U4. Koridwen

U4. Koridwen
Yves Grevet
Nathan / Syros, 2015

U4- la filière bretonne

Par Anne-Marie Mercier

koridwenVoir un article précédent sur le projet U4.

Dans le volume d’Yves Grevet qui commence dans une ferme bretonne, les parents sont morts, leur fille Koridwen les a enterrés elle-même ; elle continue les travaux de la ferme, surveille le vêlage d’une vache, trait les autres… jusqu’à l’irruption de jeunes gens de son âge, des pillards, qu’elle arrive à chasser provisoirement. Pour répondre à l’appel de Khronos tout autant que pour fuir les représailles qui ne manqueraient pas de s’abattre sur elle, elle part pour Paris avec le tracteur de son père tirant une bétaillère dans laquelle elle a entreposé tout le matériel de survie nécessaire : nourriture, duvets, vêtements, gasoil, outils, fusil et cartouches… Il y a du Robinson dans ces héros. On retrouve les thématiques de survie post catastrophe telles qu’on a pu les lire dans La Route de C. Mc Carthy ou, plus tôt, Malevil de R. Merle.

Avant son départ, elle a lu une lettre que sa grand-mère lui avait écrite avant de mourir et que ses parents avaient cachée sans oser la détruire, refusant de lui transmettre cet héritage de sorcellerie bretonne. Elle embarque avec elle les carnets de la grand-mère et son coffre de guérisseuse ; elle a aussi, dans la tête, une comptine druidique, « Ar Rannou », qui rythme l’histoire au point de donner l’impression de dicter les événements, comptant des séries de un à douze. De « Pas de série pour le nombre un, […] le Trépas, Père de la douleur » à « Douze mois et douze signes ; l’avant-dernier, le Sagittaire, décoche sa flèche armée d’un dard », « Ar Rannou » met l’aventure de Koridwen sous le signe de la nécessité et du destin. Le trajet jusqu’à Paris est semé d’embûches, le séjour aussi, d’autant plus qu’elle a emmené avec elle son cousin, Max, plus que simple d’esprit, qui lui apporte davantage  d’ennuis que d’aide.

Paris est vu comme un lieu d’extrême chaos, un lieu de guerre et de destruction, où la banlieue est le lieu de repli de ceux qui ne veulent pas être enfermé dans les camps de refuge installés par l’armée (les derniers adultes, vus de très loin, vêtus de combinaisons protectrices et de masques). On se déplace en évitant les snipers et les drones, les chiens errants, devenus sauvages, regroupés en meutes, en empruntant les galeries du métro et les égouts…

Koridwen s’affirme progressivement comme une solitaire, silencieuse, capable d’être sans pitié, parfois brutale, facilement méprisante, même à l’égard de ses anciens « amis » de jeux qui la déçoivent un peu… Est-ce pour souligner ce caractère brut et cette sécheresse que Yves Grevet a écrit toute son histoire à la première personne, en phrases très brèves (une demi ligne à deux lignes pas plus, en moyenne) et juxtaposées ? C’est dommage : ce style ou cette absence de style en rend la lecture un peu pesante. Heureusement, la mythologie de Koridwen, la comptine « Ar Rannou », les recettes de sa grand-mère et la foi en son destin donnent du charme à son récit. Quant à la fin (qu’on ne racontera pas…), elle est très habile, et clôt le récit tout en le laissant ouvert, de manière parfaite.

( à suivre… prochainement, Jules, par Carole Trebor)

 

 

 

U4

U4
collectif U4 : Yves Grevet, Florence Hinckel, Carole Trébor, Vincent Villeminot
Nathan / Syros, 2015

Phénoménal… et contagieux

Par Anne-Marie Mercier

u4Le projet de U4 est étonnant par sa nouveauté et son ambition : il s’est agi de faire écrire la même histoire par quatre auteurs différents qui se sont focalisés chacun sur l’un des protagonistes. Ce sont en fait quatre histoires différentes, car si des nœuds et des étapes cruciales les réunissent, tantôt par paires, tantôt tous ensemble, les héros sont séparés la plupart du temps. Chaque volume est écrit au présent et à la première personne et commence par le même prologue, daté du 1er novembre (veille du jour des morts) :

