La Femme du potier

La Femme du potier
Kuro Jiki (Thierry Dedieu)
HongFei 2020

De la femme du potier au mari de la céramiste…

Par Michel Driol

Ahmad Reza est un excellent potier, formé auprès d’un maitre prestigieux, et dont toute la production suit les règles ancestrales. Sa femme n’a pas le droit de pénétrer dans son atelier, mais elle l’observe en cachette.  Un jour que son mari est parti à la ville voisine chercher un prix, elle ose façonner un pot à mains nues. Et elle continue, dans la cabane, au fond du jardin, en secret, jusqu’au jour où elle est surprise par son mari et un marchand d’art. Ahmad Reza s’excuse car aucune loi n’est respectée, tout est dissymétrique, irrégulier. Mais c’est elle que l’on vient voir : on félicite son mari, car elle a tout appris en l’observant, mais on la vénère comme artiste, au point que son mari cassera toute sa propre production pour devenir le mari de la céramiste.

Thierry Dedieu, dont la notice finale indique qu’il débute dans l’art de la céramique, choisit un pseudonyme pour raconter cette histoire qui offre au moins deux niveaux de lecture. D’une part, il est question des relations homme femme, de la place de la femme dans la société, de son émancipation, et de la façon dont peuvent évoluer les rapports de couple. D’autre part, il est question de deux conceptions de l’art : l’art officiel, qui respecte des lois, des principes, se transmet d’une génération à l’autre,  et un art plus intuitif, qui certes a besoin de techniques, mais s’affranchit des codes pour retrouver un aspect primitif. L’histoire de l’art est faite de ces oppositions.

Comme toujours avec Thierry Dedieu, les illustrations sont très expressives, et se réduisent à l’essentiel sur un aplat de couleur vivre. Des personnages vêtus de noir y côtoient une cabane noire aussi, des instruments de potier et des pots. Mais tout est porteur de sens : la taille, l’attitude des personnages, leurs regards… pour dire progressivement l’inversion des relations au sein du couple.

Un album qui réussit à allier une très grande simplicité et la complexité des problèmes qu’il aborde.

Le Secret du clan

Le Secret du clan
Gilles Baum – Illustrations Thierry Dedieu
HongFei éditions 2020

Il y a des choses qu’on peut admirer sans comprendre

Par Michel Driol

Comme chaque été, un grand-père accueille sa petite fille dans son ile de pêcheurs. Elle remarque qu’il a un crabe tatoué sur l’avant-bras, comme quelques autres insulaires, et, le soir de la fête des âmes, elle le montre à son grand père. Un peu plus tard, il l’emmène avec lui voir un crabe géant, secret du clan, et lui donne, avant son départ, un crabe origami.

Cette histoire, simple en apparence, qui reprend les codes de l’enquête sur une chose étrange, offre différents niveaux de lecture. D’une part il est question de la relation entre une petite fille et son grand père, de ce moment de complicité que constituent les vacances. Il est question aussi de la relation entre la science et l’expérience, l’instituteur prouvant qu’il va faire beau, alors que le grand père sait qu’il va pleuvoir. Il est question d’héritage culturel, qui saute une génération : le père a quitté l’ile, lui tournant le dos, c’est à la petite fille de s’emparer de cette histoire familiale, selon le vœu de la grand-mère décédée. Il y est question de la nature, surprenante, à observer, à admirer, à protéger. Il y est enfin question d’initiation, de recherche d’une transcendance, symbolisée par ce crabe majuscule, majestueux, quelque chose comme la recherche du sacré, qui dépasse les générations, réunit vivants et morts dans la contemplation de quelque chose à admirer, sans forcément le comprendre. Tout ceci est suggéré dans un texte énoncé par la petite fille, dans une langue d’une grande simplicité, un texte qui se veut aussi concret et factuel que possible, mais qui donne la parole au grand père pour justifier les raisons du secret et le mettre à distance par rapport aux pouvoirs établis (science, argent, forces de l’ordre)..

Les illustrations de Dedieu  se concentrent sur les personnages, en faisant disparaitre tout arrière-plan pittoresque. Cette extrême stylisation ne conduit donc pas dans un extrême orient de pacotille, mais tente, à la façon peut-être d’une esquisse, d’en dire l’essence même, en parfait écho à l’album.

Un bel album qui signe ici la dixième collaboration entre ses deux auteurs.

