Encore une histoire d’ours

Encore une histoire d'ours
Laura et Philip Bunting
traduit de l'anglais (australien) par Rosalind Elland-Goldsmith
Kaléidoscope, 2020

Postmodernisme à la maternelle

Par  Christine Moulin

Tout commence normalement : "Il était une fois..." mais très vite, le protagoniste de l'histoire interrompt la narration pour protester: il y a trop d'histoires d'ours et cela l'empêche de dormir car il est toujours sur la brèche. Il s'ensuit une grève que l'auteur essaye de réprimer en ridiculisant et torturant son personnage, en une forme parodique de récit cumulatif, dont les références ne sont pas absentes: "Et il fit un gros bisou baveux à une grenouille pour la transformer en prince charmant". Après négociation, l'ours essaye alors de trouver un héros qui pourrait le remplacer. On se croirait alors dans la publicité, que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, "Le casting de La-Vache-qui-rit" : à chaque fois que l'ours propose un animal, l'auteur oppose une objection, toujours drôle et souvent fondée sur un jeu de mots. A côté d'animaux bien connus, il y en a de plus surprenants, comme la roussette ou le poisson-globe, mais à tous les coups, la réplique de l'auteur fait mouche (non, il n'y a pas de mouche, pourtant...) . La chute en forme de compromis et de mise en abyme est un nouveau clin d’œil à un conte bien connu.

Le texte est émaillé de traits d'humour subtils comme lorsque l'ours énumère les "activités géniales", "par exemple, dormir, roupiller ou faire la sieste" ou lorsqu'une interrogation gourmande ("où est passé le saumon?"), quasi passée inaperçue, resurgit bien des pages plus loin, initiant les bambins à un procédé qui ressemble au  "set up pay off". Les illustrations sont malicieuses mais toujours lisibles. Bref, tout est délicieux dans cet album qui plaira sans aucun doute à l'adulte sommé de le lire mais également , peut-être pour d'autres raisons, à l'enfant qui l'aura embauché!

 

Le bout du bout (du bout)

Le bout du bout
François David, Henri Galeron
Motus, 2018

Je me suis décidé(e): j’ai tiré! 

Par Christine Moulin

L’auteur comme l’illustrateur du superbe objet qu’est Le bout du bout sont deux grands: François David, Henri Galeron, excusez du peu! Et ce qu’il y a de mieux, c’est qu’on n’est pas déçu: en effet, cet ouvrage (peut-on encore parler d’album?) se tire et s’étire pour atteindre un bon mètre de long et pour le prix d’une, on a deux histoires. Côté jaune (côté mille-pattes?), la lecture se donne à lire: le plaisir que l’on éprouve à découvrir les successifs morceaux emboîtés du livre est décrit au fur et à mesure par un « je » dont on ne sait plus s’il est l’auteur ou le lecteur! La fin nous ramenant au début, on peut parcourir Le bout du bout du bout, côté rouge (côté perroquet): se déroule une forme de fable visuelle, inspirée du nez de Pinocchio,  sur les dangers de la parole étourdie. Le ravissement est aussi au rendez-vous grâce aux dessins splendides d’Henri Galeron, toujours aussi poétiques et précis, surréels et ressemblants. Bref, nous voilà devant un grand petit livre !

 

Le cadeau livre le plus extraordinaire du monde

Le cadeau livre le plus extraordinaire du monde
Anne-Gaëlle Balpe – Géraldine Cosneau
Père Castor 2017

Les métamorphoses du livre

Par Michel Driol

Un garçon reçoit en cadeau un livre. Déception. Mais le livre lui parle et lui dit tout ce qu’il peut faire avec lui : tourner les pages, à l’endroit ou à l’envers, ce qui ne convainc pas vraiment l’enfant. Se transformer en instrument de musique, en maison, en table… Ce qui fait qu’à la fin le garçon et sa grand-mère sont ravis.

Cet album, de très grand format, permet de jouer avec l’objet livre, de l’explorer, dans sa dimension matérielle et concrète. Il devient ainsi un compagnon de jeu plus polyvalent qu’une console de jeu ou qu’une tablette. Par ailleurs, le livre parle ici avec le lecteur potentiel, pour le convaincre de sa valeur. Ce récit décalé, conduit avec humour, a de quoi séduire et être un véritable remède contre l’ennui, même si on ne sait pas lire ! Peut-être les puristes regretteront-ils qu’il ne s’agit ici que de jouer avec l’objet livre, indépendamment de son contenu. Le livre ne parle pas de personnages, de récit, et s’il est question d’imagination, c’est parce que le livre peut devenir planche à dessin.  Mais ce serait passer à côté de la proposition de cet album, qui met le livre et son lecteur en abyme pour mieux monter cette interaction et ce dialogue nécessaire entre les deux. Quant aux illustrations, très joyeuses et colorées, elles se chargent d’évoquer tout un univers, à la fois familier (les jouets du garçon, ses dessins), mais aussi celui de la musique, des contes et de la création avec les crayons de couleur. Elles font aussi passer le lecteur de l’univers quotidien à celui de l’évasion promise par le livre.

