Notre nom est une île

Notre nom est une île
Jeanne Benameur
Bruno Doucey, 2011

Poèmes à fleur de parole

Par Dominique Perrin

notre Publier de la poésie au début du 21e siècle suppose une vision forte de sa capacité d’insertion dans l’existence réelle des contemporains. Bruno Doucey rappelle ici, en préambule à une nouvelle collection baptisée « Embrasures », le parcours de Jeanne Benameur de la poésie au roman – à la poésie. Les mots sont passés ici à un tamis à la fois si large – ce sont essentiellement des mots et une syntaxe « communs » qu’il met au jour – et si exigeant, qu’il est bon que leur succède, à l’autre extrémité du recueil, un poème-essai assumé comme tel sous le titre « L’exil est un lien ». Entre ces deux bords, les poèmes de Jeanne Benameur sont à la fois galets francs à la main et éclats miroitants. Droiture, solitude et ouverture en actes, son souffle d’écrivaine est là. C’est l’une des indéfiniment possibles formes de la limite nommée poésie, volontiers écrite au « nous », arpentée sur les hauts plateaux blancs de pages qui semblent immenses au-delà de leur petit format.

Ploc Ploc la grenouille aux yeux d’or

Ploc Ploc la grenouille aux yeux d’or
Laurence Puidebois, Nicolas Lacombe (ill.)

Balivernes, 2013

Joies sans mélange de l’universel quiproquo

Par Dominique Perrin

ploLe plaisir des contes où dialoguent balourds, malappris et naïfs de toutes espèces est sans doute inusable : à preuve la rythmique histoire de Ploc Ploc, dont les yeux d’or évoquent toutes sortes de choses (…fort prosaïques) à ses congénères. Billes pour le singe, lunettes pour le serpent, dents de rechange pour le caïman, et même médailles militaires pour le héron surdécoré. Bien que tous présentent des excuses courtoises (intéressant apprentissage), Ploc Ploc est lasse de devoir se débattre : « Eh, dis donc, toi ! Je ne suis pas une bille ! Je suis une grenouille ! » On se doute, et cette prévisibilité est gratifiante, qu’un magnifique retournement de situation préside au dénouement de ces aventures. Chemin faisant, le plaisir est grand, d’un texte de bout en bout conçu pour être oralisé, en intégrale connivence avec des images d’un noir charbonné et jaune remarquablement saillants, humoristiques et dépouillés. Belle originalité artistique, pertinent engagement d’éditeur…

Déguisements pour petits et grands

Déguisements pour petits et grands. 35 activités faciles et originales
Savine Pied, Stéphanie Desbenoit-Charpiot
Père Castor, 2013

Manuel du savoir être déguisé

Par Dominique Perrin

déDans la grande tradition « active » du Père Castor se trouvent réunies ici idées et « recettes » permettant aux jeunes et moins jeunes d’expérimenter la métamorphose par le costume. Elles ont passé l’épreuve du temps et de la pratique depuis leur première publication au début des années 2000 : on peut donc penser précieuses les indications de temps, coût et difficulté qui accompagnent chaque proposition. Certaines sont terriblement conventionnelles – et exercent probablement leur charme tenace en tant que telles : mariée, pompier, clown au gros nez  –, d’autres beaucoup plus fraîches et inventives, avec une palme pour les costumes peu anthropomorphisés comme l’étoile filante, le lion (semblable à un soleil) ou le lutin champignon. L’ensemble est au bout du compte efficace et diversifié, avec des astuces et coups de génie théâtraux à puiser à l’envi, et des costumes très aboutis à fabriquer patiemment, garder et transmettre.

L’Araignée, le Roi et le Tigre / Anainsi, Kownu anga Bubu.

L’Araignée, le Roi et le Tigre / Anainsi, Kownu anga Bubu. Conte de Guyane, ndyuka-français
Miefi Moese, Sess (ill.)

L’Harmattan, 2013

« Nous allons raconter… »

Par Dominique Perrin

« Un jour l’Araignée se rendit au palais, et dit :

L’Araignée : Mon Roi, je peux conduire le Tigre. »

« Wan dey, Anainsi go na Kownu osuu, a taki :

Anainsi : Mi kownu, mi poy tii Bubu. »

 

araAinsi commence le conte, et voici l’amateur transporté un peu plus, un peu plus vite qu’il n’en a pourtant pris l’habitude avec l’immense répertoire du conte. On entre ici sans apprêt dans l’univers de la transmission orale, quitte à hésiter un peu sur le sens précis à donner au défi lancé de but en blanc par l’araignée (« Je peux conduire le Tigre »). Tout indique qu’un conteur, autrement dit une communauté, habite magiquement cet album très léger à la main ; dès lors, foin des explications et fioritures que les mimiques et les gestes précèdent, ainsi bien sûr qu’une culture tout entière, capable de s’offrir comme instantanément sur le théâtre de ses récits.