« cela fait dix jours que le filovirus méningé U4 (pour « Utrecht », la ville des Pays-Bas où il est apparu, et 4e génération) accomplit ses ravages. […] il tue quasiment sans exception et en quarante heures ceux qu’il infecte : état fébrile, migraines, asthénie, paralysies, suivies d’hémorragies brutales, toujours mortelles. Plus de 90% de la population mondiale ont été décimés. Les seuls survivants sont les adolescents. La nourriture et l’eau potable commencent à manquer, Internet est instable. L’électricité et les réseaux de communication menacent de s’éteindre. »

Les adeptes d’un jeu en ligne, Warriors of Time (WOT), ont reçu un message du maître de jeu, Khronos : « ensemble nous pouvons éviter la catastrophe en réécrivant le passé. Croyez en moi, croyez en vous et nous gagnerons contre notre ennemi le plus puissant : le virus. Rendez-vous le 24 décembre à minuit à Paris sous la plus vieille horloge de Paris ». Les quatre héros sont des « Experts » du jeu et leur rencontre dans la vie « réelle » de la fiction a le piquant de la surprise : ils se sont bien connus sous les traits d’avatars de super-héros et se voient alors tels qu’ils sont. Mais le réalisme s’arrête là : héros dans le jeu ils sont, héros dans la vie ils demeurent : petite démagogie auctoriale à l’adresse du public adolescent : on poursuit l’illusion, de l’identification du jeu aux livres.

Allez donc voir le trailer, qui rime avec Thriller…

Une vidéo très intéressante pour savoir comment les auteurs ont travaillé : https://www.facebook.com/LireEnLive/videos/vb.184559568289367/949623048449678/?type=2&theater

Et le 3 novembre dernier a paru Contagion, recueil de nouvelles écrites par les quatre auteurs, de 2 BD (de Marc Lizano, sur un scénario de Carole Trébor ; et de Pierre-Yves Cezard sur un scénario de Lylian) et 4 fan fictions par Claire Juge, De La Rauses, Clara Suchère, Sylvain Chaton, issues du concours de fan fiction lancé par les éditeurs.

Donc, le phénomène est contagieux, il se répand d’un livre à l’autre, d’un medium à l’autre…

La cité, tomes 2 à 5

La cité, tomes 2 à 5
Karim Ressouni-Demigneux

Rue du Monde, 2014

Ce n’était pas un livre, Jonathan. C’était un monde.

Par Christine Moulin

tome 5 cité[Rappel : chronique du tome 1].

Voilà, c’est fini. J’aimerais, bien sûr, à l’instar des joueurs de « La Cité » qui, à peine sortis du jeu, se précipitent sur les forums pour en parler, prolonger la magie et l’illusion, en commentant, en revenant en arrière, en vérifiant. Mais comment le faire sans « spoiler », comme on dit maintenant?

Essayons quand même. Sachez d’abord que ceux qui ont tremblé tout au long des tomes de cette pentalogie en priant pour que l’auteur ne se prenne pas les pieds dans le tapis (on en a vu, et des plus grands, tel Herbert, se perdre dans  les méandres qu’ils avaient eux-mêmes créés) peuvent être rassurés. Les explications arrivent, satisfaisantes et surprenantes à souhait (ah, certaines phrases coups de poing à la fin de certains chapitres…)

Mais si Karim Ressouni-Demigneux n’avait écrit qu’un scénario bien ficelé, cela n’expliquerait guère la fascination que peuvent exercer ses cinq livres. Je suis sûre de ne pas arriver à la mettre en mots, mais de nouveau, essayons quand même.