Les Mots sont des oiseaux

Les Mots sont des oiseaux
Marie Sellier – Illustrations de Catherine Louis
HongFei éditions 2020

Le merveilleux voyage de Petit Frère

Par Michel Driol

Petit Frère et Grand Frère, main dans la main, traversent la forêt pour aller au bord de la mer rejoindre Shu. Shu et Grand Frère, qui sont amoureux, ne s’occupent plus de Petit Frère, qui s’ennuie. Alors, il écrit sur le sable l’histoire des oiseaux, et rêve qu’il s’envole avec eux…

Cet album parle de solitude et d’imaginaire. Comment lutter contre ce sentiment d’abandon que ressent Petit Frère, mais que ressentent aussi nombre d’enfants quand les parents sont trop occupés pour leur accorder l’attention nécessaire ? Par l’écriture, même si on ne sait pas écrire, et Petit Frère dessine des mots-symboles, presque des idéogrammes. Puis il rêve qu’il voit le monde autrement, de plus haut, et le monde en est transformé. Pirouette finale, il ne livrera pas son rêve à Shu et Grand-Frère : le secret ne sera partagé qu’avec le lecteur. L’album dit cette nécessité d’avoir une vie intérieure riche, un imaginaire nourri par l’observation de la nature environnante, mais aussi de cultiver son jardin secret.

L’écriture de Marie Sellier est poétique, en particulier par l’usage des métaphores et des comparaisons, dès le titre, dès les premières pages, avant même le rêve de Petit Frère : façon de laisser percevoir au lecteur un autre monde perçu par l’enfant, d’introduire à cet autre monde que la poésie donne à voir. Les illustrations de Catherine Louis montrent un univers en noir et blanc, un univers essentiellement naturel, forêt, plage, oiseaux. Une touche de rouge rehausse chaque page (baies, chapeau, chaussures) et n’est pas sans rappeler les sceaux rouges chinois  dont on trouve aussi de avatars dans des rectangles : pieds, personnages.

Un album vraiment emblématique des éditions HongFei. Le mot HongFei 鴻飛 , « Grand oiseau en vol » en chinois, est emprunté à un poème de SU Dongpo (XIe s.) qui compare la vie à un grand oiseau. S’envolant librement à l’est et à l’ouest, l’oiseau survole des montagnes enneigées où il laisse des empreintes sans s’y attacher. (Définition reprise du site de l’éditeur)

Voyage au centre de la Terre

Voyage au centre de la Terre
D’après Jules Verne – Illustration de Marjorie Béal
Balivernes 2019

De l’Islande au Stromboli

Par Michel Driol

Quand le professeur Lidenbrock et son neveu trouvent un message secret contenant le moyen d’accéder au centre de la terre, ils n’hésitent pas. Descendant par un volcan en Islande, rencontrant des animaux préhistoriques et des champignons géants, ils finiront par ressortir par le Stromboli…

Marjorie Béal continue d’adapter pour les plus petits (petit format, pages cartonnées, peu de texte sur chaque double page) les romans de Jules Verne. Sont sélectionnés les  épisodes les plus dramatiques, résumés dans une langue simple, au présent, une langue avec de nombreuses marques d’oralité adaptées au public : exclamations… Le nombre de personnages est réduit au professeur et à son neveu – plusieurs images montrant en fait trois personnages. Les illustrations, très colorées, très stylisées, sont aussi très lisibles, et actualisent les décors et les costumes : rien ne fait XIXème siècle.

Le roman de Jules Verne perd ses dimensions didactiques et scientifiques pour devenir ainsi un album d’aventures qui ne manque pas de charme dans une espèce de représentation naïve d’un monde mystérieux. Un album qui suscitera peut-être des vocations d’explorateur !

Cherche et trouve… dans les contes de fées

Cherche et trouve… dans les contes de fées
Thierry Laval et Yann Couvin
Seuil Jeunesse 2019

Où sont Cendrillon, Barbe Bleue et les autres ?

Par Michel Driol

Dans le collection Cherche et trouve, voici les conte de fées. Le livre se présente comme une série de 5 doubles pages à rabats Sur les rabats, l’indication de quelques contes et la représentation de quelques personnages, ou objets qu’il va falloir trouver, une fois les rabats ouverts, dans le paysage représenté par  l’image en double page. Celui-ci est comme il se doit, fort animé et plein de détails croustillants.

Voilà un album qui permettra de revisiter des contes connus ou moins connus, mais aussi des fables de la Fontaine. Du côté des contes, les principaux éléments sont représentés, permettant au lecteur de se remémorer l’histoire. Les fables, elles, ne sont pas titrées : on nomme dans les rabats les personnages, sans plus. Ajoutons à cela quelques animaux à chercher (grand tétras ou élan, par exemple) qui ne relèvent pas du domaine des contes ou des fables.

