Papa, regarde !

Papa, regarde !
Hui-Ying Chiu, Sophie Roze

HongFei, 2014

C’est beau !

Par Dominique Perrin

regarde

« L’un réfléchit, l’autre voit » : ce quasi-aphorisme de quatrième de couverture résume à sa manière cet album calme et intense, et en annonce la grande classe plastique. C’est par un jeu de cadrage et de contre-champ, discret et spectaculaire à la fois, qu’est mis en scène un moment de côtoiement, « partagé » à sa manière, entre un enfant et un papa (ours) qu’une lecture absorbe, mais qui dialogue pourtant avec son rejeton sur ce qu’il ne regarde pas (d’étrangement belles « fleurs » sur le mur du jardin). La tourne des pages est aérienne, leur charge de formes et de couleurs étonne l’oeil et le réjouit : toute ressemblance avec des situations humaines étant purement fortuite, tout cela ressemble à un tanka iconotextuel dédié à la dignité du regard enfantin.

Le samouraï et les trois mouches

Le samouraï et les trois mouches
Thierry Dedieu
Hong Fei, 2014

Sept d’un coup !, version japonaise

Par Dominique Perrin

samoDans une atmosphère de western « crépusculaire » au pays des samouraïs et des ronins (« anciens samouraï devenus brigands », précise une note de bas de double page), un Lucky luke du sabre, descendu dans une auberge pour répondre aux appels de son estomac, ignore placidement les agressions verbales et gestuelles de trois bandits, et les chasse finalement par la seule puissance intimidante de son adresse à étriper les mouches attirées par son potage. La quatrième de couverture rappelle que cette brève histoire illustre « comment l’intelligence l’emporte sur la force ». On peut se demander si elle est à la hauteur des enjeux plus prosaïques et bien réels de ce viel adage éducatif et civililisationnel dans la vie quotidienne des enfants. Cependant, cet album assez cavalier ne manque pas de sel, notamment par le travail original sur un texte composé d’imprévisibles haï-kus distillés de double page en double page.

Mon tout premier livre d’art. Tableaux célèbres

Mon tout premier livre d’art
Rosie Dickins, Sarah Courtauld

Usborne, 2011

Mon livre d’art. Tableaux célèbres
Rosie Dickins

Usborne, 2014

Manuels d’art…

 Par Dominique Perrin

mon tt prem« Tu es libre d’utiliser les couleurs que tu veux » : c’est sur ce type d’incitation idéalement explicite en ce énième siècle du rose et du bleu que repose ce « tout premier livre d’art » instructif, pratique et stimulant.Le projet est à la fois réaliste – il prend en compte le niveau de formation culturelle réel du plus grand nombre – et relativement ambitieux : il s’agit d’ouvrir en même temps les possibilités techniques et les représentations en matière d’arts plastiques. Partant, tout est inivitation ici : à empoigner résolument pinceaux et matières, mais aussi à explorer les multiples musées qui nous entourent, et plus globalement à regarder autrement le monde. Du coup, tout est « modèle » aussi, au meilleur sens du terme : le pari qui structure le livre est conforme aux acquis de la pédagogie contemporaine : des enfants cultivés et outillés sont des enfants actifs et émancipés.
tablxLe second et plus récent des ouvrages présentés ici apparaît sous ce jour nettement moins convaincant que le premier. Cette galerie de « tableaux célèbres », forcément aussi brève qu’arbitraire dans ses choix, et dont seuls les plus anciens sont situés dans le temps, ne relève assurément pas la gageure d’apprendre « tout », ou du moins quelque chose d’essentiel aux jeunes lecteurs sur les œuvres considérées. Elle tombe sous le coup, en tant que telle, des critiques percutantes formulées il y a longtemps déjà par Hannah Arendt à l’encontre du « philistinisme cultivé », attitude par laquelle la bourgeoisie s’approprie l’action artistique en la circonscrivant dans un discours technique et descriptif apte à en désamorcer la dimension de ferment social et existentiel.

