Vorace

Vorace
Guillaume Guéraud
Rouergue 2019

Peur sur la ville

Par Michel Driol

Léo, un adolescent orphelin, a quitté le sud pour s’installer à Paris, avec son chien Tchekhov. Il vivote d’un peu de mendicité et de deal, puis fait la rencontre d’une jeune roumaine, Cosmina. Les deux ados deviennent amoureux et s’installent dans un squat avec la famille de Cosmina. Pendant ce temps, des rats, puis des chats, des chiens, des bébés, des enfants, des adultes disparaissent, happés par une chose invisible, que sent Tchekhov, et que Léo aperçoit quelque peu grâce à une déformation de sa vision. Il devient donc témoin privilégié pour la police, puis pour les scientifiques.

Parmi les remerciements qui ouvrent le roman, on trouve George Méliès, Karl Marx, Pierre Bourdieu, Charles-Ferdinand Ramuz, des films comme Alien, l’Œuf du Serpent ou Godzilla… De la culture populaire et de la culture savante… Et il y a de tout cela dans ce roman qui se ne réduit pas à une histoire d’épouvante. Le mystère reste entier sur cette chose, pas vraiment une bête, vorace, qui fait disparaitre des êtres de plus en plus gros, mais épargne Léo, son chien, et son amie. De fait, elle ne se nourrit que de peine et de haine, laissant la vie sauve aux déshérités. Dimension sociale donc pour le phénomène décrit par ce roman à travers une histoire fantastique. Et l’auteur convoque tous les éléments du fantastique et de l’épouvante : la disparition subite, le mystère, l’inconnu, le danger qui rôde, et l’incapacité à identifier clairement le phénomène surnaturel en cause : bête, rayonnement magnétique ? Au-delà, c’est aussi la question de l’autorité – en particulier de l’autorité scientifique –  qui est posée. Impuissance de la police, incapacité des sciences dures à trouver une solution, peut-être aurait-il fallu se tourner vers les sciences humaines ? Cette réécriture des histoires d’épouvante autour des « aliens » vaut bien par la pluralité des lectures qu’elle permet. Le roman joue de l’alternance de deux types de chapitres : les uns, en italique, adoptent un point de vue général, les autres, en caractère romain, racontent l’histoire de Leo et de Cosmina. Ce dialogisme, qui diffracte les points de vue, rend encore plus sensible la difficulté à percevoir la nature même de la chose qui grossit au fil des pages, que personne ne parvient à comprendre. Enfin, dans les temps de pandémie que nous vivons, ce roman, publié en 2019, a quelque chose de prémonitoire pour signaler un danger auquel nos sociétés sont confrontées, et notre incapacité à pouvoir le résoudre.

Entre roman d’amour, policier, fantastique, et réalisme social un roman dont on attend avec impatience la fin…

L’Ickabog

L’Ickabog
J.K. Rowling
Gallimard Jeunesse 2020

La petite fille dans les eaux boueuses du marécage…

Par Michel Driol

Cornucopia est un véritable royaume de Cocagne, dirigé par son roi Fred sans Effroi, si l’on omet les marécages du Nord où sévit l’Ickabog, un monstre légendaire auquel personne ne croit. Jusqu’au jour où un berger annonce au roi qu’il l’a vu. Afin d’accroitre sa popularité, le roi lance une désastreuse campagne militaire contre le monstre : désastreuse car elle révèle la lâcheté du roi et de ses deux amis, dont l’un tue, par manque de sang-froid, le chef de la garde. Comment cacher au roi et à la population cet épisode peu glorieux ?