Il y a d’abord l’extrême sophistication de l’entrecroisement des thèmes. Pour qui aime les jeux sur le même et l’autre, ces romans sont de vrais bonheurs. Nous suggérant lui-même quelques clés de lecture, l’auteur multiplie, dans le monde virtuel où évoluent ses personnages, des motifs qui nous alertent, nous encouragent à nous interroger: dans un univers qui est lui-même le double du nôtre, il parsème le parcours labyrinthique de ses héros de représentations, pour nous perdre, finalement, dans un jeu de reflets. On ne compte plus les miroirs, les photos, les enregistrements vidéo, les écrans, les tableaux, les commentaires de commentaires, les mises en abyme de toutes sortes, sans compter les jumeaux, innombrables. Les cinq livres deviennent alors semblables aux boîtes noires qu’utilise Little King, un magicien admiré par Thomas: ils finissent par nous enjoindre de nous connaître nous-mêmes et d’affronter nos peurs cachées. Le choix est vaste: ce peut être le deuil, l’abandon, la quête d’identité, la trahison, le dégoût de soi, les blessures d’amour ou d’amitié, tout aussi cruelles, la lâcheté, et puis, évidemment, le temps, le temps compté, le temps qui manque (comme elle est bien rendue, l’angoisse du joueur, qui doit, quand même, se résoudre à rejoindre la réalité mais qui voudrait encore régler ce problème, aller voir si…, vérifier que…) mais aussi le temps qu’on perd, le temps perdu, le temps retrouvé. La liste est longue, à la mesure de la richesse des situations auxquelles sont confrontés les héros. Cependant, la cohérence de l’édifice est telle que jamais on n’a l’impression que les questions soulevées, souvent ancrées dans les interrogations d’aujourd’hui (l’affaire Snowden, par exemple), apparaissent artificiellement: elles participent à la logique de l’ensemble et sont prises dans un réseau qui en justifie l’émergence.

Mais tout cela pourrait se réduire à un simple jeu intellectuel (ce qui est la tentation pour certains joueurs de la Cité). Il n’en est rien car nous nous attachons progressivement aux personnages, qui assument à tour de rôle la narration. Ce procédé autorise, bien sûr, comme dans tout roman choral, un jeu sur les points de vue mais celui-ci est doublé par les caractéristiques des règles de la Cité, qui octroient des pouvoirs particuliers aux joueurs et leur permettent de découvrir, sous certaines conditions, des éléments qu’ils n’avaient pas perçus au premier abord (arrrgh!… ne pas spoiler!). Tout cela oblige le lecteur à sans cesse douter et changer d’avis sur les héros, aussi opaques et changeants que n’importe qui dans la vraie vie (non, mais la vraie, pas la vraie qui est décrite dans le livre…). Ils en deviennent humains, proches, à l’instar de leurs avatars dans la Cité, ce qui nous amène à nous demander : qu’est-ce qui fait, vraiment, au fond, l’identité de quelqu’un ?

Dans ce qui fonde la fascination exercée par ces romans, il y a aussi le propos même, qui s’épaissit et s’éclaircit au fil des pages. Loin de vouer aux gémonies les jeux vidéo et Internet, l’auteur en fait éprouver les charmes (au sens magique du terme) et les potentialités. C’est une des forces de cette série, que l’on peut aussi interpréter (enfin, c’est ainsi que je l’ai lue) comme une déclaration d’amour à ce que peuvent apporter les univers virtuels: « […] la technologie informatique peut nous libérer, nous enrichir, nous cultiver. […] les jeux vidéo ont été le lieu de mon épanouissement. J’y ai découvert des plaisirs inouïs, des mondes nouveaux ». C’est donc aussi une dénonciation de ceux qui les dévoient mais sans manichéisme: accuser les marchands, ce serait simple et convenu. C’est plus compliqué, plus touchant, aussi.

Il y a enfin le jeu avec la littérature déjà là : Victor Hugo y tient une place de choix. Loin d’être réduit, comme souvent, à la figure de l’aïeul à barbe blanche promue par la Troisième République, il est évoqué par la présence permanente et discrète de la grande oubliée, Juliette Drouet, et par des extraits qui sortent des sentiers battus. Les mythes sont aussi convoqués: celui de Dédale et d’Icare, par exemple. Mais la culture « geek » est tout aussi bien représentée, ce qui donne raison, sans prêchi prêcha, à ceux qui refusent les frontières entre les différentes formes de culture: les Ombres rappellent les histoires de zombies, Wow est régulièrement évoqué, Le Seigneur des anneaux, etc. Toutes ces allusions réalisent finalement le rêve d’un des personnages (non, je ne peux pas vous dire qui c’est) : rapprocher, créer des communautés, des appartenances, sans exclure, favoriser les découvertes et le partage. « Internet, jeux, informatique, toute cette culture mérite que nous nous battions pour elle, car elle permet d’immenses choses » (tome 5, p.221).

