Tout le monde et toi !

Tout le monde et toi !
François David – Mariana Ruiz Johnson
Rue du Monde 2025

Ta place dans le monde

Par Michel Driol

Dans la collection Petits Géants, une collection qui a vocation à faire découvrir la poésie aux plus jeunes, voici un court texte de François David, magnifiquement illustré par Mariana Ruiz Johnson.

Dans un premier temps, le texte est saturé de beaucoup, pour dire le nombre et la diversité des humains, des animaux, des végétaux sur terre. Puis dans une seconde partie, il développe l’unicité de l’enfant lecteur de cet ouvrage, être unique au monde. Avec des mots simples (des noms qui renvoient aux membres de la famille, dans une dénomination enfantine), une structure syntaxique minimale (une anaphore en il y a) le poème parvient à opposer la multiplicité des êtres et de choses sur terre avec l’unicité de l’enfant lecteur dans son identité, dans son corps, dans son action. Poème donc qui favorise la prise de conscience du moi au milieu de tous les autres, adressé comme un constat à un tu, le jeune lecteur.

Mariana Ruiz Johnson propose des illustrations d’une facture naïve, façon art populaire, et très colorées. Elle joue sur la diversité des personnages représentés (en fauteuil, lisant, jardinant), multiplie les clins d’œil (un bonnet sud-américain par là, un béret par ici). On y croise des adultes, des enfants, des musiciens…, parfois perchés sur un arbre (généalogique). Tous respirent la joie de vivre.  Quant à l’enfant à qui s’adresse le texte, il est présent sur toutes les pages, reconnaissable à ses improbables cheveux bleus, représenté de plus en plus gros, au milieu d’un univers d’animaux, de planètes. Très symboliquement, la dernière illustration montre une  foule de personnages se tenant la main, devant laquelle se tient l’enfant. Et tous ont un cœur de couleur différente sur leur maillot. Façon de dire ce qui distingue et ce qui unit.

Un poème superbement illustré pour parler de la singularité de chacun, mais aussi des liens qui nous unissent.

Je ne veux plus être un loup !

Je ne veux plus être un loup !
Alma Brami – Aurélie Grand
Casterman 2025

Jouer son propre rôle

Par Michel Driol

Le loup ne veut plus être un loup, car c’est toujours lui le méchant maltraité à la fin des histoires. Le cochon lui aussi en a assez qu’on le menace de le dévorer… Puis c’est le tour de la chèvre, du renard de se révolter contre le rôle qu’on leur fait jouer dans les contes. Quelle solution ? Inverser les rôles, pour finir dans la peau maltraitée de l’autre ? Non. Faire créer un livre sans animaux, ou avec d’autres ? C’est alors qu’entrent en scène le crapaud, l’éléphant et bien d’autres, jusqu’à la petite souris qui n’échangerait sa place pour rien au monde… Mais,pour être fier d’être soi-même, rien ne vaut une belle fête finale !

Avec humour et espièglerie, cet album met en scène des animaux très anthropomorphisés, debout sur leurs deux pattes, vêtus comme des enfants. De fait l’album propose une lecture à plusieurs niveaux. D’une part, il est bien question de littérature,  des stéréotypes faciles à reconnaitre  et du rapport entre personnages et  auteurs. Cette révolte des personnages contre leurs créateurs fait bien partie des motifs récurrents tant dans les livres que dans certains dessins animés. Mais il est aussi question du rapport entre les animaux et les hommes, de la façon dont ces derniers  les maltraitent, les réduisent à des clichés, les enferment dans des catégories. Enfin, et c’est sans doute là le plus intéressant dans l’album, il est question du regard porté par les autres et de l’identité. Comment sortir de ce regard porté sur soi par les autres, qui enferme dans un rôle bien loin du moi profond ? Comment retrouver et affirmer cette identité, cette personnalité, tout en respectant celle des autres ? Comment sortir du registre négatif de la plainte pour aller vers une attitude positive, qui prend ici la forme d’une fête collective ?

