Déplacements

Déplacements
Elisa Sartori
Cotcotcot 2025

Solitude de l’exilée…

Par Michel Driol

Un récit encadrant qui pose la fin d’un repas de famille, un dimanche, au cours duquel la mère raconte ses premiers pas dans ce pays, après avoir dû quitter le sien, trop chaud, après avoir traversé la mer. Puis ce récit, récit à la troisième personne, récit qui mêle solitude, inconnu, souvenirs de la famille restée au pays, quête d’une nouvelle identité jusqu’à la rencontre finale avec une nouvelle amie, mais qui s’arrête avant la fondation d’une nouvelle famille.

C’est d’abord un récit tout en sobriété, un récit qui se veut neutre, évoquant tantôt les habitudes, celle du café noir le matin avec les chaises comme seule compagnie, tantôt des épisodes, comme cet album photo trouvé dans un marché aux puces. Récit à la troisième personne, donc, façon d’objectiver les notations, mais en fait autant mise à distance de l’émotion que procédé permettant de mieux la faire ressentir. C’est aussi une façon de mettre en évidence le regard et les interrogations de l’étrangère qui cherche à décrypter le monde dans lequel elle se trouve, en particulier au travers de l’emploi régulier du verbe semble, invitant à questionner le monde, les êtres, les objets au-delà de leur apparence.

Ce sentiment d’étrangéisation est renforcé par les illustrations qui donnent à voir des personnages, de choses inquiétantes et sombres. Et ce, dès la couverture, une bouille d’enfant émergeant d’une forme géométrique, difforme, noire, au-dessus de deux bottes d’un orange bien terne. On serait au théâtre, on serait chez Tadeusz Kantor. On va retrouver tout au long de l’album cette représentation des passants, photographie des visages en noir et blanc, visages sans sourires,  silhouettes géométriques gommant toute humanité. Toutefois, au fil de l’album, les visages deviennent corps photographiés, de loin, silhouettes minuscules. Autant de façons de montrer plastiquement cette mise à distance, cette coupure entre ceux d’ici et celle d’ailleurs. Les photographies montrent peu à peu le décor, un décor urbain, de maisons collées les unes aux autres, comme dans les villes  ouvrières anglaises, d’où émergent parfois des grands immeubles. Toujours du noir et blanc, parfois marqué de cet orange terne, photos pixellisées comme pour dire le flou de la perception. Troisième axe de l’illustration, les représentations de l’intérieur du logement de la mère, illustrations à la géométrie marquée qui montrent le vide et la solitude au début, une installation plus confortable à la fin, avec les fauteuils,  le chat, l’appareil photo polaroid et la plante en fleurs. Enfin, dernier axe de l’illustration, les objets du marché aux puces, objets abandonnées, tout comme la mère, échoués là par hasard, avec pourtant une histoire propre digne d’être racontée, reconstituée, ou inventée Objets mis en réserve, en blanc sur fond orange, représentations des photos de personnages retraçant des épisodes de vie, mais visages sans traits, inexpressifs, anonymes. Autant de procédés pour dire le manque et l’absence.

Il y a là un vrai travail et une vraie réflexion sur l’illustration, et sur le rapport texte image qui, à eux deux, disent la solitude, la nostalgie, la tentative de s’intégrer et ses difficultés. Difficulté d’entrer en contact avec les autres, parlant une langue inconnue, quête de sens à travers des objets abandonnés, exposés et exposant une intimité dans un marché aux puces. Cette approche esthétique rend parfaitement sensible la difficulté de l’exil et de l’adaptation à un monde nouveau, aux êtres étranges et inquiétants, au paysage urbain uniforme et labyrinthique, envoyant à la solitude au milieu de la foule.

Sur un thème difficile, un album d’une grande originalité formelle, et d’une grande sensibilité. A lire à tout âge.

Le Gout du cresson

Le Gout du cresson
Andrea Wang & Jason Chin
HongFei 2024

Du pouvoir de la mémoire

Par Michel Driol

Les parents de la narratrice, sino-américaine, arrêtent soudain la voiture pour que toute la famille aille cueillir du cresson au bord de la route. Si son frère s’en amuse, elle est dégoutée, et refuse de manger le plat de cresson que sa mère a préparé le soir. Celle-ci montre alors une photo de son enfance, en Chine, durant la grande famine. La fillette découvre alors tout un pan douloureux de son histoire familiale.