Vous l’avez deviné : la complexité n’est pas complication. Le style reste simple mais exigeant. La lecture ressemble à ces pages blanches, que découvrent différents personnages dans plusieurs endroits de la Cité, pages où ils voient parfois apparaître des révélations qui s’effacent bien vite pour en laisser apparaître d’autres, tout aussi énigmatiques. Les joueurs passent leur temps à faire des recoupements, des rapprochements, des listes, des hypothèses, pour essayer de comprendre quel est le but du jeu auquel ils jouent: croyez-le si vous voulez mais je me suis surprise à faire la même chose, tout en lisant!  Karim Ressouni-Demigneux a en quelque sorte inventé, du moins me semble-t-il, une écriture adaptée à notre temps, ludique (mais on est loin des simples livres dont nous serions le héros) et réticulaire (ses effets d’annonce sont redoutables…), sans que pour autant elle se réduise à une simple tentative expérimentale: il s’agit bien d’éprouver les pouvoirs de la littérature, au service de ce qui a toujours été son fonds de commerce, si j’ose dire, les émotions et la quête de nous-mêmes. On comprend alors que la page finale ne pouvait être que ce qu’elle est.

E-machination

E-machination
Arthur Ténor

Seuil 2013

Un livre dont le jeu est le héros

par Christine Moulin

49172Arthur Ténor aime à explorer les limites entre fiction et réalité, notamment dans le registre du fantastique. Il renouvelle ici son interrogation favorite en s’inscrivant dans le genre émergent (mais émerge-t-il encore ? à force…) des romans de jeunesse consacrés aux jeux video. Comme d’habitude, pourrait-on dire, le héros (un informaticien, un geek -1-), affublé du prénom de Clotaire, se laisse séduire par une annonce commerciale qui permet d’essayer, pour trois minutes seulement, un jeu en immersion totale, évidemment « bluffant », évidemment révolutionnaire, qui donne l’illusion d’être transporté dans un autre monde. Parallèlement, l’héroïne, Lucile, prof de français (eh oui, il faut bien que la littérature soit représentée) se laisse également séduire. Malgré l’interdiction absolue de se rencontrer dans la vraie vie (encore une constante du genre), ils formeront bientôt un couple à la Marvel, « dégommant » candidement toutes sortes d’ennemis plus dangereux les uns que les autres car, et c’est là un des premiers intérêts du roman, ce qui se passe dans la réalité virtuelle déborde, en quelque sorte, dans la réalité… réelle.

A partir de ce scénario, pour mieux piéger le lecteur, l’auteur évite certains pièges. Celui de diaboliser les jeux video : certes, Arthur Ténor évoque bien l’enfer du jeu (« En vous laissant piéger par le jeu, vous avez basculé dans un monde d’où il est impossible de revenir par l’oubli ») mais il résiste à la tentation de délivrer une leçon de morale simpliste, comme le prouve le dénouement. Il refuse également de se prendre au sérieux : l’humour est constant, évoquant le second degré des comics.

Ce qui n’exclut pas une réflexion sur les timidités de l’adolescence: ce n’est pas un hasard si Lucile fait étudier Cyrano de Bergerac à ses élèves de Troisième car le thème de la laideur, du masque qui colle à la peau traverse tout le roman, modernisé en avatar.

Enfin, Arthur Ténor, habile prestidigitateur, comme il aime à le faire, joue sur les mises en abyme et en profite pour « glisser » quelques définitions bien senties de la littérature, à moins que ce ne soit du jeu video (et cette assimilation même est bienvenue), comme « pouvoir d’agir sur le réel par l’intermédiaire de chimères qui ne devraient exister que dans notre imagination ».

Bref, voilà un roman qui cesse de dresser les unes contre les autres les différentes manifestations de la culture et qui, à travers un jeu sur le jeu fait de la lecture un jeu. Même si le propos n’est pas neuf (et c’est ce qui est un peu décevant), même s’il n’est pas totalement abouti (les allusions à la culture geek restent superficielles), le traitement est habile et prenant.

(1) : note de bas de page en forme de « SPOIL » : comment se fait-il qu’un geek n’ait pas été alerté par le nom de Ghoster?

Sous haute dépendance

Sous haute dépendance
Ursula Poznanski

Traduit (allemand) par Sylvie Roussel
Bayard Jeunesse, 2013

Pour la horde !

