’école de Lionel Koechlin

Par Dominique Perrin

L’instituteur Totof se voit annoncer qu’on manque d’élèves et que sa classe restera vide cette année-là. La porte étant restée ouverte, voici que des chiens s’installent à la place des élèves. L’instituteur parviendra-t-il à leur apprendre à lire – à les y motiver, les y contraindre ? Lionel Koechlin offre ici un nouveau récit d’une apparente et désarmante candeur, riche en questionnements latents.
Pourquoi l’école manque-t-elle d’élèves quand elle abonde en professeurs ? Est-il possible qu’au moins un chien, assidu et courageux entre tous, apprenne à lire ? Comment le maître de ce chien, qui a lui oublié comment on lit, se fraie-t-il un chemin au quotidien ? Enfin, un chien pourra-t-il apprendre à Totof comment nager ? On voit ici qu’on s’interroge beaucoup en sous-main dans ce livre sur ce qu’est et peut un « maître »…

 

Liberté

Liberté
Paul Eluard, Anouck Boisrobert et Louis Rigaud
Flammarion, 2012

Liberté, je déploie ton nom

Par Dominique Perrin

On sait que ce plus fameux des poèmes d’Eluard semble ne jamais devoir s’avouer fini. Dans cet album aux tons à la fois doux et tranchés, à la matérialité  surprenante et signifiante, la continuité des vers obstinés et lumineux et la superposition patiente des pages esquisse la complexité d’un paysage – substrat géologique, milieu végétal, présence humaine et animale, verbe inscrit dans la calligraphie du monde. Mais ce paysage se déplie aussi, et l’album s’allonge alors encore et encore – comme pour faire le tour de la table familiale autour de laquelle les enfants courent autant de fois qu’ils ont d’années pour fêter leur naissance. Cette épure iconopoétique a pour point d’orgue la photographie d’un groupe de maquisards du Vercors en 1943, dont les sourires percutent l’esprit autant que l’œil – sans paratexte superfétatoire.

 

La maison de Yu Ting

La maison de Yu Ting
Anne Thiollier

HongFei, 2012

« Deviens ce que tu lis »

Par Dominique Perrin

Pourvoyeuses de beaux récits à mi-chemin entre orient et occident, de forme souvent assez classique, les éditions HongFei donnent ici un album marquant par sa forme atypique, tout à fait familière et déconcertante à la fois. L’ouvrage explore simultanément deux principes esthétiques. Au plan du texte, il fonctionne par expansion progressive d’un premier noyau verbal (« La maison /de Yu Ting »), auquel s’agrègent de page en page différents compléments (qui l’insèrent à terme dans un texte complexe). Au plan de l’image, l’ouvrage explore le double enjeu du cadrage et de l’angle de vue : plongée sur la maison et son jardin intérieur, vue de la grand-mère de dos en train d’y coudre, gros plan sur le nécessaire à couture posé à terre, point de vue haut perché du chat noir poursuivant un criquet dans l’arbre du jardin… Il faut relire l’album comme un poème proposé à la mémoire de ses lecteurs, simple et complexe, prévisible et foisonnant, agrémenté de visions qui désamarrent en chacun l’esprit de rêverie le plus vagabond.

 

La Fille verte

La Fille verte
Vincent Cuvellier, Camilla Engman
Gallimard, 2012

Daphné adolescente

Par Dominique Perrin

Une collégienne arrive dans un nouvel appartement, dans une nouvelle ville. Ballotée entre les usages familiaux et ses propres aspirations, elle élit mentalement domicile dans le fond ensauvagé du jardin de son immeuble. La première lecture de ce récit amplement illustré peut laisser charmé et dubitatif à la fois. L’écriture ne manque ni de liberté ni d’élégance ; le texte et l’image forment une unité assurément singulière, au service d’une narration que la subjectivité radicale de la première personne permet de laisser flotter entre récit de vie réaliste, onirisme poétique et investigation fantastique.
Un tel flottement est indéniablement intéressant et périlleux. Le caractère à la fois référencé (il semble y avoir notamment là du Le Clézio) et bizarrement imprévisible de cette œuvre appelle, la chose n’est pas si fréquente, une relecture qui permette de saisir sa dynamique intime : celle d’une métaphore, assez audacieuse, assez réussie, de l’adolescence – peinte sous l’espèce d’une jeune fille hibernant plénièrement et dangereusement dans le monde végétal, le temps de se retrouver en phase avec son propre corps et avec ses semblables.

Emilie au marché

 Emilie au marché
Domitille de Pressensé

Casterman, 2012

D’une génération à une autre, le regard d’Emilie

Par Dominique Perrin

Voici l’attachante Emilie au chaperon rouge en route avec son frère vers le marché aux fruits et aux légumes, aux fromages, aux fleurs et aux poissons. Bien que la très grande classe de trait et d’écriture des albums des années 70 n’ait pu sortir intacte des opérations d’actualisation esthétique présumées nécessaires à leur poursuite, les enfants du 21e siècle peuvent continuer à se délecter des aventures d’une petite fille aux allures certes désuètes, mais au tempérament toujours bien trempé. Si le présent album semble d’abord sacrifier – non sans charme d’ailleurs – à un principe d’utilité documentaire sur le « petit monde du marché », on retrouve finalement le sel poétique des décisions d’Emilie au cœur d’une narration associant classicisme et art de l’ellipse.