Peu de récit dans cet album qui fait la part belle au dialogue, façon de donner la parole à chacun et de montrer comment, dans la discussion, dans l’échange, dans la polyphonie des points de vue, se construit une solution commune qui comprend et intègre chacun. Les illustrations, à la ligne claire, sont pleines de gaieté. Elles montrent des animaux très expressifs, passant de la perplexité à la joie, révélant une grande entente entre ces personnages si différents. Il faut bien sûr, comme dans tous les bons albums, prendre le temps de regarder les détails, les ombres qui font autre chose que les personnages, ou les animaux microscopiques saisis dans des activités peu animalières…

Un album réussi pour lutter contre les préjugés mettant en scène les animaux bien connus des enfants pour enfin être fier d’être qui on est !

Prelude of a Queen

Prelude of a Queen
Lili Miller – Zoé Crevette
Eidola 2025

L’enfant oiseau

Par Michel Driol

Ugo, qui nait au printemps, dès son plus jeune âge, est attiré par les oiseaux.  Il grandit différent, fille-garçon, garçon-fille, solitaire et isolé à l’école. Lorsque des plumes colorées poussent sur son corps, sa mère les arrache, pour le rendre semblable aux autres. La peau d’Ugo n’est plus que plaie, tandis qu’on se moque toujours de lui. Sa mère alors renonce à le déplumer. De retour au collège, avec son amie Lisa, enfin lui-même, il peut inventer un  nouveau monde, sous le regard médusé des autres.

Sujet  – oh combien délicat !  – celui des drag queen, de la transidentité, abordé avec un tact et une poésie magnifique, tant dans le texte que dans les illustrations.  Cela vient d’abord du déplacement opéré des problématiques de trans identité homme-femme vers un être mi enfant mi oiseau, situation qui renvoie aussi bien à la mythologie qu’à d’autres albums de jeunesse.  Ce pas de côté vers l’imaginaire rend ainsi acceptable pour tous la vraie problématique portée par l’album, sans la nommer explicitement. Chacun aura ainsi son niveau de compréhension, en fonction de ses intérêts, de son vécu, de son âge. En revanche, il est question explicitement de différence, différence qui marque le corps, différence qui isole, qui laisse la place aux harcèlements, et de la volonté maladroitement protectrice d’une mère aimante. La poésie, c’est aussi celle du texte, de l’usage qui est fait ici de la langue. Une langue qui fait la part belle au lexique des oiseaux, dans ses comparaisons et ses métaphores. Une langue particulièrement travaillée dans ses reprises et ses anaphores, dans le rythme des phrases. Une langue qui sait suggérer plus que nommer explicitement, et laisse chacun rêver, en s’appuyant peut-être sur le magnifique travail graphique proposé par Zoé Crevette. Ses illustrations proposent un univers, dans lequel les oiseaux – et leurs plumes – ont toute la place. Des images en teintes froides pour montrer la solitude, des images aux teintes chaudes pour montrer la métamorphose de l’enfant en oiseau, aux plumes chatoyantes, aux ailes déployées, prêt à prendre son envol, créature hybride et fantastique, danseur qu’on dirait sorti de l’oiseau de feu !

Ajoutons que l’album se présente en version bilingue, français et anglais, et que des qrcodes permettent d’écouter trois compositions de Franky Gogo ajoutent une dimension musicale à ce conte.

Rêve, émotion, souffrance, découverte d’un autre monde et de sa véritable identité, beauté… Voilà ce dont parle cet album tout à fait remarquable avec, répétons-le, des mots qui ne choqueront personne, mais sauront ouvrir l’esprit et le cœur.

Ouvre… je suis un chien !