Ouvrage pour une grande part autobiographique, cet album aborde avec douceur et sensibilité des thèmes complexes liés à l’immigration et à la pauvreté. C’est d’abord la honte ressentie par la fillette, honte d’avoir à se rabaisser à ramasser des plantes pour manger au lieu d’aller les acheter au magasin. Honte de sa famille, pauvre à ce que l’on devine, et vivant comme un traumatisme cet épisode de ramassage du cresson, au milieu des escargots, dans l’eau glacée. Le texte souligne ces sentiments sans aucune complaisance, montrant la souffrance de la fillette face à cette épreuve.  C’est ensuite la honte d’avoir eu honte, lorsqu’elle comprend à quel point, durant la grande famine (Chine, années 59 à 61), le cresson a sauvé la vie de sa mère, mais pas de son oncle. Que savent les enfants d’immigrés des souffrances vécues par leurs parents ? Que savent-ils de la vie d’avant qu’ont connue leurs parents ? L’ouvrage plaide pour que les souvenirs soient révélés, que les secrets de famille n’en soient plus. Façon de réconcilier tout le monde autour d’une histoire douloureuse, mais commune, qui fera apprécier le gout du cresson et faire de  cette journée un nouveau souvenir à raconter. L’album parle donc de l’exclusion, du sentiment de se sentir différent, mais aussi de la perte des repères, du pays natal, et de la culpabilité diffuse qu’éprouvent finalement tous les membres de la famille.

Cette histoire fine et émouvante est racontée avec une grande simplicité de moyens et une volonté de réalisme dans le texte et les illustrations, qui s’inscrivent magnifiquement dans le format large à l’italienne, avec un montage très cinématographique alternant les plans d’ensemble et les gros plans. On est en Ohio, à bord d’une vieille Pontiac rouge, dans des couleurs fanées, passées, estompées comme le souvenir. La nostalgie de la Chine est traitée par quelques images en sépia, dans des teintes encore plus sombres et délavées, comme la photographie de la famille. Tout ce dispositif permet de pénétrer au plus proche de l’intimité d’une fillette et de sa famille. C’est à la fois universel et ancré dans des faits historiques et des souvenirs de l’autrice.

Un album lumineux qui dit les ressentis d’une fillette immigrée, se sentant différente, et qui parle de la nécessité de transmettre une histoire familiale, fût-elle tragique, pour se sentir mieux, mieux vivre ensemble et se comprendre.

Le Jour du papillon blanc

Le Jour du papillon blanc
Françoise Johnen – Elodie Flavenot
La cabane bleue 2024

Quand il faut tout quitter…

Par Michel Driol

Par un jour de pluie, Esther demande à Virgile de regarder les photos de sa petite enfance. Alors que Virgile voudrait bien trier les objets cassés, les vêtements trop petits, Esther veut tout garder. Lorsque le rivière sort de son lit, ils doivent quitter leur maison avec peu de bagages. Et les voilà descendant en barque la rivière, échangeant leurs souvenirs, jusqu’au terme de leur voyage.

