Comme il est difficile d’être roi

Comme il est difficile d’être roi
Janusz Korczak, Iwona Chmielewska
Traduit (polonais) par Lydia Waleryszak
Format, 2021

Korczak en images

Par Anne-Marie Mercier

Souvent adapté au théâtre et au cinéma, Le Roi Mathias 1er, célèbre (et gros) roman d’apprentissage interrogeant les questions de pouvoir et de gouvernement et la place des enfants dans la société n’avait pas eu autant d’échos dans le genre de l’album : comment résumer en effet des notions si complexes comme celles concernant des guerres, des révolutions, des réformes indispensables et impossible, l’économie, l’information, et nombre d’autres sujets tout aussi importants, en peu de pages et avec des images.

Les illustrations d’ Iwona Chmielewska réussissent ce pari : elles présentent un petit roi qui a le visage de Korczak à l’âge de Mathias, 10 ans, avec un air grave et préoccupé, mais parfois narquois, et une couronne qui, sous ses différentes formes, est toujours encombrante.
Entre modernité des cadrages et classicisme des collages reprenant d’anciennes gravures, elles placent cette fable dans une atemporalité parfaite, et sont belles, en plus.
Le texte reprend des passages du roman, très brefs, ce qui donne une impression de succession rapides d’épisodes très divers et ôte certes un peu de profondeur à la réflexion. Mais c’est une belle introduction à cette œuvre importante, ou un bel accompagnement pour ceux qui l’auront déjà lue ou vue.

 

Le Poisson qui me souriait

Le Poisson qui me souriait
Jimmy Liao
HongFei, 2021

Mon ami l’axolotl

Par Anne-Marie Mercier

Comme dans la nouvelle de Julio Cortàzar, un homme solitaire tombe en arrêt devant un bac d’aquarium dans lequel un poisson semble le regarder, et lui sourire. Le voilà son ami.
Il l’emporte chez lui dans un petit bocal rond, et passe son temps à le contempler. Ce poison qui sourit est d’après lui « aussi dévoué qu’un chien et affable qu’un chat. Attentionné comme une amoureuse. »
Un rêve emporte l’homme dans une course heureuse et libre, à la suite de son ami qui l’entraîne dans la nature jusqu’à la mer. Mais le rêve se transforme en cauchemar : il se découvre enfermé  dans un bocal en verre et comprend qu’un poisson, encore plus qu’un chien, un chat, ou une amoureuse, ne doit pas être enfermé si l’on veut qu’il continue à vous sourire.
Magnifiques, les pleines pages de bleu océan ou de nuit de rêve entraînent le lecteur dans une réflexion sur la solitude, une rêverie heureuse, puis inquiétante. Le visage de l’homme, très expressif, apporte une touche de rose et de vie. Les vignettes rythment le récit et donnent chair à cet homme ordinaire, miroir de la condition de ceux qui sont seuls, séparés de la nature, et qui cherchent désespérément un sourire, un visage ami à contempler, un être vivant qui les raccroche au monde.

Pour entendre (en VO) Jimmy Liao présenter son livre et les circonstances de son écriture

Qui a peur de la peur ?

Qui a peur de la peur ?
Milada Rezkovà (texte), Lukàš Urbanek, Jakub Kaše (ill.)
Traduit (tchèque) par Eurydice Antolin
Helvetiq, 2021

Une émotion vue dans les grandes largeurs (et en détail)

Par Anne-Marie Mercier

On trouve de nombreux livres plus ou moins bien faits sur les émotions, mais rarement un projet aussi élaboré et aussi abouti. Il est fait autant pour l’enfant que pour les adultes qui cherchent à l’éduquer et le rassurer, contrairement à la plupart, qui sont des livres conçus comme des supports d’éducation ou d’enseignement, et non comme des objets de plaisir, de curiosité, de réflexion et de jeu.
Pas de pensée simplette  ici : la peur est montrée comme un phénomène normal, naturel, qui touche tout le monde, même les adultes et les animaux. On apprend comment elle fonctionne, en quoi elle est nécessaire pour la survie, comment elle évolue avec l’âge et les expériences, comment elle diffère selon les individus, quelles phobies diverses peuvent affecter certains…
Mais ce parcours n’a rien d’un livre encyclopédique ardu car il sollicite sans cesse son lecteur par le jeu, l’imagination, la création (plusieurs pages vierges sont proposées pour y dessiner ou écrire comment on se représente la peur, ce qu’on en a vécu comme expérience). La peur elle-même s’adresse au lecteur, consciente de son rôle et montrant qu’il ne faut pas la craindre, mais la comprendre. Elle introduit le lecteur à toutes ses nuances (appréhension, anxiété, nervosité…) ; le vocabulaire est d’une extrême richesse et la traduction (du tchèque) d’un grand naturel. La peur donne aussi des secrets et petits trucs pratiques pour  dompter ou  contourner ses peurs.
Les illustrations sont souvent cocasses, parfois belles, elles sont dues à deux graphistes pragois. De courtes bandes dessinées proposent des situations bien connues des enfants et adolescents (par exemple la crainte de faire un exposé en classe). Le choix de gros caractères et d’images en grand format rend l’ouvrage facile à lire à plusieurs.
C’est donc le livre parfait pour tout comprendre de la peur, chez soi ou à l’école, débattre sans crainte, grandir sans appréhension. Et que de choses on y apprend (tiens, saviez-vous que les requins ont peur des dauphins ?).
Une critique et des images à lire et voir sur mômes.net