L’heure des parents

L’heure des parents
Christian Bruel, Nicole Claveloux

Thierry Magnier, 2013

A la société réelle

Par Dominique Perrin

heureCe singulier album, réédité chez Thierry Magnier à titre de jeune classique des éditions Être « mises en sommeil » en 2011, s’ouvre sur le perron d’une classe, alors que s’effiloche « l’heure des parents ». Camille – lionceau de sexe indéterminé – semble s’assoupir en attendant les siens. C’est l’occasion de passer en revue, de double page en double page, sur le mode délestant de la rêverie, toute sortes de familles possibles, au gré d’un étonnant défilé de scènes collectives, assorties de prénoms, métiers et d’un sobre commentaire dans la veine enfantine.
Album fort et fin sur la diversité réelle des mœurs en matière de parentalité et de « noyau » familial, L’heure des parents s’offre à sa manière comme un « livre-jeu » qui ouvre aux jeunes lecteurs la possibilité de (s’)imaginer toutes sortes de configurations familiales, fantaisistes et conviviales, sous forme d’instantanés contenant autant de scénarios à construire (on se rappelle le beau titre de roman : D’autres vies que la mienne). Le jeu est aussi, bien sûr, de relire, avec entre autres en vue de retrouver une kyrielle de détails tous réunis dans une double page finale plus attendue que les précédentes, suivie du simple texte « Les parents de Camille s’appellent Papa et maman ».
On ne peut que fêter la réédition de ce pied de nez percutant et tranquille, d’hier et de demain, adressé par Christian Bruel et Nicole Claveloux à tous, y compris aux censeurs.

L’ami paresseux

L’ami paresseux
Ronan Badel

Autrement, 2013

Nouvelle aventure spatiale

Par Dominique Perrin

amiAu grand chagrin de ses amis de la jungle, un paresseux endormi sur sa branche est arrimé à un convoi de troncs en partance pour les zones industrielles dévolues à la grande consommation humaine.   Ce nouvel album muet de la collection « Histoire sans paroles » est placé sous le signe d’un simple et joli jeu de mots, qui en annonce la bonhomie espiègle. Qu’il soit question ici des paradoxes de l’amitié ou des moeurs étonnantes du petit animal congénitalement somnolent, le charme opère une fois de plus grâce au coup de génie d’une collection associant le long format à l’italienne à l’empire exclusif de l’image, vouée par là à occuper « toute la place » – comme chez René Char la beauté  et à assumer tous les devoirs.
Si la double-page fait ici l’objet d’un traitement moins ouvertement cinématographique que dans d’autres bijoux de la même collection, elle ménage cependant une puissante diversité de points de vue sur l’espace, et par contrecoup sur le monde et sur ce(ux) qui l’habite(nt) …sans pourtant que l’aventure se déroule hors du monde comme mystérieusement sphérique de la jungle même.

 

Entre chat et chien

Entre chat et chien
Eric Battut

Autrement, 2014

La plus fervente histoire

Par Dominique Perrin

9782218931437FSC’est la rencontre forte entre un lettré matériellement installé et un vagabond attentif au monde, entre un poète qui ne sait plus sortir et un explorateur qui a tout à découvrir des lettres, un sérieux et une légèreté…entre un créateur de texte et un créateur d’images enfin, qui désirent et accomplissent ensemble un livre qui rencontrera notamment le public des renards passionnés de poésie  !
C’est donc la plus fondamentale histoire sans doute, celle qui donne le spectacle non tant du « choc des cultures » (ou des civilisations) mais de la découverte inconfortable d’autrui, avec ses tensions (« Il ne faut pas abîmer les livres. Va-t-en de chez moi ! ») et ses détentes (« C’est beau. »), et de ce que vaut cette découverte (le besoin et la capacité de créer). Tout cela, dans un petit album au format « livre », et avec la simplicité caractéristique d’Eric Battut…

L’invité arrive

L’invité arrive
Du Fu, Sara

HongFei, 2014

D’un diamant tendre à la main

Par Dominique Perrin

saraL’invité arrive est un poème chinois du 8e siècle, dont l’apparente et comme impersonnelle simplicité semble contenir les plus anciens trésors de la convivialité humaine :

 « Les eaux printanières se répandent
au nord et au sud de ma maison,
tandis que des nuées de mouettes
passent jour après jour.
Je n’avais jamais balayé l’allée aux fleurs,
faute de visiteurs ;
mon portillon de paille s’ouvre enfin,
pour vous accueillir aujourd’hui. (…) »

Les éditions HongFei associent au rayonnement transhistorique de Du Fu l’art de Sara, maitresse en papiers déchirés évoquant la vie et sa poussée de sève. L’image pastel  très sobre superpose à la transparence du texte celle des choses mêmes : feuillages et fleurs, ciel et eaux, verres accueillants et portillon de paille… Notons enfin que l’ouvrage de haute taille qui en résulte associe à la plus grande classe plastique trois pages finales de contextualisation. Que de telles œuvres se publient en temps de crise incite à esquisser un pas de danse…

 

Thésée et le fil d’Ariane

Thésée et le fil d’Ariane
Adapt. Hélène Kerillis, ill. Grégoire Vallancien
Hatier, 2013

Impasses de l’« adaptation »

Par Dominique Perrin

thésLa collection « Premières lectures » des éditions Hatier propose d’emmener les jeunes lecteurs-déchiffreurs de leurs « balbutiements » (le substantif n’étant pas des plus heureux) vers « de vrais petits romans, nourris de vocabulaire et de structures langagières plus élaborées »… Au côté d’autres ouvrages visant à constituer une « première mythologie », Thésée et le fil d’Ariane relève de cette classe d’ouvrages – baptisée « Je suis fier de lire ».
L’aventureuse relation de Thésée et d’Ariane, médiatisée par un « fil » devenu lieu-commun langagier, constitue un principe intéressant de découpage. Mais la mythologie est-elle soluble dans le concept de « vrai petit roman » ?