Par Christine Moulin

9782747034357Encore un ! Un livre inspiré de l’univers des jeux video. A priori, le message est le même que celui souvent véhiculé par les romans à destination des adolescents: les jeux video sont dangereux, ils provoquent une addiction qui fait qu’on s’isole, qu’on laisse tomber les parents et même les copains, qu’on néglige le travail à l’école, tout cela pour le plus grand profit de sinistres manipulateurs. Ne manquent même pas les nombreuses allusions à la mythologie grecque, qui dispensent, en passant, quelques éléments culturels…

Mais ce propos un peu trop moralisateur est ici tempéré par deux facteurs: le premier, et non des moindres, c’est que, visiblement, l’auteur connaît l’univers des MMORPG (1) . Elle en décrit bien les phases, les règles, les usages (par exemple, le mépris affiché par certains joueurs experts pour les débutants) et surtout, (c’est d’ailleurs ce qui rend son propos convaincant) le plaisir qu’ils procurent. Elle arrive notamment à présenter le jeu en tant que tel, là où d’autres racontent ce qui arrive à l’avatar du joueur, faisant du jeu une histoire dans l’histoire, sans les distinguer l’une de l’autre. Par ailleurs, loin d’être stigmatisée, l’addiction (le terme est-il exact? on peut en douter) est finement analysée: le héros, Nick, se prend à penser à Erebos, à se demander ce qu’il s’y passe pendant son « absence » ; quand il doit se déconnecter, il ressent comme une impression de vide, si bien que la vie réelle et la vie « en ligne » sont inversées, la deuxième, plus intense,  prenant le pas sur la première :  » Je récuse la réalité. Je lui refuse mon concours. Je me soumets aux tentations de la fuite hors du monde et me voue corps et âme à l’éternité de l’irréel » (citation qui permet de vérifier, encore une fois, que lecture et jeu peuvent être perçus comme finalement assez proches…!).

Le deuxième facteur qui fait sortir ce roman du lot, c’est que le thème, souvent décliné, des risques que font courir les jeux video aux adolescents laisse place, dans la deuxième partie, à un thriller bien mené, à un suspense bien tenu, dont le dénouement n’est pas décevant. Thriller qui, mine de rien, amène à réfléchir sur la place du choix et de la liberté dans les décisions que chacun peut être amené à prendre et ce, dans un monde où les adultes, comme souvent aujourd’hui dans les ouvrages pour la jeunesse, sont dans l’ensemble défaillants, impuissants ou absents.

(1) l’acronyme en anglais de « Massively Multiplayer Online Role-Playing Game »

La cité : la lumière blanche

La cité : la lumière blanche
Karim Ressouni-Dumigneux
Rue du Monde, 2011

Dans la Cité, vous allez vous rencontrer

par Christine Moulin

« Rien ne vaut la recherche  lorsqu’on veut trouver  quelque chose », Bilbo    le Hobbit, J. R. R. Tolkien, cité  p. 221

citéLes romans pour adolescents qui font pénétrer dans l’univers des jeux video sont maintenant légion. Ceux dont le récit repose sur l’immersion dans un jeu grandeur nature aussi : il n’est que de penser au célèbre Hunger games. Le roman de Karim Ressouni-Dumigneux relève de ces deux genres : avec quel talent!

Thomas, le narrateur, vit seul avec son père: sa mère est morte à sa naissance et son père ne s’est jamais vraiment remis de la mort de son épouse. Pour autant, il n’est pas un adolescent triste et solitaire : il a deux amis très proches, Jonathan, son double, en quelque sorte (comme le prouve le choix du même prénom pour leur avatar respectif, « Harry ») et Nadia, un peu « intello », féministe engagée. Il adore la magie, passion qu’il partage avec son oncle Louis, jumeau de sa mère, qui l’emmène voir tout ce qui concerne cet art.

La vie de Thomas va basculer quand pour son anniversaire, son grand-père lui offre une inscription au jeu en ligne la Cité, dont l’un des slogans publicitaires est : « Dans la Cité, vous allez vous rencontrer ». Ce jeu est révolutionnaire : on y est immergé comme dans la vie réelle mais, selon les concepteurs, c’est mieux que Second Life ou World of Warcraft. Autant dire que c’est du lourd! Les règles en sont très strictes : on n’a pas le droit de faire communiquer vie extérieure et vie dans la Cité, sous peine de subir une légère douleur, semblable à celle d’une décharge électrique, celle provoquée par la Lumière Blanche qui donne son nom au premier tome (« De fait, nous entrions dans la Cité en passant par cette lumière blanche, elle nous  bloquait et nous heurtait si nous transgressions les règles ») mais qui est aussi le pendant inversé de la lumière noire utilisée dans les tours de magie. Surtout, on ne sait pas quel est le but du jeu si bien que le  but du jeu, c’est de trouver le but du jeu (oui, on vous l’avait dit, cela ressemble étrangement à la vie). Cette quête va, bien sûr, se révéler bien plus dangereuse qu’il n’y paraît, même, si pour l’instant, au terme du tome 1, la mort dans la Cité ne paraît pas « déborder » sur la vie réelle. Mais il y a danger et danger, Thomas va l’apprendre à ses dépens: la fin de cette première partie est terrible, apportant à la fois révélations et suspens. C’est que, comme dans les bons romans, dans la Cité, « tout est possible, mais tout a des conséquences ».