Ecrit en parallèle de la saga Harry Potter, repris à l’occasion du confinement, L’Ickabog laissera peut-être un peu sur leur faim ceux dont l’horizon d’attente a été façonné par Harry Potter, sa complexité narrative, ses différents niveaux de lecture. On a affaire ici à un conte, assumé comme tel dans son énonciation : une conteuse s’adressant de façon directe à son public, dans une langue particulièrement simple. Comme toujours avec l’autrice qui maitrise le rythme, l’imaginaire, la progression narrative, les rebondissements,  le livre est un véritable page-turner que l’on lit d’une traite. Mais qu’on ne s’y trompe pas : ce conte parle de notre époque, des mensonges d’état, des fake-news, de la façon de tromper le peuple par la peur afin d’instaurer un pouvoir autoritaire et personnel. C’est bien de la naissance du fascisme qu’il est question ici, de la façon d’instaurer une dictature, du rôle de l’information et de son contrôle dans ces phénomènes. Comme tout conte, il a sa part de manichéisme : un roi sans envergure, préoccupé plus par son apparence que par le réel souci de l’Etat, deux amis caricaturaux, l’un par sa maigreur, l’autre par sa grosseur, qui vont prendre le pouvoir afin de s’enrichir, véritables esprit du mal, et les gens du peuple, plutôt caractérisés par la bonté, en particulier une fillette, Daisy, qui sera celle qui sauve le pays. Plus finement, cette « fracture » entre le bien et le mal n’est pas sociale : tous les nobles présents ne sont pas mauvais, et dans les gens du peuple, il y a aussi des arrivistes, des mouchards…

Autant que politique, la portée du récit est humaniste : il s’agit de mieux connaitre ceux que l’on prend pour des adversaires, de trouver le moyen de s’allier avec eux pour être plus fort dans un monde plus juste. Il y a là à la fois affaire de sensibilité et de lucidité, en particulier portée par Daisy, véritable héroïne du récit. Il y a là aussi toute une réflexion quasi métaphysique sur ce qu’est donner la vie, sur la façon dont une génération doit mourir pour que l’autre vive, sur les conditions dans lesquelles les premiers instants de la vie sont décisifs sur la façon de se comporter et de voir le monde.

Un récit dans lequel on trouvera l’univers parallèle et de l’autrice dans les noms des villes, des pâtisseries, afin de mieux faire réfléchir le lecteur, même jeune, sur  le monde dans lequel nous vivons.

Mona aux doigts de miel

Mona aux doigts de miel
Marie Zimmer illustrations de Madeleine Pereira
Editions du Pourquoi pas ? 2020

Le merveilleux voyage de Mona au sein de la ruche

Par Michel Driol

En visite avec sa classe chez un apiculteur, Mona se retrouve sur le dos de Meline, qui la conduit au sein de la ruche dont elle est reine et où on a besoin d’elle pour un travail bien spécifique : écrire des slogans sur les banderoles que les abeilles utiliseront pour manifester et dire qu’elles sont en danger.

A travers ce récit merveilleux se pose la question de l’urgence de la sauvegarde des insectes, des abeilles en particulier, menacées par les insecticides. Pourtant, le texte est plein de légèreté. Mona, la narratrice, est une enfant ordinaire que rien ne prédisposait à vivre cette aventure. Chacun pourra donc s’identifier à elle. Avec une certaine naïveté, elle subit sa miniaturisation, et découvre dans la ruche un univers organisé, où chacun a un travail à accomplir. Il y a là comme un clin d’œil à tout un pan de la littérature de jeunesse qui vise d’abord à instruire en faisant découvrir un univers étranger, et on retrouve là les techniques et les codes de nombreux récits. Mais, tout en respectant l’univers des insectes, il y a aussi comme une façon de les anthropomorphiser et de rapprocher leur univers de celui des hommes, mieux connu par l’enfant lecteur : si la ruche est une usine, pour la sauvegarder, il convient de manifester, de se chercher des alliés (Mona, choisie pour ses qualités d’écriture). Enfin, la conclusion, explicite, incite à faire un pas vers l’autre pour dominer ses peurs en le connaissant mieux. Les illustrations mettent l’accent sur le côté enfantin de l’univers représenté (abeilles qui sourient…), mais aident aussi à prendre conscience de la transformation des campagnes par une agriculture chimique mécanisée.

Un récit fantastique destiné aux jeunes enfants, au service de la défense de la cause des abeilles.