Avec beaucoup de poésie, voilà un album qui aborde des sujets graves, comme les dérèglements climatiques et l’émigration liée aux bouleversements écologiques autour de deux personnages. Quelles sont leurs relations familiales ? L’album ne le dit pas, laissant chaque lecteur projeter sur eux une relation fraternelle, filiale ou autre… Ce qui compte ce sont leurs différences (d’âge, de maturité, de comportement …). Autant l’une est attachée à tout conserver, autant l’autre souhaite que les objets circulent, puissent être réemployés. Autant l’une est insouciante, autant l’autre est plus mûr, plus conscient du danger que la pluie leur fait courir. L’une est protégée, l’autre est protecteur, voilà l’essentiel, dit la construction du récit et des personnages. La seconde partie de l’album est consacrée au périple des deux personnages sur leur barque, dans des univers que le texte signale comme étant de plus en plus gigantesques : rivière – fleuve – mer – océan. Au milieu de cet univers, ils ne sont rien, perdus.  Mais ces émigrés qui ont tout perdu n’ont pas perdu leurs souvenirs, que le texte et l’image matérialisent d’une façon très poétique. Souvenirs qu’on peut jeter par-dessus bord, qu’on peut inventer, qu’on peut ranger dans la boite à cookies…  Souvenirs représentés sur l’image comme des petites enluminures dorées capables d’envahir l’espace, façon d’en montrer, graphiquement, la valeur, comme lien avec le passé. Ainsi l’album sort d’un certain réalisme brutal et violent, celui de l’arrachement à un espace familier, pour entrer dans un imaginaire réconfortant, imaginaire lié à la parole qui ranime le passé, voire le réinvente. Les illustrations inscrivent l’histoire dans deux types d’espaces : à la fois l’espace d’un intérieur de chambre dans lequel tout enfant occidental se reconnaitra et un extérieur fait de maisons sur pilotis plus polynésien.  Quant à la dernière illustration, elle intègre avec bonheur des éléments de provenance diverse ; des lamas, des cerisiers en fleur, une cabane bien perchée sur un arbre, et une rivière bien sage. Image d’un paradis terrestre retrouvé, d’une nouvelle vie pour Esther, symbolisée par ce papillon blanc qui était là le jour de sa naissance.

Edité par la Cabane bleue, un éditeur qui s’efforce, par ses pratiques, de protéger la Terre, Le Jour du papillon blanc est un conte écologique qui nous conduit à réfléchir sur ce qui a vraiment de la valeur pour nous, tout en nous sensibilisant aux problèmes des réfugiés climatiques, de la montée des eaux – problème que l’actualité récente en Espagne ou en France a mis en lumière.

Quand on arrive en France

Quand on arrive en France
Jena Michel Billioud – Michaël Sterckerman
Casterman 2024

Histoire de l’immigration en France

Par Michel Driol

De l’Ancien régime à nos jours, cet ouvrage constitue une véritable encyclopédie chronologique de l’histoire de l’immigration en France.

De la poignée d’artistes, banquiers venus d’Italie au XVIème siècle aux Ukrainiens fuyant l’invasion de leur pays par la Russie, le documentaire explore toutes les vagues d’immigration, en s’attachant en particulier à l’histoire des idées et des mentalités, à la façon dont la société française se les ait représentés, les a accueillis ou rejetés,  selon leur origine, leur religion, les convictions politiques qu’on leur prêtait, selon les époques.

Particulièrement bien structuré, l’ouvrage s’attache à être pédagogique et lisible par tous. Des paragraphes courts, clairs et bien écrits, toujours accompagnés d’un titre explicite, des encadrés qui mettent l’accent sur le regard porté sur les immigrés dont il est question, des parcours de migrants, explicites, montrant l’intégration réussie à partir d’exemples variés et particulièrement bien choisis. Ainsi l’ouvrage s’appuie aussi bien sur des figures individuelles que sur l’histoire collective des différents groupes évoqués. L’ouvrage a aussi recours à des bandes dessinées pour raconter, en double page, tel ou tel épisode historique. Régulièrement en quatre vignettes, sous forme de dialogue entre un personnage plus âgé et un plus jeune, il répond à quelques questions fondamentales : comment on devient français à telle époque, ou comment aujourd’hui demander l’asile en France. L’ouvrage est illustré d’une riche iconographie variée : reproductions d’affiches de propagande, couvertures de livres, photographies d’époque, cartes… à quoi il faut ajouter les illustrations de Michaël Sterckerman qui aèrent cet ouvrage à la fois très dense en informations et très agréable à lire.

A cela s’ajoute la volonté de donner des arguments pour répondre à cinq idées reçues. Dans des doubles pages, il s’agit de démonter des représentations ou des discours trop souvent colportés, et sans fondement. Les étrangers volent-ils le travail des Français ? Les Polonais ont-ils été le modèle d’assimilation que l’on donne en exemple ? Cet ouvrage s’inscrit pleinement dans un contexte social et politique qui veut faire de l’immigré le bouc émissaire, et entend remettre en perspective historique des faits de nature très diverse liés aux colonisations, aux besoins de main d’œuvre, aux révolutions et coups d’état ici ou là dans le monde. Il assume bien évidement une position antiraciste, n’hésitant pas à montrer, par des citations bien choisies et explicitées, la xénophobie, soulignant comment elle va se loger dans le vocabulaire, dans la façon de nommer les immigrés.

