Le Papillon Voyageur

Le Papillon Voyageur
Susumu Shingu
Gallimard jeunesse, 2012

Quand le documentaire s’épure

Par Dominique Perrin

Un jour, pendant le bref été du Nord…

Œuvre d’un grand sculpteur, peintre à ses commencements, Le papillon voyageur évoque les six mois que dure la vie des papillons monarques. Parfaite épure documentaire, l’album réalise un équilibre rarement atteint, mais aussi rarement visé entre la transmission d’informations puissamment signifiantes sur le monde qui nous entoure et le pouvoir d’évocation dynamique de la double page illustrative à l’italienne. Si le thème visuel de la métamorphose et l’immense sobriété du texte rappellent les œuvres pionnières de Iela et Enzo Mari, l’intensité propre à l’enquête documentaire nue, dédiée sans médiation fictionnelle ni jeux de langage au mystère du vivant, apparaît ici indépassable. Ce livre, comme la pensée qui l’irrigue, est de toute beauté.

 

Grigrigredin menufretin ; Les Habits neufs de l’empereur

Grigrigredin menufretin
Conte d’après les frères Grimm, ill. Nathalie Ragondet
Les Habits neufs de l’empereur

Conte d’après Hans Christian Andersen, ill. Bérengère Delaporte
Flammarion Père Castor, 2012

Contes traditionnels au présent

Par Dominique Perrin

Les contes traditionnels continuent à « craquer sous la dent » (selon l’expression de l’auteur-éditeur Christian Bruel pour désigner les plaisirs les plus stimulants de la littérature pour la jeunesse) dans la précieuse collection souple du Père Castor.
La perle d’humour et d’efficacité narrative donnée par Andersen en 1837 d’après une matière espagnole y semble avoir la patine de nombreux siècles, sans parler de Grigrigredin menufretin, dont la logique exotique et familière à la fois offre un frais voyage dans un imaginaire à mi-chemin entre inventivité populaire et stéréotypes sociaux. Les textes sont légèrement adaptés, les illustrations assez plaisamment croquées ; et la dédicace de l’illustratrice des Habits neufs – « Pour Ameline et sa garde-robe » – rappelle  l’actualité de ces fantaisies en matière de mise à distance de l’engouement humain pour la richesse et pour ses étalages.

Les rêves de Trotro

Les rêves de Trotro
Bénédicte Guettier
Gallimard jeunesse, 2012

« Faut qu’ça bouge »

Par Dominique Perrin

Les rêves de Trotro continuent la saga du petit âne sous la forme de six généreuses doubles pages de pop-up. Trotro rêve qu’il est tout petit, qu’il vole comme un oiseau, avec les oiseaux ; qu’il cuisine dans la jungle, danse – mais un peu à l’étroit – dans le ventre d’une baleine, échappe à un dinosaure… et se réveille plein d’allant en offrant aux jeunes lecteurs la recette appétissante et facilement réalisable du gâteau dont il a rêvé. L’ensemble est une grande simplicité – malgré divers clins d’œil à Alice et à Pinocchio, à Tarzan et autres remonteurs de Temps  –, et le mouvement des pages cartonnées inventif et loufoque – par là pleinement à même d’enchanter des lecteurs friands de surprenantes manipulations.

Moi, j’aime quand maman

Moi, j’aime quand maman
Arnaud Alméras, Robin
Gallimard, 2012

Sur un air connu qui perd de son charme

Par Dominique Perrin

Saisir et restituer, bout-à-bout, les instantanés heureux d’un quotidien relationnel oscillant entre routine et  révélation, voilà beau temps que cette fonction de la littérature a été mise en œuvre à destination de la jeunesse. La magie continue probablement à opérer sur les jeunes lecteurs du présent album, sans doute un peu plus âgés que ceux des nombreux ouvrages antérieurs d’Elisabeth Brami sur le même thème.  Mais presque tout ici relève du fonctionnement : peu de fraîcheur poétique dans ces pages que les dessins décalés de Robin ne parviennent pas à sauver de leur énorme conformisme social ; les scènes renvoient avec candeur à un monde bourgeois, sans doute parisien, que connaissent sans doute nombre de leurs lecteurs effectifs, mais qui ne reflète l’expérience que d’une partie bien délimitée de la population actuelle. Et surtout, foin de ces « moi, je » martelés à des enfants qui ont, bien plus qu’à dire « moi », à apprendre encore à dire « j’aime » – et à comprendre que l’unicité ni même l’originalité ne sont des valeurs en soi.

Les Pakomnous

Les Pakomnous
Anne Jonas, Christophe Merlin

L’Edune, 2012

« En ces temps lointains, le monde s’occupait doucement de ses commencements »

Par Dominique Perrin

La fable est ancienne comme l’humanité, et son humour piquant aussi : deux peuples vivent en ennemis chacun de leur côté d’un fleuve, jusqu’à ce qu’un(e) innocent(e) convertisse la défiance atavique en désir de rencontre. L’histoire n’a pas une ride, et rayonne de tous ses feux sous les plumes d’Anne Jonas et de Christophe Merlin, qui semblent la réinventer, l’une dans une écriture « des commencements » associant de façon remarquable simplicité syntaxique et puissance métaphorique, l’autre dans un style graphique évoquant ici une tradition populaire russe mâtinée de clins d’oeil à Nicole Claveloux, là les stables paysages de Cézanne.

 

Au creux des îles

Au creux des îles
Chantal Couliou, Evelyne Bouvier
Soc et Foc, 2012

Au creux des temps

Par Dominique Perrin

La rumeur de la nuit,
l’océan sans limite
qui s’effondrent sur le sable épars.
La vie passe
tel l’effleurement du temps
soutenu par un vent épuisé. 