 

Quand je suis toi & tu es moi

Quand je suis toi & tu es moi
Preston Norton
La Martinière jeunesse 2020

On a échangé nos corps

Par Michel Driol

Ezra Darvent est un garçon tourmenté, insomniaque, qui rêve d’inviter Imogen au bal de fin d’année. Fan de Johnny Depp, il anime une chaine Youtube parodique et très populaire, mais dont il ne parle pas à ses amis. A la suite d’une éclipse, le voilà qui change de corps avec  Wynonna, tout en gardant ses propres pensées. Ces changements de corps interviennent à intervalles plus ou moins réguliers, avec la crainte qu’ils ne soient définitifs. Vont-ils aider les deux adolescents, à l’aide du corps de l’autre, à régler leurs propres problèmes ?

Ce récit fantastique à la première personne pose la question du genre et de l’identité. Qui sommes-nous ? Comment se construisent nos relations avec les autres, amitié, amour, découverte de la sexualité. Au-delà de la découverte du corps étranger de l’autre auquel il faut bien s’habituer, le roman permet aussi de découvrir les fêlures secrètes, familiales, de ces deux adolescents, dans une petite ville américaine où tout semble lisse et bien réglé. La question du travestissement est aussi mise en abyme avec la comédie montée par la troupe de théâtre du lycée, La Nuit des rois.

Un récit original plein de rebondissements, de quiproquos pour aborder les questions de l’affirmation de soi, de la construction de l’identité et des relations entre garçons et filles.

Elle s’appelait Camille

Elle s’appelait Camille
Lucie Galand
Didier Jeunesse, 2019

A la fin de cet été-là, je n’étais plus un enfant

Par Christine Moulin

Les premières pages laissent craindre qu’on ait affaire à ce qui, décidément, ne cesse de se déclarer comme un poncif en littérature jeunesse: les vacances imposées par les parents, qui s’annoncent désastreuses. Heureusement, tout s’arrange: Elle s’appelait Camille se révèle en fait un roman fantastique (puisqu’il y est question de fantômes) qui fait la part belle à l’analyse psychologique (puisqu’il s’agit en fait de la lourdeur d’une secrète culpabilité, mais aussi des relations tendues entre le narrateur, introverti et sensible, et son frère, « grande gueule » mais fragile). L’écriture sait créer le suspens avec, notamment, des chutes de chapitres qui n’ont rien de nouveau mais qui savent être aussi efficaces qu’une série américaine: « A ce moment-là, je suis véritablement qu’il se passait quelque chose, une certitude physique, urgente. J’ignorais, en revanche, à quel point cette lumière changerait ma vie. Plus rien ne serait comme avant. » (p.24). Finalement, le défaut qu’on pourrait trouver à ce roman, c’est qu’il laisse quelque peu le lecteur sur sa faim: on aurait aimé qu’il nous en raconte davantage. Il y a pire, comme reproche, non?

 

Le Lac de singes

Le Lac de singes
Elise Turcotte – Illustrations Marianne Ferrer
De La Martinière Jeunesse 2020

Quand dyslexie rime avec poésie

Par Michel Driol

Quand elle est fatiguée, la mère du jeune narrateur mélange les syllabes. Les deux vivent alors dans un univers poétique où sonnent les floches de Noël, où l’on désert la table. Parfois, dans les musées, on jette un regard noir à la mère, qui lit mal les inscriptions. C’est que son cerveau va trop vite, pense l’enfant. Une nuit, après le lapsus lac de singes – sac de linge sale, il rêve, se retrouve dans un pays merveilleux, où se baignent des singes dans un lac. Et l’enfant de se baigner avec les singes. Au réveil, sa mère lui tend un pull à tête de singe qu’elle a trouvé dans le lac de singes…