Cet ouvrage, édité en partenariat avec le Musée national de l’histoire de l’immigration, est une somme indispensable aujourd’hui, que tous les ados, qu’ils soient descendants d’immigrés ou pas, devraient lire pour mieux comprendre la société dans laquelle nous vivons. Souhaitons qu’il trouve rapidement sa place dans tous les CDI et les bibliothèques municipales !

Perdu ma langue

Perdu ma langue
Daisy Bloter – Victoria Dorche
Didier Jeunesse 2022

Mabo ou les deux jardins

Par Michel Driol

Lorsque ses grands parents lui téléphonent pour son anniversaire, et lui chantent une chanson en sindar, leur langue, Mabo est incapable de leur répondre. Cette langue, il l’a oubliée. A l’école, il en parle avec ses copains : l’un, qui ne parle que bambara avec sa mère, n’est pas prêt d’oublier cette langue. Dans l’immeuble, Madame Liouba a conservé son accent russe. Et lorsqu’arrive en classe une fillette parlant aussi sindar, Mabo se détourne d’elle. Il faudra toute l’ingéniosité de ses copains pour que Mabo retrouve sa langue.

Adapté d’un spectacle jeune public interprété par l’autrice, Perdu ma langue est un album qui aborde la migration, l’acculturation, l’identité sous un angle rarement adopté en littérature jeunesse, celui du lien ou du conflit entre la langue d’origine et la langue du pays. Le sindar – langue inventée dans l’album – est la langue maternelle, celle dans laquelle on a été materné, celle des comptines de la prime enfance, celle qui relie à la culture d’origine, mais que personne ne parle dans le pays d’accueil. D’où  son oubli par Mabo, qui n’en perçoit plus l’utilité, mais qui éprouve malgré tout un sentiment indéfinissable de gêne ou de culpabilité devant cet éloignement linguistique qui le coupe du lien avec ses grands-parents. Ce n’est pas tant la volonté de s’intégrer par le français qui le pousse que son interrogation sur sa propre identité. Lui qui est né en France, est-il d’un pays où on parle le sindar ou français ? Lui se sent pleinement français. La richesse de cet album est de faire vivre ce tiraillement, ce déchirement à hauteur d’enfant bien entouré par sa famille et ses copains de toutes les origines. La langue ne peut se déployer que dans la communication, et est un marqueur de reconnaissance. Mais l’album souligne autant le lien avec la toute petite enfance – c’est par une chanson enfantine que les mots de sindar reviennent à Mabo – que la richesse du mélange, du métissage, symbolisée à la fin par ce repas où se retrouvent les deux familles originaires du même pays qui mêlent leur langue et le français dans un partage communicatif. Le récit est entrecoupé de poèmes, imprimés dans une graphie différente, poèmes qui disent la voix intérieure de Mabo, ses doutes, ses questions dans une langue particulièrement rythmée. Les illustrations, très colorées, complètent le récit en donnant à voir tantôt l’intérieur des appartements, tantôt la richesse de la ville où se cotoyent des gens de toutes origines et cultures.

Un album au titre très évocateur pour aborder la question complexe de l’interculturel, pour dire la diversité et la nécessité des langues, leur complémentarité, et pour apprendre que l’important n’est pas de bien les parler, en puriste, mais de les conserver car elles sont la marque d’une histoire personnelle, et pour suivre au plus près les réactions d’un jeune enfant qui en vient à éprouver de la honte envers sa langue maternelle, avant de comprendre qu’il peut être bilingue, et cultiver ainsi deux jardins à la fois.

L’Honneur de Zakarya

L’Honneur de Zakarya
Isabelle Pandazopoulos
Gallimard Scripto 2022

L’Etranger aux autres et à lui-même ?

Par Michel Driol

Zakarya, entre adolescence et âge adulte, est accusé du meurtre d’un autre boxeur, Paco. Il se mure dans le silence. Entre scènes d’audience du procès et retours en arrière, entre le Morvan natal et la région parisienne, entre la mère aimante et les bandes de banlieue, entre enfants de l’immigration et bobos, c’est toute la courte vie de cet antihéros que raconte ce roman noir.