De Brest – ses oiseaux, ses grues, ses arbres, ses pluies – à « l’île » – ses arbres, ses fondrières, ses vents, ses sels – Au creux des îles tend des filins entre autobiographie d’inspiration existentialiste et géopoétique d’inspiration guillevicienne, en vis à vis d’une peinture concise, où chaque touche de pinceau engendre une vision. Si l’ambition de saisir le spectacle du monde par les voies d’un langage anthropomorphisant paraît le plus fécondement aboutie dans les poèmes consacrés résolument à « l’île », l’entêtement de chacun à dénuder son propre paysage verbal appelle l’admiration.

Je cuisine naturellement léger et pas cher

Je cuisine naturellement léger et pas cher
Aude Le Pichon, Annette Marnat
Flammarion (Père castor), 2012

 

Par Dominique Perrin

Les quatorze recettes proposées ici sont accessibles et alléchantes, classées en entrées, plats et desserts, selon une échelle de coût allant dans une fourchette tout à fait raisonnable de « pas cher » à « plus cher ». Mais l’originalité de ce livre de cuisine solidement cartonné réside dans son inscription effective dans le vaste domaine de la littérature de jeunesse.

Le texte présente de véritables qualités pédagogiques, et les illustrations en hommage à la ligne graphique du Père Castor et en clin d’œil à de nombreux contes de fées sont d’efficaces déclencheurs d’appétence pour cette fonction aux enjeux sans âge : faire et offrir à manger. Il n’est pas jusqu’aux motifs intermédiaires de pièces, porte-monnaie et bourses au signe de l’euro qui n’évoquent de façon engageante le nerf de tant de belles histoires de gourmandise et de nutrition. Seule discordance toutefois dans le beau projet d’éducation à la responsabilité tous azimuts que porte l’ouvrage – son impression en Chine.

Jabberwocky le dragragroula

Jabberwocky le dragragroula
François David, Raphaël Urwiller, d’après Lewis Carroll
Sarbacane, 2012

« Sur la terre sous les cieux rôde le dragragroula qui terrifige qui scogneugneute qui ravageolle sous l’éther silencieux »

Par Dominique Perrin

Voici la chanson de geste de Jabberwocky, vainqueur du bien nommé dragragroula, monstre à figure de dragon et corps en muraille de papier tantôt déroulé sur la plaine infinie, tantôt sinuant entre les arbres de la forêt. Cette revisitation francophone de la fantaisie de Lewis Carroll par deux grands auteur et illustrateur est une merveille de stylisation graphique en deux couleurs, et un condensé d’humour verbal. Tout ceci n’inspire qu’un seul regret : que la réécriture d’un tel chef-d’œuvre de subversion épique à destination de l’enfance n’ait pu prêter une potentialité féminine à son protagoniste. Une réplique comme : « à présent, mon fils, file ! » semblait y inviter ? Les petites filles d’aujourd’hui méritant de se concevoir sans détours en chevalières porteuses de « l’épée humouristible/ qui zigouille tous les oiseaux de malheur » ­ comme, assurément, les petits garçons en Alice.

Bébé de qui ?

Bébé de qui ?
De La Martinière Jeunesse, 2012

Dans les yeux du nouveau-né

Par Dominique Perrin

De la moufette et du busard cendré, du phoque et de l’axolotl – mais aussi de la poule, du cochon et de la baleine à bosse – le jeune lecteur est ici invité à découvrir les visages à la naissance, puis, soulevant un système de rabats comme on ouvre un cadeau, à l’âge adulte. C’est un beau présent fait à la curiosité et à l’empathie des petits et plus grands à l’égard du règne animal. Le parti pris des concepteurs et photographes – non crédités, selon quelque étrange coutume – est de mimer par un cadrage très rapproché un face-à-face, voire un yeux-dans-les-yeux avec les nouveaux-nés, les sujets adultes faisant l’objet de plans en pied laissant apercevoir un cadre de vie.

Si cet imagier aux choix esthétiques bien tranchés et tout à fait défendables est destiné aux « tout-petits », on s’explique en revanche mal la présence d’un texte documentaire beaucoup plus convenu dédié aux mensurations, au régime alimentaire et autres caractéristiques. Sous les rabats de chaque double page, le très jeune public visé aimerait sans doute assez se plonger pleinement, sans vélléité encyclopédique, dans la rencontre à portée philosophique avec ces animaux photographiés « au visage ».

La terre est rouge

La terre est rouge
Philippe Latger, Robert Sanyas
Soc & Foc, 2012

Singulier sensible

Par Dominique Perrin

 « Ici la terre est rouge.
Le sang s’est répandu en granules de terre pour nourrir la vigne.
Elle pousse dans ma gorge.
C’est ici que je suis né. »

Poète du quotidien jonglant entre l’instant, le jour et les années inembrassables, Philippe Latger fait d’un lieu fondamental – le perpignanais, rendu par lui humable et palpable –, la source d’un rapport au monde d’une acuité et d’une ouverture souvent saisissantes. L’ancrage très évident de cette poésie dans notre aujourd’hui semble à la mesure de son insertion dans une tradition lyrique très longue, à la fois populaire et savante, égotiste et intimement tournée vers ce qui n’est pas lui. Les éditions Soc & Foc offrent ici une rencontre avec un fil de ferriste de la sensation faite verbe ; la présentation écrite de cette parole si bien faite pour la profération trouve dans l’œuvre de Robert Sanyas un répondant sensible à sa mesure – en direction d’un public nettement tourné vers l’âge adulte.