Avoir recours à la poésie pour parler des troubles du langage est à coup sûr une très bonne idée. On avait chroniqué ici l’excellent Ma mamie en poévie, de François David. Le Lac des singes est un album différent, bien sûr, mais tout aussi réussi. D’abord par sa première partie, très réaliste, montrant le lien affectif très fort entre l’enfant et la mère, passant dans l’image par les regards, les mains serrées, la transformation de l’univers familier en un monde magique où la table est vraiment devenue un désert. Cela passe aussi par le choix des lapsus et autres inversions, qui ouvrent tous à un univers merveilleux et poétique, à une sorte de réalité augmentée, à une autre façon de percevoir le monde qui nous entoure – ce qui est le propre de la poésie. La deuxième partie, très différente, entraine le lecteur dans un autre univers, à la fois celui du rêve et de la langue. On ne se risquera pas ici à une interprétation psychanalytique, on rappellera juste les liens entre rêve, inconscient et langage pour Freud ou Lacan : loin du regard des autres, l’enfant se retrouve en communion avec les animaux, dans un principe de plaisir généralisé. Comme dans tout récit fantastique, un objet transitionnel à la fin laisse planer le doute sur la réalité ou non des épisodes qui échappent à la réalité.

Voilà donc un album qui conduit à changer le regard envers ceux qui sont affectés de troubles du langage. Il signale à quel point les erreurs peuvent être créatives pour peu qu’on les regarde  différemment, avec un regard bienveillant et enfantin, en les acceptant et non en s’en défiant. Mais rien de moralisateur dans cet album qui ne se veut pas donneur de leçons : c’est la narration qui est porteuse de ces valeurs, c’est le texte qui dit la beauté des lapsus, c’est l’image qui montre l’affection et l’amour.

Dyslexie, dysphasie : autant de mots et de réalités qui font peur et que ce bel album – canadien dans sa première édition – éclaire d’un regard différent et positif.

 

La Porte

La Porte
JiHycon Lee
L’Atelier du poisson soluble 2019

Quand il fut de l’autre côté…

Par Michel Driol

Une clé par terre, un enfant qui la ramasse pour suivre un insecte qui le guide, à contre-courant des passants, jusqu’à une porte. Une vieille porte, envahie de toiles d’araignées. L’enfant l’ouvre, et passe de l’autre côté : il y découvre un monde extraordinaire, peuplé de créatures à tête d’animal, parlant une langue étrange. Une petite fille oiseau le conduit dans sa famille, pour pique-niquer, jouer à la balançoire. Ensemble, ils continuent la promenade vers un univers à la fois familier (des portes, des ponts, des  vêtements) et étrange (des têtes d’animaux, des portes ouvrant vers d’autres univers). Ils assistent à un mariage, se font prendre en photo, et l’enfant repart pour rentrer dans son monde.

La porte, comme dans tout récit fantastique ou merveilleux, est la limite entre deux univers : le premier, notre monde, sur fond de page blanc, peuplé d’hommes et de femmes gris, qui marchent en s’observant, en se méfiant les uns des autres, dans une grande solitude. Le second est un univers coloré, où l’on sourit, où l’on fait de la musique, où l’on danse, où l’on partage des moments de plaisir, où l’on accueille l’étranger, même s’il est différent, car tout le monde est différent. Ce monde merveilleux, coloré, plein d’herbe et d’arbres, a le pouvoir de transformer l’enfant, qui peu à peu perd sa grisaille et revient plein de couleurs de l’autre côté de la porte.

Pas de texte dans cet album qui décline des doubles pages expressives. Comme dans les bandes dessinées, les personnages de l’autre monde parlent, mais dans les bulles, des signes incompréhensibles, terminés cependant par des points d’exclamation et d’interrogation pour donner une petite clef de lecture. Qu’importe la langue de l’étranger, elle n’est pas un obstacle, semble dire l’album, s’il y a volonté d’accueil et de rencontre, de partage. Cet album évoque la différence et la joie de vivre ensemble comme sources de richesse,  Dans les pages richement colorées où abondent de multiples scènes, on jouera à chercher l’enfant comme on peut jouer à chercher Charlie, ce qui conduira à explorer les multiples détails de cet univers proche parfois de Lewis Caroll ou d’un Brueghel qui ne chercherait pas à effrayer avec des monstres, mais à surprendre, à étonner, à faire rêver à ce que notre monde pourrait être.

Un bel album sans texte, universel par sa conception et son propos, qui laissera chacun libre de l’interpréter, selon son âge.

 

L’Auberge entre les mondes : Embrouilles au menu !