Qui est Zakarya, qu’est-ce qu’un individu ? De lui, on ne perçoit que des éclats, des fragments, une personnalité qui se difracte selon les époques, selon les situations, selon celles et ceux avec qui il est en présence. Il semble absent à sa propre histoire. Est-ce lui l’assassin ? Certes, il a eu maille à partir avec la police, a été violent, incontrôlable, mais par ailleurs tout le montre attentionné, sensible, altruiste… Ce sont là différents aspects de ce personnage qu’il est difficile d’assembler, comme un puzzle aux pièces trop nombreuses. C’est la force de ce roman de mettre le lecteur en position de juge, en lui révélant petit à petit des bribes d’un passé qui s’entremêlent, et donnent du personnage principal des visions contradictoires. C’est aussi un roman qui vaut par l’arrière-plan social sur lequel il s’inscrit, qu’il s’agisse de la condition des femmes immigrées, en province ou en région parisienne, de  la bourgeoisie de province, de toute une sociologie banlieusarde, entre club de boxe comme une planche de salut et grands frères islamistes, caïds mêlés à tous les trafics. Personne – pas plus le lecteur que les personnages –  ne sort indemne de ce roman, qui célèbre pourtant l’amour inconditionnel d’une mère pour son fils, ou l’empathie sans faille d’une avocate. Tous les personnages semblent dans l’excès, excès d’amour, excès de silence, excès de sensualité, excès de timidité, excès de désir. Comment trouver sa voie, se construire, se repérer, en particulier au moment de l’adolescence, des premiers émois amoureux, des grandes rebellions, lorsque l’on a été coupé de ses racines dans le Morvan ? Mensonges, faux-semblants, paraitre, tout cela forme comme un engrenage qui va broyer le héros, dont on sent bien que son silence – et le sacrifice – ne sont  là que pour protéger quelqu’un. Mais qui ? Rarement la forme du roman noir aura été si bien utilisée pour dire les ombres qui planent sur nos destinées, quand il est difficile de trouver une place, sa place, dans le monde, en particulier lors que l’on n’a pas de père reconnu et qu’on porte un nom à consonance maghrébine. Disons enfin que ce roman  – comme souvent les romans de l’autrice – donne la parole à ceux qui sont d’ordinaire sans voix, qu’on n’écoute pas, en raison des préjugés trop nombreux ou de leur difficulté à se dire. Il tente de faire comprendre comment de petit garçon morvandiau on devient ado à problème, dans une perspective finalement assez rousseauiste : l’homme nait bon, c’est la société qui le corrompt. Au fond, telle est bien l’essence du polar, d’interroger et de montrer le mal à l’œuvre dans la société.

Un roman noir et sombre, fait d’allers et retours pleins de sens entre le présent et le passé,  qui parle sans faux-semblants de notre société, sans donner de leçons,  et de la difficulté d’être juste quelqu’un de bien quand tout s’y oppose.

Le Poème de Fernando

Le Poème de Fernando
Eric Pessan
Thierry Magnier –Petite poche – 2022

Quand on prend soin d’un poème

Par Michel Driol

A 64 ans, Fernando trouve par terre un poème tout chiffonné. Ce dernier, petit à petit, reprend vie, et Fernando se promène avec lui dans tout le quartier et tous les deux deviennent célèbres. Mais un enfant, seul et triste, les regarde avec des yeux pleins de colère. Le lendemain, Fernando lui donne le poème, puis va le nourrir, jusqu’à ce que l’enfant parte ailleurs, et qu’il lui envoie un poème, jeune, vif et intrépide.

Que peut la poésie aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’un poème ? Ce sont à ces questions, en faisant appel à l’imaginaire, que répond ce court roman. La fable montre que le poème est vivant, qu’il échappe à tout, suit sa propre voie, mais surtout qu’il est capable d’apporter à chacun quelque chose d’essentiel. Avec un côté quelque peu brechtien, d’abord vient la bouffe, ensuite la poésie, le roman parle aussi de l’accueil des réfugiés, de la façon de prendre soin d’eux comme de la poésie, qui est définie aussi bien négativement, par ce qu’elle n’est pas, que positivement, dans ses multiples variations.