 

 

Nimbo

Nimbo
Olivier Douzou
MeMo, 2005

Métaphysique du nuage

Par Anne-Marie Mercier

Nimbo, petit nuage, pas encore un Nimbus, découvre la vie : il se fait un ami et le perd car celui-ci (un arbre centenaire), malgré son allure solide, disparaît. Il en rencontre un autre, qui lui ressemble (un bonhomme de neige), et comprend qu’il n’est pas non plus fait pour durer – et que lui-même n’est pas fait pour rester. Il apprend les larmes, la colère, « tonne et s’étonne »…
A travers son apprentissage de la perte, sa tentative de se reconnaitre en autrui, l’idée de l’évanescence des choses et des êtres, ce petit Nimbo nous fait voyager dans la pensée. Les images donnent au nuage un air d’enfant  et proposent des décors schématiques sur fonds monochromes (le plus souvent bleu ciel ou bleu nuit), comme la maison ou l’arbre, deux symboles de l’enracinement, en formes très simples.

Voilà des questions lourdes abordées par un être léger et avec une apparente simplicité. Voila un album qui n’est petit que par la taille.

 

Le Cadeau

Le Cadeau
Page Tsou
HongFei, 2020

Un cadeau pour la vie

Par Anne-Marie Mercier

Le cadeau n’est pas un objet, mais un simple ticket d’entrée dans un musée. L’enfant qui le reçoit n’est pas ravi et a d’autres soucis. Mais une fois entré, de salle en salle, il découvre ce qu’est l’art, les questions qu’il pose, les émotions qu’il suscite. Face à chaque œuvre d’un art contemporain très divers, dans le musée de Taïpei, les visiteurs, formes anthropomorphes vêtues de vêtements formels et surmontées de têtes animales (vache, cerf, girafe…) sont montrés dans leur contemplation. Leurs pensées sont indiquées en légende, et frappent par leur diversité: c’est vivant, ouvert.

Mais l’art est surtout dans l‘album lui-même, qui, sous son format inhabituel de grand carré, présente des images étonnantes, mêlant photographies, collages et images numériques dans un style qualifié de « rétrofuturiste et surréaliste », avec un déroulé chronologique précis comme une horloge et qui se retourne sur lui-même à la fin : l’enfant a tout vu, alors que les adultes ne sont pas encore entrés dans l’exposition, mystères…
Cet album est à la fois une fable et une démonstration en acte sur la question du cadeau : ce qu’on offre n’est pas toujours compris. Un cadeau ambitieux doit passer par cette étape pour porter ses fruits.

 