Ouvre… je suis un chien !
Art Spiegelman
Flammarion jeunesse 2024

Une vie de chien

Par Michel Driol

La couverture le montre bien : c’est un livre qui demande à être ouvert, mais c’est un chien qui s’adresse au lecteur. Ce livre est donc un chien, ensorcelé, métamorphisé en livre après avoir vécu de nombreuses aventures. Il se raconte ainsi. Il a été recueilli par une sorcière, dont il a rongé le manche du balai. Pour se venger, elle le métamorphose en berger allemand (non, pas le chien, mais un vrai berger qui tombe amoureux d’une bergère.) Las ! Pour prouver son amour, ne lui lèche-t-il pas le visage ? Et de métamorphose en métamorphose qu’on laissera au lecteur le plaisir de découvrir, le voici devenu livre, demandant à être câliné, et promettant de ne pas faire ses besoins sur le tapis !

On connait bien l’auteur pour la bande dessinée Maus, qui traite de l’Holocauste. Le voici avec un album publié initialement en 1999, totalement différent par l’humour et la fantaisie débridée. Ce livre-chien qui parle fait entrer son lecteur dans un univers de la transformation, de la métamorphose où tout est permis. Ne rencontre-ton pas une sorcière, une fée, un magicien, mais aussi, sur une illustration, un lapin conduisant une belle voiture de sport ! Au fil des pages, le jeune chien qui ne demandait qu’à jouer se retrouve transformé, d’abord en personnages vivants (berger, crapaud buffle), puis en objet : ce livre ! Au-delà de l’humour des situations, c’est peut-être quelque chose de plus lourd qui s’y donne à lire. Le héros, gentil, sociable, innocent, est victime de forces maléfiques qui s’en prennent à lui sans qu’il ait la possibilité de se défendre, de faire quoi que ce soit pour les affronter. On retrouve là, transformée, adaptée à hauteur d’enfant, une des thématiques fortes de l’auteur. Toutefois, c’est en un livre qu’il est métamorphosé, et ce n’est pas anodin, car de ce fait l’ouvrage parle aussi du rapport avec la littérature. Des livres, il y en a partout chez le magicien, mais le livre qu’est devenu le chien n’attend qu’une chose : qu’on puise l’apprivoiser, qu’il devienne un compagnon, racontant sans cesse la même histoire. Ce sont bien là quelques caractéristiques des chiens et des livres !

Par plusieurs aspects, ce livre devient un chien : la laisse, attachée à la couverture, les pages de garde, en feutrine, douces à caresser, le pop up qui lui fait agiter la queue, le chien en feutrine à caresser sur les genoux du lecteur… C’est malin et inventif pour rendre concrète la métamorphose auprès des plus jeunes. De la même façon, l’expressivité des illustrations rend sensibles les situations en exhibant les stéréotypes : stéréotype de l’arbre maléfique, stéréotypes dans la représentation de la sorcière, du berger allemand en culotte de peau bavaroise, de sa compagne, du magicien à la longue robe de Merlin… Ce stéréotypes font ressortir l’originalité du récit. Ajoutons que les photographies véritables associées à chaque métamorphose (photo d’un berger allemand, d’un crapaud buffle) conduisent à s’interroger, avec humour, sur le rapport entre le réel et la représentation. On le voit, l’album, sous sa simplicité narrative, sa structure en randonnée faisant passer le héros de main en main, d’identité en identité, est plus complexe qu’il n’y parait.

Une histoire à portée d’enfant qui joue sur l’humour, la magie, pour questionner sur l’identité, les transformations, le rapport au réel et les faux semblants.

Le Surnom

Le Surnom
Gilles Baum – Mercé Gali
Amaterra 2024

Le nom des gens

Par Michel Driol

Dans la petite bande de Blaise, chacun a son surnom, Cacahouète, Biscotto ou Patatras… sauf lui. Bien sûr, dans la famille, on l’appelle Chaton, Fiston ou Crotte-de-nez. Mais cela ne compte pas, et ne reflète pas sa vraie personnalité. Alors il se met en quête du surnom parfait : Bubble-boy, Banzaï, Le Mexicain… Si les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés, tel est le cas de Blaise, fort habile à trouver le surnom pour ses camarades, mais incapable d’imposer le sien…