Culture transcontinentale du conte, car le lecteur européen sait, d’une certaine manière, que Monsieur l’Araignée est un Tartarin qui a les moyens de sa forfanterie, mais aussi culture Ndyuka à découvrir, à l’intersection d’un certain génie narratif, d’une langue manifestement chantante, et d’une illustration vivante, décomplexée, à l’égal d’un créole iconographique.

Et le catalogue des contes bilingues de l’Harmattant compte ainsi 158 titres de tous les continents ! 

Canons et comptines des p’tits lascars

Canons et comptines des p’tits lascars 

Yves Prual (sélection des chansons), Françoise Ténier (commentaires), Andrée Prigent, Laetitia Le Saux, Clémence Pénicaud, Clémentine Sourdais (ill.)

Didier jeunesse, 2013

Polyphonies espiègles et douces

Par Dominique Perrin

canonslascars_couv_largeVoici une « suite » (3-7 ans) aux jeux chantés (0-3 ans) présentés récemment dans ces pages. Une grande connaisseuse de la discothèque enfantine – Françoise Tenier, issue de la bibliothèque de L’Heure joyeuse – rassemble ici de grands traditionnels de la chanson d’enfance – du 20e siècle à des époques plus lointaines. Si l’enjeu du précédent volume était de relier entrée dans le langage et et découverte du corps, le pari relevé ici est également d’envergure : il s’agit de découvrir les contrées jubilatoires et somme toute familières du chant à plusieurs voix. Voix enfantines et adultes mêlées, la qualité musicale va de pair avec le plaisir des images, et, pour tous ceux qui y aspirent, avec la lecture de partitions et de quelques notes érudites ; où l’on apprend, par exemple, que la « souris verte » fut peut-être, au départ, une souricette, et se voit confirmer que « frère Jacques » renvoie à des réalités historiques ou anthropologiques plaisamment charnelles.

 

Voilà le loup !

Voilà le loup !

Guillaume Olive, He Zhihong

Chan-Ok (Flammarion), 2013

Fable de l’avertissement manqué

Par Dominique Perrin

 

voilVoici la fable du berger qui criait au loup, magnifiquement mise en image dans la tradition orientale. La version asiatique présentée ici ne diffère pas de la version européenne transmise par Esope. Sa mise en texte et en image rend magistralement compte de la tension fondamentale des points de vue entre, du côté du très jeune berger, la solitude au sein des montagnes et les mises en garde laconiques des adultes, et, de l’autre, le labeur et le sens des responsabilités collectives des villageois. Ce n’est donc pas ainsi que les avertissements efficaces se formulent, semble redire cet album aux couleurs à la fois gaies et dramatiquement automnales : là réside sa plus inoxydable actualité.

Atlas du monde

Atlas du monde

Nick Crane (texte), David Lean (ill.)

Flammarion, 2013

Nouvel atlas, autre rapport au monde

Par Dominique Perrin

 

atlIl est en soi intéressant que l’auteur de ce nouvel atlas soit un grand voyageur, tandis que son illustrateur se donne plutôt comme un flâneur du monde des livres. Les vertus d’une telle mise en tension se confirment à la lecture des vingt cartes et du planisphère présentés ici. Leur ordre est tout d’abord digne d’intérêt : d’abord les océans – et d’abord le Pacifique – puis, pour les continents, d’abord l’Océanie, suivie des cinq Asie (sud-Est, Est, Nord et centre, Sud, Sud-Ouest). Le ton est donné : quoique forcément incomplète, c’est une vision de la complexité du monde, mais aussi de ses proportions réelles qui saute au frais visage de lecteurs définis comme ayant au moins 7 ans. Comme tout effort sérieux de saisie du réel, celui-ci est précédé d’une réflexion sur l’histoire de son objet – avec une introduction sur l’histoire de la planète – et sur l’histoire de son intellection – avec un chapitre intitulé « cartographier le monde ».