Grandir

Grandir
Laetitia Bourget, Emmanuelle Houdart
(Les Grandes Personnes), 2919

Vie universelle

Par Anne-Marie Mercier

Qu’est-ce que grandir, et même (bien que le mot n’apparaisse pas), vieillir ?
La réponse nous est donnée par une narratrice, celle dont le double visage nous sourit en couverture, une moitié jeune, une moitié âgée. Elle nous dit les différentes étapes de son existence, pas à pas : « d’abord je n’étais pas là / Et puis j’étais là mais alors juste moi / Et puis je me suis équipée un peu / puis beaucoup » : l’enfant-œuf à peine éclos se charge de propriétés, de capacités, d’objets et de vêtements; on retrouve le style dEmmanuelle Houdart, japonisant et enveloppant les corps de toutes sortes d’étoffes et d’objets.
Autre évolution : le corps se transforme : d’abord petit, fin, souple, puis « beaucoup moins ». L’esprit change aussi : l’être joyeux, curieux, insouciant… mais aussi dépendant et doutant, devient plus solide, plus assuré ; il reste toujours joyeux, par décision, et cherche à se rendre utile autant et tant qu’il le peut… chaque étape montre un corps ou une partie du corps qui se métamorphose sous les tatouages, vêtements, accessoires, un corps qui vole ou se fige, tout cela délicatement dessiné sur fond blanc. Chaque page est une œuvre à part entière, fourmillant de dessins, dynamique et autonome, tout en renvoyant à l’ensemble.
Des images de croissance végétale, de racines et de floraisons, et la présence de multiples animaux donnent à cette vie un ancrage fort dans le monde naturel et ajoutent une autre dimension aux images, parfois étranges : l’humain se fait hybride; il est, comme les plantes et les animaux, dans l’ordre du vivant.
À l’issue des dernières étapes viennent la solitude, l’oubli, puis la disparition. Ces passages sont évoqués de façon douce mais poignante. La dernière image est une parfaite représentation de la présence / absence et du parcours d’une vie faite de beauté et d’amour des formes et des couleurs. Grandir, c’est un beau voyage et un beau dess(e)in, nous dit la fusée – crayon de couleurs qui ouvre et ferme l’album.
Michel Driol avait déjà chroniqué cet album dans un très bel article sur lietje.

Feuilleter sur le site de l’éditeur
Pour mémoire : si on ne présente plus le duo Emmanuelle Houdart-Laetitia Bourget (voir sur lietje), Laetitia Bourget est aussi l’auteure de Ma Maison, publié avec Alice Gravier chez le même éditeur.

Les Choses qui s’en vont

Les Choses qui s’en vont
Béatrice Alemagna
Helium, 2020

Autant en emporte le vent…

Par Anne-Marie Mercier

Malgré l’écho nostalgique du titre, le propos est léger et heureux : ce qui s’en va, ici, ce n’est pas la jeunesse, les amours, les être aimés, le temps… non, rien de tout cela, qui ne ferait d’ailleurs pas sens pour l’enfant.
C’est une égratignure qui s’efface, une bulle de savon qui se dissipe ­­– pour aller où ? – les larmes, la peur, les poux… tout cela donne l’idée d’une vie légère, où un coup de vent peut tout changer, et faire partir ce qui est représentés ici à grands traits (ou pointillés) sur des feuilles de calque : il suffit de tourner la page transparente pour que l’image apparaisse débarrassée des traits qui l’obscurcissaient (les idées noires), ou simplement de signes qui altéraient le blanc (la musique).
Les images mêlant peinture et crayonnés aux pastels gras montrent des personnages de tous les âges, de toutes couleurs de peau, sous des angles divers et dans des situations quotidiennes variées : faire du vélo, prendre un thé, bricoler, dormir : toutes sont des occasions pour se souvenir que tout passe… sauf une chose : vous aurez deviné laquelle ?
Un bel exemple de philosophie légère et heureuse.
Cet album a été et sera offert à tous les enfants du Val de Marne nés en 2020.

Tous ensemble !

Tous ensemble !
Smriti Prasadam-Halls, Robert Starling
Gallimard Jeunesse, 2020

 

Fable Politique

Par Anne-Marie Mercier

Les animaux, de La Fontaine à Orwell, sont bien souvent les acteurs de fables à visée politique. Celle-ci, au titre programmatique, allie la simplicité du message à la force de son argumentaire.
Des animaux vivent en paix, les oies et les canards d’une part, sur une petite île, et les autres animaux d’autre part, dans une ferme reliée à l’île par un pont. Les oies décident de faire sécession pour profiter seules de leurs avantages ; les canards, minorité contrainte au silence et exploitée, sont embarqués malgré eux dans cette décision. Étape après étape, ce choix s’avère malheureux, jusqu’à l’arrivée des renards…
L’éloge de la solidarité s’accompagne ici d’une mise en garde : le séparatisme crée un alourdissement des tâches, qui ne sont plus partagées (tiens, tiens, ceux qui veulent mettre les étrangers dehors sont-ils prêts à aller aux champs et ramasser les poubelles ?). Il crée de la pénurie, de la pauvreté et de l’insécurité face aux ennemis. La solidarité n’est pas seulement une belle idée, c’est une nécessité de survie pour une société.
La gravité du message est allégée par le contexte animalier et les illustrations colorées, proches de la caricature : les images représentant les oies et les canard au travail, affublés de tenues de travail (casques, et casquettes) alors que les autres animaux, en face de l’île,  gambadent et donnent envie de les rejoindre sont très réussies.