Avec un humour sans faute, Gilles Baum, parfaitement illustré par Mercè Galli, nous entraine dans l’imaginaire et les pensées d’un petit garçon en quête d’identité. Si le prénom est un héritage du choix des parents, le surnom est révélateur des qualités, défauts, habitudes qui permettent de se distinguer dans le groupe. Qu’il soit valorisant – Cacahouète brille par son intelligence – ou pas –  Patatras se fait remarquer par sa malchance –  il dit, de façon certes stéréotypée, une facette de l’identité de celui qui le porte. Et, en plus, le choix du surnom, fait avec humour, n’est dans cet album jamais malveillant ou dépréciatif. On est dans un univers de bienveillance et d’amitié proche de celui, déjà ancien, du petit Nicolas. Un univers qui célèbre l’imaginaire enfantin, sa façon de voir l’essentiel, de s’en saisir, de pouvoir jouer avec lui tout en respectant l’identité de l’autre. Qui suis-je et comment est-ce que je veux être perçu par les autres ? Telle est la question à laquelle est confronté Blaise.

L’album fonctionne avec des doubles pages centrées sur un personnage, ou sur un surnom potentiel. Elles confrontent portrait des enfants et situations, toujours représentées avec humour, et dans un crayonné toujours très expressif, touchant avec finesse à la caricature tout en montrant l’intime du personnage, rendant ainsi très touchant ce pauvre Blaise en quête de son surnom, de son blason. Dans les illustrations, chaque détail compte (on apprécie la référence à Hamlet, être ou ne pas être, les arrière-plans sur lesquels il se dégage  comme celui des punitions envisagées…).

Un album enlevé, à la structure répétitive parfaitement maitrisée, qui fait le portrait d’un garçon ordinaire, archétype de l’enfance, de son imaginaire, le saisit dans ses relations familiales ou sociales. Comme un hommage à l’imagination et au regard des enfants, à ses rêves et aux blessures secrètes dont on ne perçoit pas toujours l’importance.

Welcome Sarah

Welcome Sarah
Véronique Foz
Milan 2024

Mais je suis une fille…

Par Michel Driol

Arthur, un prénom de roi pour ce petit métis, qui raconte son histoire. Ce petit métis ou cette petite métisse, car Arthur se sait fille depuis toujours, emprisonnée dans un corps de garçon, ce que son entourage ne veut pas voir. On n’accepte pas qu’elle mette des robes, pour se déguiser… On est dans une famille monoparentale, la mère est aide-soignante, le père, d’origine africaine, et parti. Trop violent, sans doute, si bien qu’on ne parle pas de lui à la maison. Arrive dans la vie de la mère Dumi, émigré d’origine roumaine, un homme doux et plein de qualités humaines. Les voisins avec lesquels on s’entend bien déménagent, laissant en cadeau une robe de princesse des neiges… C’est le temps de l’école primaire, puis du collège. Comment accepter  son identité de genre et se faire reconnaitre comme Sarah, entre tentative de suicide, harcèlements divers, et l’amitié de trois personnages lumineux, Lenny l’assistant d’anglais, Amérindien, Elliott, l’américain, et Natasha la jeune russe ?

Ecrit à la première personne par Arthur-Sarah, voilà un roman poignant qui aborde sans détours un sujet difficile, celui de la transidentité de genre, et ses conséquences psychologiques et sociales chez un enfant. On voit grandir Sarah, depuis sa naissance jusqu’à son adolescence, jusqu’au moment où elle fait son coming out en venant habillée en fille au collège. Le récit à la première personne permet un discours sur les émotions, le ressenti, les craintes, les rêves, les espoirs de la fillette, et surtout l’expression de son incompréhension. Incompréhension face à cette différence qui la laisse en marge, craintes face à la puberté qui avance et le fait de se sentir encore plus étrangère dans un corps de garçon. Elle n’est pas la seule à ne pas comprendre, Sarah. Il y aussi sa mère, qui refuse de voir en elle une fille, et reste sourde aux propos pourtant plus ouverts de la voisine qui va déménager.  Il y aussi les psychiatres et les psychologues, qui, sous un mot savant, dysphorie de genre, laissent Sarah et sa mère bien désemparées. Le roman décrit bien les différentes phases par lesquelles passe Sarah, abattement, révolte, violence, avec la figure métaphorique du loup présent en elle prêt à se réveiller.

