Le Gout du cresson
Andrea Wang & Jason Chin
HongFei 2024
Du pouvoir de la mémoire
Par Michel Driol
Les parents de la narratrice, sino-américaine, arrêtent soudain la voiture pour que toute la famille aille cueillir du cresson au bord de la route. Si son frère s’en amuse, elle est dégoutée, et refuse de manger le plat de cresson que sa mère a préparé le soir. Celle-ci montre alors une photo de son enfance, en Chine, durant la grande famine. La fillette découvre alors tout un pan douloureux de son histoire familiale.
Ouvrage pour une grande part autobiographique, cet album aborde avec douceur et sensibilité des thèmes complexes liés à l’immigration et à la pauvreté. C’est d’abord la honte ressentie par la fillette, honte d’avoir à se rabaisser à ramasser des plantes pour manger au lieu d’aller les acheter au magasin. Honte de sa famille, pauvre à ce que l’on devine, et vivant comme un traumatisme cet épisode de ramassage du cresson, au milieu des escargots, dans l’eau glacée. Le texte souligne ces sentiments sans aucune complaisance, montrant la souffrance de la fillette face à cette épreuve. C’est ensuite la honte d’avoir eu honte, lorsqu’elle comprend à quel point, durant la grande famine (Chine, années 59 à 61), le cresson a sauvé la vie de sa mère, mais pas de son oncle. Que savent les enfants d’immigrés des souffrances vécues par leurs parents ? Que savent-ils de la vie d’avant qu’ont connue leurs parents ? L’ouvrage plaide pour que les souvenirs soient révélés, que les secrets de famille n’en soient plus. Façon de réconcilier tout le monde autour d’une histoire douloureuse, mais commune, qui fera apprécier le gout du cresson et faire de cette journée un nouveau souvenir à raconter. L’album parle donc de l’exclusion, du sentiment de se sentir différent, mais aussi de la perte des repères, du pays natal, et de la culpabilité diffuse qu’éprouvent finalement tous les membres de la famille.
Cette histoire fine et émouvante est racontée avec une grande simplicité de moyens et une volonté de réalisme dans le texte et les illustrations, qui s’inscrivent magnifiquement dans le format large à l’italienne, avec un montage très cinématographique alternant les plans d’ensemble et les gros plans. On est en Ohio, à bord d’une vieille Pontiac rouge, dans des couleurs fanées, passées, estompées comme le souvenir. La nostalgie de la Chine est traitée par quelques images en sépia, dans des teintes encore plus sombres et délavées, comme la photographie de la famille. Tout ce dispositif permet de pénétrer au plus proche de l’intimité d’une fillette et de sa famille. C’est à la fois universel et ancré dans des faits historiques et des souvenirs de l’autrice.
Un album lumineux qui dit les ressentis d’une fillette immigrée, se sentant différente, et qui parle de la nécessité de transmettre une histoire familiale, fût-elle tragique, pour se sentir mieux, mieux vivre ensemble et se comprendre.