Décidément, le livre n’est pas mort !

Livres

Livres
Murray McCain, John Alcorn (ill.)
Autrement Jeunesse, 2013

It’s a book !

par Christine Moulin

 9782746733480FSNombreux les livres qui vantent le livre, à l’heure où l’on craint ou feint de craindre les progrès de la lecture numérique. Leur ancêtre à tous semble bien être l’ouvrage Livres, publié par les éditions Autrement, dans cette judicieuse collection qui veut faire « découvrir […] des classiques injustement oubliés ou jamais publiés en France, qui se distinguent par leur force littéraire et leurs qualités graphiques ». En effet, il date de 1962 et annonce les jeux postmodernes dont nous sommes friands, ceux, par exemple, de Lane Smith, d’Emily Gravett ou d’Hervé Tullet. Même s’il figure dans la collection « Vintage », il n’est en rien démodé (que peut être la « mode », d’ailleurs, dans le domaine qui nous occupe?). Le graphisme, faussement vieillot, arbore des couleurs qui se rehaussent mutuellement pour aboutir à une atmosphère gaie et dynamique, à base de rouge, de rose et d’ocre. Mais surtout, cet ouvrage ravira les amoureux des listes: elles sont nombreuses et farfelues à souhait. C’est ainsi que l’on a, forcément, envie de compléter celle des sujets de livre (où se côtoient Picsou, le vent dans les saules et « ce bon vieux roi Arthur »), celle des mots épineux (où l’on trouve Grigrimenufretin mais aussi travailler…), celles des mots heureux, des mots rigolos, des mots pour réfléchir (où figurent, le linguiste étant prié de ne pas chipoter à propos de la notion de mot, tu ne devrais pas, tout un chacun mais aussi en douceur). Parfois, l’humour absurde est juste délicieux (voir la page… sur les pages). La joyeuse mise en abyme finale est à l’unisson et fait de cet album un livre réjouissant.

Les fantastiques livres volants de Morris Lessmore

Les fantastiques livres volants de Morris Lessmore
William Joyce, Joe Bluhm
traduit (anglais) par Alice Boucher
Bayard Jeunesse, 2013

Tendre mise en abyme

Par Christine Moulin

FANTASTIQUES-LIVRES-VOLANTS-DE-MORRIS-LESSMORE-LES_ouvrage_largeLes livres qui veulent assurer la promotion de la lecture sont parfois pesants. Ce n’est pas le cas du magnifique album de William Joyce, qui reprend à son compte (à son conte…) la métaphore du grand livre de la vie. Ainsi commence l’histoire: « Morris Lessmore aimait les mots. Les histoires. Les livres. Page après page, il remplissait scrupuleusement le livre de sa vie ». Malheureusement, une tempête vient tout bouleverser et effacer les efforts de notre écrivain raté. Par la magie d’une rencontre avec une jolie dame mais surtout avec Humpty Dumpty (il est vrai que l’on a souvent l’impression de passer De l’autre côté du miroir), il devient alors soigneur et passeur de livres (bibliothécaire?). Il coule avec eux une existence douce, remplie de tendresse et d’histoires. Nourri de ses lectures, il a repris l’écriture de son propre livre. Mais un jour, il est temps de l’achever… La fin, pleine d’espoir, de lumière, renvoie au livre que nous tenons entre les mains, stricto sensu : mais rien de borgésien dans cette chute. Tout est serein, apaisé.

« Toute histoire compte », dit Morris Lessmore. Celle-ci un peu plus que d’autres…

Pour prolonger la magie des illustrations, à la fois réalistes et poétiques, on peut regarder le film d’animation. Il existe une application, aussi (c’est même elle qui a paradoxalement connu le plus grand succès…)

E-machination

E-machination
Arthur Ténor

Seuil 2013

Un livre dont le jeu est le héros

par Christine Moulin

49172Arthur Ténor aime à explorer les limites entre fiction et réalité, notamment dans le registre du fantastique. Il renouvelle ici son interrogation favorite en s’inscrivant dans le genre émergent (mais émerge-t-il encore ? à force…) des romans de jeunesse consacrés aux jeux video. Comme d’habitude, pourrait-on dire, le héros (un informaticien, un geek -1-), affublé du prénom de Clotaire, se laisse séduire par une annonce commerciale qui permet d’essayer, pour trois minutes seulement, un jeu en immersion totale, évidemment « bluffant », évidemment révolutionnaire, qui donne l’illusion d’être transporté dans un autre monde. Parallèlement, l’héroïne, Lucile, prof de français (eh oui, il faut bien que la littérature soit représentée) se laisse également séduire. Malgré l’interdiction absolue de se rencontrer dans la vraie vie (encore une constante du genre), ils formeront bientôt un couple à la Marvel, « dégommant » candidement toutes sortes d’ennemis plus dangereux les uns que les autres car, et c’est là un des premiers intérêts du roman, ce qui se passe dans la réalité virtuelle déborde, en quelque sorte, dans la réalité… réelle.