On ressent avec l’héroïne toute la violence subie du temps du collège. Peu d’adultes protecteurs face au harcèlement dont elle est victime (triste figure que celle du principal, plus préoccupé par un « pas de vague » que par la sécurité physique et affective de cette élève, victime d’une bande de quatre garçons harceleurs et hyper violents, dans leur refus d’accepter la différence). Insultes homophones et coups conduisent Sarah à l’hôpital après une agression particulièrement sauvage. L’autrice ne cache rien de ce harcèlement scolaire, et de ses conséquences.

Le roman vaut aussi par les personnages secondaires : la mère, à la fois débordante d’amour, aide-soignante dans un EHPAD, qui reprend des études d’infirmière, protectrice maladroite, Idriss, le frère ainé, lui aussi plein d’amour pour Arthur-Sarah, en quête de son père biologique, personnage déchiré et en crise d’identité, lui aussi cherchant sa voie entre travail et études, Natasha, la jeune russe, orpheline de mère, qui sait être à l’écoute d’Arthur, celle à qui il confie pour la première fois son angoisse quant à son identité, et surtout Lenny, le jeune indien d’Amérique, personnage non binaire qui allie une force naturelle à une profonde sensibilité qui le conduit à comprendre les désarrois et la souffrance – morale et physique – d’Arthur. Sans compter tous les autres (Dumi, les oncles et cousines de Sarah…), personnages bien dessinés et attachants.

On reprochera peut-être le côté un peu didactique du chapitre 51, qui décrit le parcours  de transition « classique », mais il est le signe d’un roman documenté, qui ne veut rien laisser au hasard, cherche à instruire tout en présentant une grande qualité littéraire. La langue est claire et précise, c’est celle du témoignage, qui ne cherche pas les effets faciles de pathos, mais raconte, dans l’ordre chronologique, à hauteur d’enfant ou d’adolescent. Des allusions au conte (en particulier la petite sirène) ou à la comptine (la souris verte), des citations de chansons, de films apportent aussi une ouverture culturelle pour dire cette force qu’ont les récits pour qui veut bien les écouter. Des motifs récurrents (liés aux lectures de Sarah souvent) viennent aussi structurer le récit.

Welcome Sarah, un roman plein d’empathie pour ses personnages principaux, et pour ceux qui se situent dans les marges, celles et ceux dont l’intégration et l’acceptation dans la société est encore difficile. Gageons que ce roman permettra d’appréhender ces questions avec plus d’humanité ! n’est-ce pas là un des grands rôles du roman et de la littérature ? Ce serait tellement mieux de changer les mentalités, affirme Lenny à la fin…

Moi et les autres

Moi et les autres
Amanda Cley, Cecilia Ferri (ill.)
Traduit (italien) par Florence Camporesi et Laura Costa
Passe partout, 2023

Être ou ne pas être comme les autres ?

Par Anne-Marie Mercier

Amanda Cley nous propose une réflexion philosophique. C’est une interrogation sur la place de l’homme en société et les choix qu’un enfant doit faire : imiter les autres, voir à travers leurs yeux et faire ce qu’on lui dit pour être accepté par le groupe, pour être protégé, aimé ? ou bien refuser de trahir ce qu’il est, au risque d’être seul, en danger ?
Les illustrations transposent ces questions graphiquement, avec sensibilité. Les enfants sont montrés dans des décors schématiques, parfois minimaux et résumés à un fond blanc, parfois avec des teintes sombres : dans une classe, puis dans une foule, ou en petits groupes, ils portent des déguisements d’animaux. Quant aux adultes, ils sont de vrais loups malgré leur costume humain.
Le groupe, c’est la meute. L’enfant à qui s’adresse cette histoire rédigée en « tu » figure sur la couverture en costume de loup, comme le Max de Sendak mais avec une autre signification : le loup n’est plus le signe de la sauvagerie individuelle et de la libération des pulsions mais indique la soumission à la meute. Ce personnage se dépouille de cette apparence, pour devenir lui-même, seul mais heureux et en paix, et surtout totalement humain.
C’est une belle réflexion, subtile, portée par des images étranges et pourtant parlantes, une fable dans laquelle homme et animal ne font parfois qu’un.
On peut voir quelques unes de ces belles images sur le site de l’éditeur.