Ce qui est fascinant, c’est le jeu de miroirs dans lequel ce roman nous entraîne, rendant plus manifeste le pouvoir de la littérature, sans l’analyser de façon désincarnée ni intellectuelle. Il y a d’ailleurs beaucoup de miroirs dans ce livre : ceux qu’utilise Little King, un magicien que Thomas et son grand-père sont allés voir en Bretagne, mais aussi ceux que l’on trouve dans la Cité et dans lesquels Thomas et son ami Arthur peuvent découvrir les agissements passés de leurs amis, à l’instar de Frodon découvrant, dans le Seigneur des anneaux, le passé de Galadriel. Ce sont les miroirs qui sont le thème de la thèse de la mère de Thomas: « Les jeux de miroir dans A la recherche du temps perdu ».
On ne compte plus les mises en abyme: les évènements, dans la Cité, sont souvent modelés par d’autres univers de fiction,  concrétisant ainsi ce que d’aucuns ont appelé l’intertextualité. Ainsi, si Harry-Thomas rencontre Arthur et Lisa, c’est grâce à une passion commune pour Tolkien. Harry et Lisa peuvent se métamorphoser, ou plus exactement, rajeunir ou vieillir à volonté : ces changements se font par l’intermédiaire de poèmes écrits au passé (Verlaine), au présent (Nerval) ou au futur (Victor Hugo).
Mais il faudrait aussi citer les commentaires que les joueurs écrivent sur la Toile dans la vie réelle: ils servent à faire monter le suspens mais rappellent aussi ceux que nous produisons sur nos lectures (à commencer par cette présente chronique!!). Il faudrait citer les allusions à de nombreux films (Psychose, Edward aux mains d’argent, Batman, Black Swan), sans oublier ces ordinateurs qui enregistrent la mémoire de la Cité et qu’une bande de joueurs malfaisants a détruits: à jamais ? Que deviendra, dans ce cas, la « recherche du temps perdu »? Nombreux, en effet, sont les jeux sur le temps car pendant que les joueurs vivent dans la vie réelle, ils sont exposés et continuent à agir dans la Cité.
Enfin, last but not least, si vous tapez l’adresse indiquée dans le roman comme étant celle du module « La Cité » (« search the lost time » !) eh bien, … essayez !

Bref, Karim Ressouni-Dumigneux a utilisé tous les poncifs du genre (la confusion vie réelle/vie jouée, les avatars, les métamorphoses, les superpouvoirs, etc.) pour leur donner une portée symbolique nouvelle, sans pour autant leur faire perdre leur pouvoir narratif. Le roman est haletant mais on se rend compte aussi qu’il faudrait le relire pour savoir vers quelle découverte nous mènent ses savants méandres. D’ailleurs, Lisa ne nous a-t-elle pas montré le chemin quand elle dit de Bilbo le Hobbit : « Je le connaissais déjà, mais, oui, du coup, je le relis, je me dis que cela doit signifier quelque chose » ou Thomas, quand il essaye de reconstituer un puzzle d’un tableau peint à la manière de Matisse? Tout se fait écho (on aurait pu parler du thème de la gémellité, autre piste intéressante à suivre, du jeu sur les prénoms car Thomas s’appelle Tom, Harry mais aussi Mandrake ou Man, du rôle de la lettre « H », etc.), rien ne semble gratuit: un épisode apparemment tout simple en appelle un autre, nous entraînant dans un passionnant labyrinthe (celui-là même dans lequel un des joueurs est enfermé) et dans une recherche de sens longtemps renouvelée (la Boucle Infinie de la dernière scène…). Cela s’appelle la Littérature, je crois.