Le lecteur en herbe apprend d’abord – en guise de mise en place du temps mythologique – qu’« Egée n’a pas dormi de la nuit », et tremble d’annoncer aux athéniens l’injonction envoyée par le roi Minos de livrer sept jeunes filles et autant de garçons à « un monstre, le Minotaure », sous peine de destruction de la cité. Quid du passif des relations entre Egée et Minos, l’un ayant permis la mort du fils de l’autre lors d’une tragique invitation ? Quid du caractère récurrent du châtiment – tous les neuf ans – lors du retour déjà haut en couleurs du jeune Thésée dans la cité de son père ? Détails que tout cela, et trop de mots à décoder pour le « lecteur fier de lire » destinataire de la collection ? …Mais à ce compte-ci, pourquoi ne pas lui faire grâce des froncements de sourcils de Thésée devant l’attitude inattendue d’Ariane, et des problèmes de sommeil d’Egée ?
Thésée ne sera ici que le valeureux héros prêt à partir en lutte contre un despote, avec en tête un « plan » (assez mince toutefois, du type « restons groupés »). Le Minotaure n’incarnera pas explicitement, on s’en doute, la rencontre fascinante d’un corps humain et d’une tête animale, mais un avatar du « monstre sauvage et brutal » qu’on abat sans songerie. Ne parlons pas de ces autres marqueurs de la complexité humaine, et des histoires qu’elle engendra naguère : l’attitude ultérieure de Thésée vis-à-vis d’Ariane, ou son oubli tragique de hisser la voile blanche lors d’un retour pas si triomphal que cela.

Conserver un minimum des nœuds qui font de la mythologie une initiation sans équivalent à la condition humaine aurait pourtant pour vertu de confirmer les jeunes lecteurs dans l’intuition précieuse qu’il y a des choses pour eux dans le patrimoine littéraire – et autoriserait le déploiement et l’intégration des « structures langagières plus élaborées » invoquées à l’appui de la collection…

 

Mon oiseau

Mon oiseau
Christian Demilly, Marlène Astrié
Grasset, 2014

Fragments d’une sagesse à longue détente

Par Dominique Perrin

9782246787112FS« Mon oiseau c’est mon oiseau / mais il n’est pas vraiment à moi. / Il n’est à personne, il est à lui. » Après une première double-page aux résonances moins immédiatement philosophiques (quoique… le texte suivant y apparaît : « Mon oiseau est doux, et quand / il vient picorer dans ma main, / il ne me pique pas », en regard d’une longue branche d’arbre porteuse d’un petit volatile noir au bec aussi contondant qu’éclatant), le timbre de ce très beau premier album se trouve et s’offre sans afféterie pseudo-enfantine.
Il s’agit, à touches patientes de tourne en tourne de page, du portrait d’une relation de confiance, d’estime et de tendresse entre un jeune oiseau et un tout aussi jeune humain. Les textes peuvent être isolés comme autant d’aphorismes ; l’image évoque, par des procédés d’aujourd’hui, la précision empathique d’un Albrecht Dürer peignant le monde végétal.
On est porté à laisser parler ici le texte plutôt qu’à gloser sa portée bienfaisante et polyphonique : « Parfois mon oiseau est triste / mais ce n’est jamais pour longtemps, / parce qu’il sait que ça me rendrait triste, / et ça, mon oiseau n’aime pas. // Mon oiseau est joyeux, la plupart du temps ; / il n’est pas joyeux pour un rien, non. / Il est joyeux parce qu’il existe (et un peu / parce que j’existe, aussi). »

Points

Points
Gaëtan Dorémus
Rouergue, 2013

Magicien Dorémus

Par Dominique Perrin

poinDes auteurs-illustrateurs aussi originaux et percutants, il en existe, mais peut-être en est-il peu d’aussi constants que Gaëtan Dorémus dans la production contemporaine d’albums.
La présente aventure de Géant gris – deux titres ont précédé – est une méditation en acte sur le pointillisme comme moyen pictural d’appréhension de l’espace et du mouvement. Mais c’est aussi une histoire rigoureusement, subtilement en prise sur l’expérience enfantine du temps, de l’imaginaire, et de l’amitié pour les créatures bien à tort réputées impalpables qui peuvent en sortir. Tout au long de cette très belle aventure sensible, le grand talent de l’« illustrauteur » est là, semblable et renouvelé : dédié à la figuration du dynamisme humain, celui du corps et celui de l’esprit, dans un monde redevenu immense.