De si mignons ogrillons

De si mignons ogrillons
Clotilde Perrin
Seuil Jeunesse 2023

Anges et/ou démons ?

Par Michel Driol

Dispositif ingénieux que celui de cet album. Une première page présente deux ogrillons sages comme des images. Mais, dès que l’on rabat la demi-page de droite, l’image devient celle de deux affreux garnements. Affreux, sales et méchants ! Dans une seconde partie, une surprise frappe à la porte : un bébé ! Mais le dispositif continue, les rabats une fois tournés, on voit les mauvais traitements que les deux ogrillons lui réservent !

Réduit à une seule ligne sous l’illustration pleine page, le texte se veut commentaire de l’image, avec deux formules récurrentes, Quels charmants petits ogrillons d’amour, suivi, page suivante, de Enfin, à peu de chose près… Humour du texte qui se situe soit dans l’hyperbole un peu puérile, soit dans la litote, laissant donc finalement le lecteur juger ce que montre l’image. Une image remplie de détails : bottes de sept lieues, tableaux et affiches qui se transforment, rat expressif omniprésent, livres (de cuisine) aux titres alléchants… Comique de gestes, comique de situation, grotesque : l’album joue de tout cela pour libérer un rire salutaire. Un rire disant et amplifiant des choses bien identifiées. Qu’il est bien difficile pour des enfants – ogrillons ou humains – de se conformer à ce qu’on attend d’eux : la gentillesse, l’ordre et la politesse, l’accueil sans sourciller d’un petit frère ou d’une petite sœur. C’est bien de cela que parle cet album, qui donne, sous ses outrances carnavalesques, une image vivante et bien réaliste  de l’enfance et de ses contradictions. Par la caricature, l’autrice montre et exhibe ce gout des enfants pour la transgression des règles, et pose en filigrane la question de leur identité : sont-ils mignons ? Sont-ils affreux ? La fin apporte une réponse… encore que…

Un album qui joue sur les effets de surprise, de rebondissement, dans lequel on retrouve tout l’univers graphique et imaginaire de Clotilde Perrin : drôle, décalé, cruel pour montrer, avec humour, à quel point « La chose la plus terrifiante, c’est de s’accepter soi-même », phrase de Gustave Jung citée en exergue.

Amis-amis

Amis-amis
Gaëtan Dorémus
Rouergue, 2023

« Un ami qui me ressemble » (Ami-Ami, Rascal) ?

Par Anne-Marie Mercier

Comment se faire des amis ? C’est la question que se posent tous les enfants arrivant dans un nouvel environnement, et pas seulement les enfants d’ailleurs, même si cela est affiché moins directement par les adultes. Ce petit album carré à l’allure  simple trace bien des chemins.
Une petite hérissonne part avec cette question ; elle rencontre des porcs-épics, pas trop différents d’elle. Elle leur emprunte leurs longues piques. Avec cette allure, rencontrant d’autres petits animaux avec des moustaches tombantes et presque sans poils, la voilà glabre avec les mêmes moustaches. Puis devant des chiens à poils longs, des poils lui poussent, devant un cheval, un flamand rose… à chacun elle emprunte quelque chose… Mais elle ne correspond jamais au prochain qu’elle rencontre et finit par ne plus ressembler à rien ni à personne et désespère jusqu’à ce que, miracle ! tous les animaux viennent l’appeler pour être ses amis, malgré (ou à cause de ) son allure bizarre et composite.
Quelle leçon donne cet album ? Il décrit d’abord le processus du désir d’ami : l’envie être comme lui/ elle/eux. Puis la difficulté du « comme eux » qui exclut aussi bien le « je » que le « nous » et tous les autres… La conclusion qui semble dire que du composite nait le succès est un peu discutable, tant cette petite hérissonne à l’air de s’être perdue, mais cela reste un point de vue intéressant, dédramatisé par la fantaisie du trait et le comique des situations.