A partir de ce scénario, pour mieux piéger le lecteur, l’auteur évite certains pièges. Celui de diaboliser les jeux video : certes, Arthur Ténor évoque bien l’enfer du jeu (« En vous laissant piéger par le jeu, vous avez basculé dans un monde d’où il est impossible de revenir par l’oubli ») mais il résiste à la tentation de délivrer une leçon de morale simpliste, comme le prouve le dénouement. Il refuse également de se prendre au sérieux : l’humour est constant, évoquant le second degré des comics.

Ce qui n’exclut pas une réflexion sur les timidités de l’adolescence: ce n’est pas un hasard si Lucile fait étudier Cyrano de Bergerac à ses élèves de Troisième car le thème de la laideur, du masque qui colle à la peau traverse tout le roman, modernisé en avatar.

Enfin, Arthur Ténor, habile prestidigitateur, comme il aime à le faire, joue sur les mises en abyme et en profite pour « glisser » quelques définitions bien senties de la littérature, à moins que ce ne soit du jeu video (et cette assimilation même est bienvenue), comme « pouvoir d’agir sur le réel par l’intermédiaire de chimères qui ne devraient exister que dans notre imagination ».

Bref, voilà un roman qui cesse de dresser les unes contre les autres les différentes manifestations de la culture et qui, à travers un jeu sur le jeu fait de la lecture un jeu. Même si le propos n’est pas neuf (et c’est ce qui est un peu décevant), même s’il n’est pas totalement abouti (les allusions à la culture geek restent superficielles), le traitement est habile et prenant.

(1) : note de bas de page en forme de « SPOIL » : comment se fait-il qu’un geek n’ait pas été alerté par le nom de Ghoster?

Max et son art

Max et son art
David Wiesner

Circonflexe, 2011

Arthur, c’est quoi, l’art? Arthur?

par Christine Moulin

Avec David Wiesner, on peut toujours s’attendre à une forme de magnificence visuelle généreuse et débordante, fondée aussi sur la précision du trait et l’abondance des détails: on n’est pas déçu! Les deux « monstres » protagonistes de l’histoire, préhistoriques caméléons, ont des attitudes, des expressions particulièrement éloquentes. Tous les registres de l’émotion se lisent dans leurs yeux et leurs mimiques. Toutes les mises en pages sont convoquées. Les doubles pages sont particulièrement efficaces mais laissent parfois la place à des vignettes empruntées à la bande dessinée. Les couleurs, qui sont aussi le thème de l’histoire, sont subtiles et signifiantes (regardez donc l’épisode de la colère, de la rage d’Arthur, mais aussi le bleu délicat de son absence…)

La richesse du propos n’est pas en reste: on peut lire dans cet album une fable sur les rapports parents-enfants, père-fils, en particulier. Certes, Max n’est sans doute pas le fils d’Arthur mais c’est en tout cas son fils spirituel. Il veut faire comme lui: peindre. Mais la transmission est difficile, laborieuse, elle demande du temps et de la patience, qualité dont Arthur, un peu égocentrique (voire vaniteux) n’est guère pourvu, pas plus que Max, bouillant, fougueux, dérangeant, maladroit, étourdi. Un gosse, quoi… Arthur devra s’effacer, au sens strict du terme, pour que Max puisse trouver sa place, sans prendre celle de son père, sans le faire disparaître, sans le tuer, comme il l’a d’abord fait, par une maladresse oedipienne.

Mais, bien sûr, le livre parle aussi de la création: le travail qu’elle requiert (peut-être ne faut-il pas vouloir tout de suite peindre; peut-être faut-il passer par l’étape plus ardue mais plus féconde du dessin), la part du hasard qu’elle recèle, l’humilité qu’elle exige (Arthur est un peintre « arrivé », on le voit bien mais n’a-t-il pas perdu son âme et n’a-t-il pas besoin qu’on le « secoue » un peu pour qu’il renouvelle son inspiration et ose des « gestes » bien proches de ceux de l’art contemporain?), les liens entre le réel et l’art (faut-il faire « ressemblant »? peut-on ne peindre que dans le cadre étroit de la toile?). Le rôle du langage et des ses ambiguïtés est également souligné: car au fond, ce qui est l’élément déclencheur, c’est l’erreur féconde de Max, encore englué dans le réel, sur l’expression « tu pourrais me peindre ».

Une question non résolue (parmi d’autres): pourquoi voit-on la couverture du disque des Pink Floyd, Atom Heart Mother,  dès la première page? Simple hommage? Manière de laisser à penser que ce qui va être dit de l’art pictural concerne tous les arts?

Peu importe: comme tous les chefs d’oeuvre, cet album renouvelle à chaque lecture les questions qu’il nous pose.