La page Facebook du livre : http://www.facebook.com/pages/LA-CIT%C3%89-le-livre/291350254226162

 

La fille de mes rêves

La fille de mes rêves
Christophe Lambert, Sam Van Steen

Soon, 2011

Second Life

par Christine Moulin

fille de mes reves.jpgNous sommes dans une société à peine futuriste, donnant même parfois l’impression que l’auteur ne tenait pas spécialement à écrire un livre d’anticipation. C’est ainsi qu’in extremis (p.271), il fait manger de petites pilules à ses personnage: clin d’oeil! Et encore laissent-elles la place à un bon couscous fumant…
C’est que tout est comme aujourd’hui dans ce roman, à ceci près que la technique en général et les jeux vidéo en particulier ont fait des progrès. On peut désormais, sous forme d’avatars, grâce à une Dreambox (et évidemment, à prix d’or, avec abonnements « ordinaire » et « Premium »!) diriger ses rêves et notamment, draguer la nuit. Cette vie nocturne suscite les mêmes interrogations que les jeux en ligne du type Second Life qui existent déjà aujourd’hui: qui est qui? Comment construire son identité en souhaitant être un autre? Comment passer du virtuel au réel? Est-ce par frustration que l’on cherche à séduire dans ce « Real Dream »? A qui confions-nous nos rêves? Jusqu’où l’appât du profit peut-il mener? Que peut-on souhaiter pour être heureux? Ces questions sont bien posées par le roman, sans rien de didactique ni de militant. Tous les personnages ont des côtés auxquels le lecteur peut s’identifier, même les « méchants », et le thème du jeu sur les identités, qui devrait plaire aux adolescents, est fouillé, repris en écho par celui de la gémellité.

L’histoire, quoique classique, embarque le lecteur: d’une part, un essaim détraque le logiciel et rend les rêves mortels. D’où, bien sûr, enquête et drames en série (la seule chose qui laisse un peu sur sa faim, c’est qu’on aurait aimé savoir d’où venait cet essaim et quelle en était la nature, au juste…) D’autre part, dans certains chapitres, le narrateur cède la parole à un lycéen, Kamel, qui cherche l’amour et revivra un schème à la Cyrano dans les méandres du virtuel. Les deux pistes, traitées avec rigueur et cohérence, se rejoindront, bien sûr.

Rien de lénifiant: la violence des rapports sociaux, la violence physique aussi, la sexualité, le cynisme font partie du décor mais ne portent jamais à la désespérance. Bref, voilà un livre qui se lit bien mais qui évite les raccourcis simplificateurs.

Le cantique des elfes

Le cantique des elfes
Myriam Chirousse

Thierry Magnier, 2011

Y a-t-il un narrateur dans le roman ?

par Christine Moulin

cantique.jpgCréditons l’auteure d’avoir voulu brouiller les repères narratifs pour donner une idée de la désorientation des personnages. Peut-être, toutefois, en a-t-elle un peu trop fait…

Résumons: nous avons donc un premier chapitre en « tu » (la comparaison avec Contre Dieu, qui repose sur le même principe est cruelle…): « tu » étant Jessica, une adolescente de quatorze ans, rêveuse et romantique, qui préfère vivre, sous les traits de Lady Kerridwen, dans un château gothique sis dans les contrées virtuelles d’Ultramonde, plutôt que dans la plate réalité de son existence, pourtant douillette, au fond; nous avons aussi un deuxième chapitre écrit à la troisième personne, du point de vue d’Helena, l’amie de « tu », personnage moins facile à cerner puisqu’au début du roman, elle apparaît comme la copine sûre d’elle qui jette son dévolu sur le beau Sébastien Moret et arrive assez facilement à « sortir avec » lui tandis que par la suite, elle semble perdue au point de tomber dans les griffes d’une secte d’amazones, dans l’Ultramonde, qu’elle fréquente également ; nous avons un troisième chapitre sous forme d’un dialogue entre Lupus Negrus, l’elfe noir inquiétant qui a envoûté Lady Kerridwen, mais ce dialogue se déroule dans la vie réelle, puisque la « jonction » a eu lieu; enfin… bon, je n’en dirai pas plus; nous avons enfin un quatrième chapitre où Tom, un lycéen surdoué mais complètement déscolarisé, s’adresse à Jessica. Ouf…