La véritable Histoire de King Kong

La véritable Histoire de King Kong
Luca Tortolini – Marco Somà
Sarbacane 2023

La rançon de la gloire

Par Michel Driol

Devenu une star, King Kong raconte sa vie. Certes, il est riche, mais il doit se soumettre à tant d’obligations prévues par son contrat : les vêtements, le garde du corps, les publicités qu’il doit tourner, la fiancée choisie pour lui… Il expose alors son histoire, depuis son repérage dans la jungle par des hommes qui l’assurent qu’il est fait pour la gloire, jusqu’au tournage pour lequel il a dû apprendre le jeu d’acteur. Souffrant de la solitude, sans réponse aux lettres qu’il envoie chez lui, il décide de tout quitter pour redevenir Ughm et être lui.

Quel contraste entre l’image que l’on a de King Kong, le monstre qui kidnappe une jeune femme et se bat contre les avions, accroché au sommet d’un gratte-ciel, et l’être civilisé, doux, gentil, élégant,  que cet album propose ! Il n’est plus vu comme un animal sauvage, mais comme un acteur au faite de la gloire. Ce dont parle l’album, c’est bien du poids que représente la célébrité, de l’aliénation qu’elle impose, de la privation de liberté qui l’accompagne, de l’absence d’intimité. King Kong est toujours en représentation dans cette Amérique des années 20-30 représentée avec finesse par Marco Somà dans de douces teintes pastel, un peu sépia, à l’image des vieilles photographies. Décors, vêtements, accessoires, caméras… tout évoque ces roaring twenties, ces fantastiques années. Avec subtilité l’album oppose la vie publique et la vie privée de ce nouveau nabab, et laisse le lecteur trancher quant à la question de son consentement. Consentement à suivre ces hommes qui le flattent, consentement à signer un contrat qu’il n’a pas lu, consentement à devenir autre, à perdre sa nature première, animale, pour devenir une icône de mode, une célébrité, un « people ». En ce sens, c’est bien ce phénomène qui est au cœur de l’album. Bien loin de profiter d’un système, King Kong en est la victime. L’argent fait-il le bonheur ? Quelle est la vraie identité du personnage ? Est-elle compatible avec l’image que l’on veut donner de lui ? Personnage déçu, malheureux, nostalgique de sa vie d’avant, mais sans aigreur ni agressivité, King Kong n’est pas dans l’accusation ou la revendication et il accepte de renoncer à la vie de rêve, de luxe dont on croit qu’il jouit à Hollywwod. Par un petit clin d’œil, le dessinateur le montre se dépouiller de ses vêtements luxueux, mais termine sur un plan où l’on voit un gorille lire, ou regarder, un ouvrage dont la couverture représente King Kong, comme une trace du passé.

Cette « véritable » histoire de King Kong prend le détour de la fiction pour conduire chacun à s’interroger sur son identité propre, sur la façon dont on peut être prêt à l’aliéner pour jouir de son quart d’heure de célébrité. A l’élégance (aussi bien physique que morale) du personnage de King Kong correspond l’élégance du graphisme de Marco Somà. L’album est autant une façon de s’interroger sur ces problématiques que de découvrir, à travers une multitude de détails, le mode de vie des stars des années 20 et les techniques du cinéma de l’époque. Un splendide hymne à la liberté d’être soi !

Qu’on me permette de dédier cette chronique à François Quet, cinéphile averti, qui aurait apprécié cette réécriture intelligente et iconoclaste d’un des grands mythes du cinéma hollywoodien.