Un roman court, destiné à de jeunes lecteurs débutants, qui indique la nécessité de la littérature, et plus particulièrement de la poésie pour vivre.

Pas chez nous !

Pas chez nous !
Yaël Hassan
Le Muscadier – Collection Rester vivant – 2022

Bienvenue à B* ?

Par Michel Driol

La préfecture décide d’ouvrir  à B*, bourgade du Var, un foyer pour accueillir une quinzaine de migrants, au grand dam de son maire, d’extrême droite. Plutôt que de résumer le roman, afin de laisser à chaque lectrice et lecteur le plaisir de suivre l’intrigue, on va en donner la liste des principaux personnages. D’abord l’héroïne, Amélie, fille du maire, qui rêve de liberté, et est tombée amoureuse d’Anton, un néofasciste violent. Sa principale amie, Clara, bien différente d’elle, fille du directeur du journal, élève sérieuse et ouverte, qui rêve de devenir journaliste. Issam, un jeune migrant dont toute la famille a péri en Syrie. Et, du côté des adultes, le père et la mère qu’Amélie, que tout oppose (l’un d’extrême droite, hostile aux migrants, l’autre de gauche, favorable), Crystel qui a monté une association pour le vivre ensemble, et la grand-mère d’Amélie, ancienne institutrice fortement opposée aux idées de son fils.

Ecrit en suivant au plus près le point de vue d’Amélie, le roman ne se refuse pas à une certaine polyphonie, en prenant en compte différents regards sur l’accueil des migrants et demandeurs d’asile, mettant en particulier en évidence, au-delà du refus idéologique de l’extrême droite, cette peur de l’inconnu qui disparait lorsque l’inconnu devient connu. Le roman s’inscrit dans un espace géographique bien délimité, le Var, pour une intrigue pleine – hélas- de réalisme, dans une petite communauté où tout le monde se connait. Dans ce quasi huis-clos en plein air, il montre surtout que les certitudes peuvent vaciller, et que tout le monde peut évoluer dans le bon sens, et prendre conscience, à son rythme, des dangers que représente l’extrême droite, dangers que le roman expose sans fard : tags sur les murs, certes, mais surtout haine des juifs et des étrangers, violence sans limite et incontrôlable. Les deux adolescentes, Amélie et Clara, sortent grandies et transformées des événements qu’elles traversent. A un certain moment, il faut savoir dire non, ce que font, petit à petit, tous les personnages que Yaël Hassan traite avec empathie – à l’exception des néonazis. Avec une mention spéciale pour le personnage du père d’Amélie, véritable caricature du politicien récupérant tout à son avantage, sans grande conviction au fond. Malgré son côté sombre, c’est un roman optimiste, dont l’auteur indique que le déroulement et le dénouement lui ont été inspirés par la réalité.

Un roman qui résonne avec l’actualité récente, comme de nombreux autres ouvrages de littérature jeunesse qui n’hésitent pas à s’engager au nom des valeurs d’hospitalité et d’ouverture aux autres, comme ces auteurs à laquelle la bibliothécaire jeunesse que rencontre Amélie rend hommage, comme un clin d’œil adressée par Yaël Hassan à celles et à ceux qui, comme elle, croient que la littérature pour la jeunesse peut ouvrir les yeux sur le monde contemporain et faire changer les représentations et préjugés.

Un billet pour l’Amérique

Un billet pour l’Amérique
Isabelle Wlodarczyk – Barroux
Kilowatt 2021

The Immigrant

Par Michel Driol

A presque 18 ans, Pénélope reçoit un billet de bateau pour rejoindre son oncle, récemment immigré à New York. Elle quitte son père et sa mère, part avec l’espoir de devenir médecin, accompagnée par sa voisine Agathe qui va rejoindre son mari, déjà installé aux Etats-Unis, et sa petite fille. Départ déchirant de la petite ile vers Athènes, où elle doit tricher pour embarquer car elle est mineure, traversée à la fois éprouvante et exaltante en bateau, et c’est Ellis Island, à l’immensité stupéfiante. Retrouvailles enfin avec la communauté grecque de New-York et reprise des études.