Un album jeu divertissant pour développer le sens de l’observation, et se souvenir d’histoires connues.

Le Lac de singes

Le Lac de singes
Elise Turcotte – Illustrations Marianne Ferrer
De La Martinière Jeunesse 2020

Quand dyslexie rime avec poésie

Par Michel Driol

Quand elle est fatiguée, la mère du jeune narrateur mélange les syllabes. Les deux vivent alors dans un univers poétique où sonnent les floches de Noël, où l’on désert la table. Parfois, dans les musées, on jette un regard noir à la mère, qui lit mal les inscriptions. C’est que son cerveau va trop vite, pense l’enfant. Une nuit, après le lapsus lac de singes – sac de linge sale, il rêve, se retrouve dans un pays merveilleux, où se baignent des singes dans un lac. Et l’enfant de se baigner avec les singes. Au réveil, sa mère lui tend un pull à tête de singe qu’elle a trouvé dans le lac de singes…

Avoir recours à la poésie pour parler des troubles du langage est à coup sûr une très bonne idée. On avait chroniqué ici l’excellent Ma mamie en poévie, de François David. Le Lac des singes est un album différent, bien sûr, mais tout aussi réussi. D’abord par sa première partie, très réaliste, montrant le lien affectif très fort entre l’enfant et la mère, passant dans l’image par les regards, les mains serrées, la transformation de l’univers familier en un monde magique où la table est vraiment devenue un désert. Cela passe aussi par le choix des lapsus et autres inversions, qui ouvrent tous à un univers merveilleux et poétique, à une sorte de réalité augmentée, à une autre façon de percevoir le monde qui nous entoure – ce qui est le propre de la poésie. La deuxième partie, très différente, entraine le lecteur dans un autre univers, à la fois celui du rêve et de la langue. On ne se risquera pas ici à une interprétation psychanalytique, on rappellera juste les liens entre rêve, inconscient et langage pour Freud ou Lacan : loin du regard des autres, l’enfant se retrouve en communion avec les animaux, dans un principe de plaisir généralisé. Comme dans tout récit fantastique, un objet transitionnel à la fin laisse planer le doute sur la réalité ou non des épisodes qui échappent à la réalité.

Voilà donc un album qui conduit à changer le regard envers ceux qui sont affectés de troubles du langage. Il signale à quel point les erreurs peuvent être créatives pour peu qu’on les regarde  différemment, avec un regard bienveillant et enfantin, en les acceptant et non en s’en défiant. Mais rien de moralisateur dans cet album qui ne se veut pas donneur de leçons : c’est la narration qui est porteuse de ces valeurs, c’est le texte qui dit la beauté des lapsus, c’est l’image qui montre l’affection et l’amour.

Dyslexie, dysphasie : autant de mots et de réalités qui font peur et que ce bel album – canadien dans sa première édition – éclaire d’un regard différent et positif.

 

Quelle est ma couleur ?

Quelle est ma couleur ?
Antoine Guilllopé, Géraldine Alibeu
la Joie de lire, 2010

La ronde des couleurs et des êtres

Par Anne-Marie Mercier

La question posée par le titre est l’équivalent d’un « qui suis-je ? » aux yeux des autres, et même dans l’absolu. Un enfant médite sur le fait qu’il est arabe pour les Français, français pour les Arabes, qu’il est un maitre pour son chien, un élève pour son maitre, qu’il est, selon les regards, d’Afrique ou d’Europe… Quelle est la couleur du Français, au fait ?

Les illustrations de Géraldine Alibeu qui placent l’enfant isolé dans de vastes espaces colorés (piscine, plaine jaune ou rouge, ciel nocturne…) montrent bien le désarroi de l’enfant, comme sa volonté de comprendre.
Le regard qu’il porte sur son chien ouvre et clôt l’album : l’animal est lui aussi un mystère (que pense-t-il ?) mais il aime sans faire de distinctions et d’ailleurs, « il est de toutes les couleurs ! »

Horribles énigmes

Horribles énigmes
Victor Escandell – Textes d’Ana Gallo
Saltimbanque 2020

Jouer avec les monstres

Par Michel Driol

Le livre jeu commence par trois doubles pages de mode d’emploi : comment jouer seul ? A plusieurs ? Comment utiliser le décodeur qui permet de déchiffrer les réponses, écrites en langage codé… Puis arrivent les 10 énigmes, qui concernent 10 « monstres » mythologiques, légendaires  ou littéraires : on croisera ainsi loup garou, zombies momies, fantômes, Dracula ou Mr Hyde… Chaque personnage est présenté, replacé dans son contexte littéraire ou sa légende, avant d’être l’objet d’une mini fiction abondamment illustrée se terminant par une question posée au lecteur, faisant surtout appel à son sens de l’observation et de déduction.