L’Auberge entre les mondes : Embrouilles au menu !
Jean-Luc Marcastel
Flammarion Jeunesse 2018

Gastronomie et guerre des mondes

Par Michel Driol

Voici le tome 2 d’une série dont on avait apprécié le tome 1. On retrouve les mêmes personnages à l’auberge : Nathan, le héros adolescent, son ami Felix, et Monsieur Raymond. Cette fois, un conflit entre les Myrmicéens et les Vespaliens menace l’équilibre des mondes. Pour le régler, rien de mieux qu’un banquet de négociations. Oui, mais quand on découvre qu’un ingrédient fondamental a été volé, il faut que Nathan parte à sa recherche, et cette quête le conduira à plonger au plus profond de l’auberge, avant de découvrir la vérité : une histoire d’amour impossible (on songe bien sûr à Roméo et Juliette).

On est avec ce tome 2 dans un univers qui oscille entre le fantastique, la science-fiction et de fantasy : les êtres venus d’un autre monde n’ont rien d’humain, les deux cuisiniers sont dotés de multiples tentacules, et les talkies walkies sont des petits êtres vivants, les chuchoteurs. Et que dire des recettes proposées (on en trouve, à la fin du roman, des versions réalisables et comestibles pour des humains, heureusement !).  Le récit conduit le lecteur à explorer les  caves de l’auberge, tandis que le héros doit lutter contre de multiples dangers, selon les codes du genre et du roman populaire. Voici un roman fort divertissant, plein de rebondissements et de suspense, qui ne se départit jamais de son humour.

On attend donc la suite, car il reste à démasquer le traitre !

La Fille qui tomba sous Féérie et y mena les festoiements

La Fille qui tomba sous Féérie et y mena les festoiements
Catherynne M. Valente
Traduit (anglais, USA) par Laurent Philibert-Caillat
Balivernes, 2016

Régal féérique

Par Anne-Marie Mercier

Alice est passée de l’autre côté du miroir, et la « Fille qui… » , c’est-à-dire Septembre, est passée à l’envers des choses : sous féérie, là où le dessus est renversé, où les ombres ont pris le pouvoir. On trouve dans ce volume plusieurs échos d’Alice, des images de chute dans des trous, des rencontres, notamment celle d’un cavalier fatigué… Mais aussi des clins d’œil à l’univers du Magicien d’Oz, et le Nebraska de Septembre fait écho au Kansas de Dorothy. Cela ne signifie pas que Catherynne M. Valente manque d’imagination : elle invente toute sorte d’êtres ou de situations surprenantes : la sybille de la porte, un monstre que l’on nomme « l’ébauche », une aubergine voyageuse, une robe vivante, un minotaure…

On se souvient que Septembre avait dû céder son ombre, dans le tome précédent. Voilà que celle-ci a pris le pouvoir dans le monde de Féérie et n’a aucune intention de revenir à sa place, subalterne et obligée, mais bien plutôt d’asservir ou supprimer Septembre… et le monde du dessus (c’est-à-dire, on le comprend vite, le surmoi). On retrouve avec plaisir ses amis, ou plutôt leurs ombres, avant de voir qu’eux-aussi sont passés « de l’autre côté » et sont en rébellion. Les ombres n’ont plus qu’une idée : faire des festoiements jusqu’à point d’heure, enchainer les jeux et les banquets. De nombreux passages offrent un déploiement vertigineux de couleurs, de saveurs, de mélange de mets étranges ou connus : le lecteur lui-même se régale et voudrait que la fête de cette lecture n’ait pas de fin. La richesse des inventions et des émotions, celle de la langue, du style tantôt léger tantôt méditatif et le rythme souple de Catherynne M. Valente, avec la belle traduction de Laurent Philibert-Caillat, portent le lecteur et le font se délecter comme dans un festin – ou festoiement, ce qui est encore mieux.