L’album retrace avec réalisme et empathie un parcours singulier, mais à l’image de tant d’autres, parcours de ces immigrants partis de Grèce, d’Irlande ou de Pologne pour espérer trouver une vie meilleure au Nouveau Monde. C’est là toute la force de la fiction d’exemplifier, de donner à sentir tout ce qu’il y a d’espoir et de douleur dans le départ pour une destination inconnue, de faire entendre la voix de Pénélope, la narratrice, dans son originalité, sa sensibilité,  ses doutes, ses inquiétudes, ses interrogations, sa détermination aussi. Si ce parcours est historiquement daté, il ne peut manquer de faire écho à toutes celles et tous ceux qui sont à la rechercher d’un meilleur pays pour y vivre. Le récit est complété par un dossier documentaire précis sur l’immigration aux Etats-Unis, et sur Ellis Island, porte d’entrée de 1892 à 1954.

Les illustrations de Barroux proposent un parcours de lecture en contrepoint au texte. C’est d’abord l’ile grecque, avec un ciel d’un bleu magnifique, des maisons blanches, une terre ocre, images d’une Grèce où il semble faire bon vivre. Ensuite c’est Athènes, et les teintes s’assombrissent, nuit, ciel bleu pâle, puis la traversée avec un ciel d’orage et une mer sombre. Des vignettes en grisaille montrent Pénélope et la fillette dansant dans le bateau. Gris et ocre pour Ellis Island, dans une architecture qui écrase les individus, représentés en longues files. C’est enfin New York, marron et ocre. Le ciel, qui a presque disparu, est devenu blanc, comme la page blanche de l’avenir espéré de Pénélope magnifiquement symbolisé dans la dernière image.

Un album pour aider à mieux comprendre ce qui pousse certains à partir loin de chez eux, loin de ceux qu’ils aiment, avec qui ils ont grandi, pour y construire un futur meilleur, à la fois témoignage du passé et ouverture en filigrane sur le présent.

Là-bas

Là-bas
Gérard Moncomble – Zad
Utopique 2021

Un voyage immobile

Par Michel Driol

Dans une brocante, Max vend à un drôle de bonhomme un masque africain qu’a rapporté du pays son oncle. Il revoit ce masque dans la vitrine d’un coiffeur pour homme, avec lequel il va sympathiser. Ce dernier, homme solitaire, ne parle que d’Afrique, alors que, visiblement, il n’y a sans doute jamais mis les pieds. De là nait une relation improbable entre un vieil homme et un petit Africain, qui n’a jamais mis les pieds en Afrique non plus…

C’est d’abord le récit d’une amitié entre deux personnages attachants d’âges et de cultures différentes. L’un est un coiffeur traditionnel pour hommes, qui a sa vie derrière lui, et semble trainer sa solitude – à l’image de son salon désert. L’autre est fils d’Africains, relié au pays son oncle qui voyage, pris entre deux cultures, entre ici et là-bas. Mais, au-delà de cette amitié et de la façon dont la famille africaine va, en quelque sorte, faire une place et adopter le coiffeur, le récit met le récit en abyme.  En effet, il  met en scène deux personnages qui se racontent des histoires, autour d’une passion commune pour là-bas, une Afrique fantasmée. Si celle-ci est le lieu d’origine des parents pour l’enfant, lieu qu’il n’a jamais vu faute d’avoir les moyens d’y aller, que représente ce continent pour le vieil homme qui semble s’y inventer les souvenirs d’une autre vie ? Le récit laisse le lecteur échafauder ses propres hypothèses. L’Afrique devient alors, dans leurs discours, un lieu magique, fabuleux, peuplé d’animaux étranges : leur Afrique, érigée au rang de mythe, à laquelle eux deux semblent croire, comme un lecteur « croit » une fiction.

Zad illustre ce récit en donnant vie à ces deux étranges personnages, souvent saisis dans des décors qui leur donnent toute leur humanité, dans une palette colorée et sensible.

Une histoire à la fois émouvante et pleine d’humour, sur une relation à la fois intercontinentale et intergénérationnelle, pour évoquer les liens qui nous unissent.