L’Herbier philosophe

L’Herbier philosophe
Agnès Domergue, Cécile Hudrisier
Grasset jeunesse, 2020

Méditations végétales

Par Anne-Marie Mercier

Allier science et philosophie, c’est possible. Les relier avec de la poésie, c’est plus rare. Cet herbier d’un nouveau genre réussit ce pari à travers un choix de plantes inspiré par le nom plutôt que par la chose : l’éphémère, l’arbre du voyageur, l’amour en  cage, l’immortelle et la pensée côtoient le souci et la misère, le cosmos et le perce-neige, et d’autres. C’est une jolie de façon de nous ressouvenir du sens premier de ces noms.
Chacun est accompagné de son nom latin et de deux représentations, l’une au crayon, petite et précise, l’autre en aquarelles colorées et encres. Un texte, souvent en forme d’interrogation, invite à la réflexion :
« Si je te demande de na penser à rien, à quoi penses-tu ? » (pensée)
« Se soucier de quelqu’un change-t-il son destin ? » (souci)
« Quand la passion prend racine dans ton cœur, peut-on l’arracher en douceur ? (passiflore)
Et parfois à la méditation poétique :
« Le diable est aux anges ce que la nuit est aux étoiles » (le diable dans le buisson et l’angélique).
Les aquarelles délicates et vives sur fond blanc sont très bien rendues ; l’album est parfaitement harmonieux.

La Meilleure Façon de marcher ?

La Meilleure Façon de marcher ?
Anna Castagnoli et Gaia Stella
Traduit par Christian Demilly
Grasset, 2019

La Fontaine graphique

Par Anne-Marie Mercier

Ce très bel album au format allongé frappe d’abord par son graphisme d’une précision impeccable, aux formes très géométriques colorées qui se détachent bien sur le fond blanc. Il est découpé en épisodes symétriques : un vieil homme, un enfant et un âne se dirigent vers une ville, nommée Bonvent ; ils passent pas celle de Languependue, de Grande-Grinche, de Guerrelasse,  de Durcoeur, de Haute-Flemme. Chaque ville a une caractéristique : les habitants sont jaseurs, ou râleurs, ou soupirent, ils sont affairés ou oisifs, mais tous trouvent à redire à la « façon de marcher » des personnages :  c’est le vieux qui devrait être sur l’enfant et non l’inverse, ou le contraire, c’est l’âne qui est trop chargé, ou pas assez, etc.
On aura reconnu l’argument de la fable de La Fontaine,  « Le meunier, son fils et l’âne ». Il est regrettable que cela ne soit pas mentionné dans l’album : on imagine que les enseignants pourraient faire des va-et-vient intéressants du poème à l’album. Ainsi, plutôt que « conte graphique », c’est une fable graphique dont la morale est claire et rappelle une chanson traditionnelle (« La meilleure façon de marcher c’est encore la nôtre »), morale énoncée par le meunier de La Fontaine à la fin de la fable :

« Beau trio de Baudets! Le Meunier repartit :
Je suis Âne, il est vrai, j’en conviens, je l’avoue ;
Mais que dorénavant on me blâme, on me loue ;
Qu’on dise quelque chose ou qu’on ne dise rien,
J’en veux faire à ma tête. Il le fit, et fit bien.

Quant à vous, suivez Mars, ou l’Amour, ou le Prince ;
Allez, venez, courez ; demeurez en province ;
Prenez femme, abbaye, emploi, gouvernement :
Les gens en parleront, n’en doutez nullement. »

Quant à la question de l’emprunt, et même de l’emprunt non signalé, on peut encore revenir à la sagesse de La Fontaine, qui rappelle au début de la fable que cette histoire vient des temps anciens, qu’elle a sans doute été transmise par Ésope, et que les hommes n’ont cessé de se la raconter.  Les derniers venus, dit-il, trouveront toujours à glaner ; ils peuvent à leur tour mettre de nouveles images et de nouveaux mots sur des histoires vieilles (presque) comme le monde et toujours actuelles, des classiques :

« L’invention des arts étant un droit d’aînesse,
Nous devons l’apologue à l’ancienne Grèce.
Mais ce champ ne se peut tellement moissonner
Que les derniers venus n’y trouvent à glaner.
La Feinte est un pays plein de terres désertes :
Tous les jours nos auteurs y font des découvertes.
Je t’en veux dire un trait assez bien inventé.
Autrefois à Racan Malherbe l’a conté. »