La chaise de Peter

La chaise de Peter

Ezra Jack Keats

Didier, 2013

D’un discret chef-d’œuvre

 

Par Dominique Perrin

chaiLa chaise de Peter se présente comme un récit classique d’appropriation par un jeune garçon de sa nouvelle condition d’aîné : Peter constate que son mobilier est en passe d’être intégralement repeint en rose, à destination de sa toute jeune petite sœur. Il opère à l’extérieur de la maison un mouvement de retrait et de contestation, mais aussi d’émancipation, qui le conduit finalement sans mélodrame à assumer pleinement l’évolution de son statut.

Il s’agit en fait là d’un classique au sens historique et génétique du terme, dont la création remonte à 1967. L’image y découpe des silhouettes nettes, agréablement stylisées sur des fonds jouant avec bonheur sur différents motifs de papiers peints. Esthétiquement fort, ce théâtre du quotidien revêt une portée que l’immense majorité de ses descendants n’ont pas : sans aucun effet d’emphase, il offre comme un évident universel littéraire la représentation d’une famille noire-américaine de condition modeste.

Retracer l’histoire de l’auteur – enfant comme un peu plus tard Maurice Sendak d’une famille polonaise juive émigrée à New-York – et des controverses suscitées par son engagement à mettre en scène des enfants noirs serait ici une autre histoire. Peut-être la présentation de l’éditeur français fait-elle bien de ne pas attirer l’attention sur ces aspects : les lecteurs pourront calmement constater, loin de douloureuses polémiques, qu’un chef-d’œuvre peut être infiniment discret, mais se laisse définir assez simplement comme « de la pensée engagée dans une forme ». 

Les jeux chantés des p’tits lascars

Les jeux chantés des p’tits lascars (livre-disque)
Evelyne Resmond-Wenz (collectage et commentaires), Yves Prual (dir. Musicale), Martine Bourre (ill.)
Didier jeunesse, 2013

Chants des premiers ans

Par Dominique Perrin

« (…) les passions nous ferment les mains. La main qui s’ouvre est toujours le signe d’une pensée contemplative (…). Donner la main, c’est se lier à l’autre. » (Alain, Propos)

jeuxLes éditions Didier transmettent depuis leur fondation une culture qui mérite autant que L’Odyssée le nom de fondatrice ; elles fêtent ici sous une maquette renouvelée les vingt-cinq ans de leur premier livre-disque de comptines pour tout petits, porteuses de jeux séculaires et voyageurs sur la musicalité de la parole humaine. Les dix premières ont pour objet la main elle-même, « premier jouet » de l’humanité, partie prenante d’un opéra-ballet d’une sensualité et d’une simplicité toujours étonnantes. Les illustrations intérieures de Martine Bourre font de ce recueil au succès jamais démenti un objet d’une grande beauté, en même temps qu’un manuel efficace, destiné à égalité aux professionnels et à tous les parents désireux de connivence avec leurs tout-petits – éléments de mise en scène, mais aussi, et c’est appréciable, brèves présentations savantes à l’appui.

Nénuphar. Conte ouzbek (français-ouzbek-russe)

Nénuphar. Conte ouzbek (français-ouzbek-russe)
Igor Mekhtiev, Shodiyor Doniyorov
L’Harmattan, 2012

Des origines du nénuphar sur le fleuve Amu-Dariya

Par Dominique Perrin

nenUn couple fait des vœux pour avoir un enfant. Un jour, un oiseau apporte à la femme une fleur, que celle-ci respire : au soir la fleur se transforme en une fillette, pourvoyeuse de joie et de prospérité. Mais lorsqu’une sorcière envieuse cherche à s’emparer de la jeune fille, celle-ci n’a d’autre recours que de s’enfoncer dans la rivière où elle lave la vaisselle.

Ce conte sans frontière tiré ici de la culture ouzbek est présenté simultanément en français, ouzbek et russe, en une succession de pages trilingues agréablement illustrées dans un style moyen-oriental. Belle initiative éditoriale que ces albums souples dédiés aux « contes des 4 vents » ! On pourrait souhaiter cependant que la page explicative finale ne porte pas seulement sur le pays concerné, mais aussi sur le sens du conte – condition sans doute nécessaire à une lecture moins tragique de l’épisode de la dernière transformation de la fille-fleur en « nénuphar », dans un esprit proche des Métamorphoses d’Ovide.