A l’envers de féérie, on vit un rêve régressif, enfantin. On mène une vie de délices et d’excès sans se priver de rien, grâce à la magie… Mais cette magie est puisée quelque part, et ce qui profite aux uns manque cruellement aux autres : le monde d’en haut se meurt, en perdant son énergie, captée par celui d’en bas. Fable politique sur nos dépenses en produits issus d’un travail lointain ? sur notre irresponsabilité infantile, qui fait que nous ne nous soucions ni d’eux ni du lendemain ? Ces habitants de Féérie du dessous sont en tous cas une image de l’enfance déchainée assez jouissive et sympathique avant d’apparaitre cynique et cruelle.

La sensible Septembre joue quitte ou double et ne recule devant aucune épreuve pour réparer ce qu’elle croit être de sa responsabilité. « Voila ce qui arrive quand on a un cœur, même un cœur très jeune et très petit. Il ne cesse de vous attirer des ennuis, c’est comme ça » (p.253). La fin du roman est plus grave : on passe à travers une blessure et à travers le sang des souvenirs de Septembre, pour arriver au fond des choses, au fond de sa maison, face à l’ombre du père disparu… Et l’on voit se confirmer ce que l’on pressentait dès la fin du volume précédent : cette histoire pleine fantaisie tourne comme bien d’autres autour d’un secret, d’une absence et d’une souffrance.

L’émerveillement du premier tome se soutient dans le second, c’est vraiment un très beau livre, tonique inventif et sensible, à ranger parmi les futurs classiques de la fantasy.

Prix et sélections :
Grand Prix de l’Imaginaire 2017 Catégorie Roman Jeunesse Etranger : Lauréat.
Prix Jacques Chambon Traduction 2017 : Sélection.

Voisins zinzins et autres histoires de mon immeuble

Voisins zinzins et autres histoires de mon immeuble
Piret Raud
Rouergue 2015

La vie mode d’emploi, façon estonienne

Par Michel Driol

voisinsTaavi, le narrateur, vit avec sa mère dans un appartement au 3ème étage d’un grand immeuble. En une trentaine de chapitres courts, indépendants les uns des autres, il présente ses voisins, ses amis, les objets qui l’entourent.  Uku qui rêve de devenir chien,  Roosi-mai, aux cheveux si longs qu’ils ont fait tomber un avion, Mme Crocodile qui mord son mari et qu’on enferme au zoo, ou le réfrigérateur qui s’échauffe lorsqu’il pique une colère…  L‘ensemble de ces textes entraine hommes, animaux et objets dans une ronde où  affleure l’absurde, et donne à lire un monde merveilleux, parfois tragique, mais toujours comique et plein de saveur.

La première histoire pose un cadre, géographique et humain, mais aussi philosophique : Maman dit que dans chaque personne il y a quelque chose de beau qui se  cache et qu’il suffit de le chercher. Alors je cherche, et il m’arrive de trouver. Le dernier chapitre le clôt, avec cette histoire de dame qui inspire le monde entier dans son nez, au point de le faire disparaitre, avant l’au revoir du narrateur, prêt à trouver une solution avec les plus grandes intelligences du monde, sa mère, lui, et tous leurs amis… Les différents récits ont la même structure : après un début de plain-pied avec la réalité, on décolle vers le fantastique et l’imaginaire, avant de revenir au réel, et à la leçon de vie et d’humanité que le narrateur, du haut de ses quelques années, en tire, ce qui confirme souvent la vision de la mère

Les personnages – à commencer par le narrateur et sa mère – sont attachants et emplis de bienveillance et de chaleur humaine.  Peut-être certains ont-ils ce que l’on pourrait appeler un grain de folie, une manie, un zeste d’originalité. Mais c’est ce qui fait leur charme, et l’enjeu est de parvenir à les accepter tels quels, sans toutefois tomber dans le même travers.  On regrette que la traduction du titre  mette trop l’accent sur cet aspect-là du livre (Voisins zinzins, comme un écho commercial à d’autres titres L’Alphabet zinzin,  Magasin zinzin). Le titre original annonce, plus sobrement, et plus justement Moi, Maman et un de nos amis, laissant plus de liberté au lecteur pour interpréter ces récits et ces personnages.

Un livre qui séduira autant par son côté comique et merveilleux que par son invitation à s’ouvrir aux autres et à oublier ses préjugés.