Les différentes énigmes, de difficulté variable, peuvent toutes être résolues. Elles mettent presque toutes en scène un enfant confronté aux créatures fantastiques. Rien d’horrible ou d’effrayant pourtant : les illustrations sont là pour dédramatiser les choses et conduire les lecteurs dans un univers ludique. Le texte est souvent doublé par une illustration où le personnage s’exprime dans une bulle, façon bande dessinée.  Par son côté documentaire, l’ouvrage permettra de rendre familiers aux enfants certains monstres peu connus.

Un livre jeu amusant et permettant de faire fonctionner ses petites cellules grises.

Un livre pour savoir à quoi ça ressemble d’être un adulte

Un livre pour savoir à quoi ça ressemble d’être un adulte
Henry Blackshaw
Seuil Jeunesse 2020

Il nous fallut bien du talent pour être vieux sans être adulte…

Par Michel Driol

Tout commence par l’adresse au lecteur : Chers enfants, saviez-vous que tous les adultes ont un enfant qui vit en eux ? A partir de là, le livre radiographie quelques adultes, et donne à voir l’enfant qui est en eux : quand ils dansent, veulent un nouveau gadget, ont des peurs irrationnelles ou sont amoureux. Puis l’ouvrage donne des conseils aux enfants d’aujourd’hui pour ne pas oublier leur côté enfantin, de façon à rendre la vie plus amusante.

Graphiquement, tous les adultes sont représentés en couleur, avec en eux, un enfant en blanc avec des contours noirs, comme une silhouette de fantôme qui vit en lui. Et autant les adultes sont ridicules, autant les enfants sont joyeux et dynamiques. Car, si le corps grandit, reste une part inaltérable de l’enfance et des comportements enfantins. C’est cette part-là que l’ouvrage invite à conserver, voire à cultiver,  avec tendresse et humour.

Bien sûr, on songe à l’analyse transactionnelle qui identifie trois états du moi – enfant, adulte, parent –  comme fondement théorique à cet ouvrage qui n’en est surtout pas un traité. Il s’agit de conduire chacun à accepter que les conduites ne sont pas toujours rationnelles, qu’il y a une part d’émotion et de plaisir dans chacun de nos comportements, et que les émerveillements de l’enfance ne doivent pas être oubliés.

 

 

Abécédaire des métiers imaginaires

Abécédaire des métiers imaginaires
Anne Monteil
Little Urban 2020

Que veux-tu faire, quand tu seras grand ?

Par Michel Driol

De l’attrapeuse de chat dans la gorge au zoologiste de créatures fantastiques, en passant par le jockey de cheval de manège et l’onduleur de lacets de chaussures, l’album énumère 26 métiers aussi improbables les uns que les autres, mais dont l’utilité sociale ne fait aucun doute : celle d’amuser le lecteur ! Comme pour tout abécédaire, il faut de la rigueur et de la régularité : page de gauche, un court texte décrivant le métier, et une illustration page de droite montrant le professionnel en action.

Qui sont ces professionnels ? Pour l’essentiel des animaux, humanisés, inscrits dans un contexte tantôt urbain, tantôt rural, selon le métier. On croisera ainsi un loup, un bouc, un cerf… Mais on trouve aussi des humains, souvent dans des métiers en relation avec les animaux (réels ou fictifs) : l’attrapeuse de chat dans la gorge, ou la démaquilleuse de pandas. Quant aux activités, nombre d’entre elles sont en relation avec les enfants : nettoyeuse de doudou, barbier de barbe à papa. Beaucoup d’autres sont en relation avec la météo. D’autres enfin s’inscrivent presque dans une perspective étiologique comme la saleuse de mer…

Le recueil relève d’une poésie surréaliste – on songe à la fameuse rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre. Les textes incitent à rêver, se moquent doucement de nos ennuis récurrents (les chaussettes orphelines), voire de nos contradictions comme le xyloglotte bûcheron qui, après avoir écouté les arbres, est devenu un bûcheron qui les rassure avant de les tuer ! L’humour est omniprésent, tant dans les noms de métiers, qui reprennent souvent des expressions figées pour leur redonner sens, que dans les bons mots ou dans les situations montrées, très colorées, qui regorgent de petits détails croustillants.

On feuillette donc cet ouvrage à la recherche d’un autre mode de vie plein de fantaisie, qui fait apparaitre des emplois et des destins auxquels on n’aurait pas songé. Un ouvrage qui donne à la poésie et à l’imaginaire tous ses droits !