Les 9 Vies extraordinaires de la Princesse Gaya

Les 9 Vies extraordinaires de la Princesse Gaya
Annie Agopian, Fred Bernard, Anne Cortey, Alex Cousseau, Anne Jonas, Henri Meunier, Ghislaine Roman, Cécile Roumiguière, Thomas Scotto et Régis Lejonc (aux dessins)
Little Urban 2023

De la Bavière au Mexique, en passant par la Chine…

Par Michel Driol

Sigrid est enceinte lorsque son mari, le roi Ulrick, part pour la guerre. Elle conclut un pacte avec la mort : la vie de son enfant à naitre contre elle de son époux. La mort accepte, mais permet à cette enfant de vivre 9 vies, comme les chats (récit signé Ghislaine Roman). Sous des noms différents, à des époques différentes, Gaya va vivre ces neufs vies, signées chacune d’un auteur ou d’une autrice différente.

Un mot d’abord sur la genèse de cet ouvrage exceptionnel à plus d’un titre. A neuf de ses auteurs et autrices préférés, Régis Lefranc a adressé une illustration, leur demandant d’écrire la vie d’une princesse victime d’un sortilège. Cette illustration imposait de fait un lieu et une époque. Après l’écriture, les auteurs se sont réunis pour vérifier la cohérence de l’ensemble.

Au gré des 9 vies, on se promène ainsi dans la Chine impériale (Alex Cousseau), en Grèce (Thomas Scotto), en Amérique du Sud (Fred Bernard), entre l’Angleterre et Nassau (Anne Jonas), à Saint Domingue (Annie Agopian), en Angleterre (Anne Cortey), en France peut-être (Cécile Roumiguière), et, pour finir, au Mexique (Henri Meunier).

Chaque autrice et auteur arrive avec sa marque de fabrique, son style d’écriture, ses thèmes de prédilection. Gaya change ainsi de nom (Gaya, Gawa, Gillian), est présentée à différents stades de sa vie (enfant, adulte, vieille femme), set confrontée à des problématiques différentes. Pour autant, à la différence de nombre de récits à plusieurs mains, celui-ci ne manque pas d’unité au-delà des diversités de lieux, d’époques, de destins qu’on a signalés. D’abord par les thèmes récurrents, dont, bien sûr, celui de la mort qui rôde depuis la première histoire jusqu’à la dernière, belle et profonde discussion de l’héroïne avec la Mort. Mais ce sont aussi des thèmes très actuels, comme la liberté des femmes, le mariage forcé, l’esclavage, le colonialisme, la maltraitance. Sous ses différentes incarnations, Gaya  fait preuve de force d’âme, de courage, même si, souvent, ses tentatives se soldent par des échecs (comme dans la terrible histoire centrale, où Gaya, enlevée et recueillie par des pirates, cherche à se venger de son père qui la renie). L’unité du recueil vient aussi du genre dominant, le conte, dans tous ses aspects. Motifs comme le pacte avec la mort, la quête, les forces mystérieuses de la nature, inscription dans des univers plus proches de la mythologie, d’Alice au Pays des Merveilles ou de Peter Pan, c’est le merveilleux qui traverse ces 9 récits, renouvelant ainsi toute une tradition qui fait de la petite fille l’héroïne des contes et la détentrice de secrets, ou de pouvoirs surnaturels.

L’unité vient aussi de Régis Lejonc, illustrateur unique, qui crée des mondes différents, mais traités dans une grande unité. Des images fortes, aux couleurs puissantes, en grand format, aux nombreux détails créent cette harmonie graphique qui, pourtant, emprunte à de nombreux univers (Miyazaki, sans doute, l’art nouveau, la ligne claire…).

9 vies, pour des lecteurs de 9 à 99 ans… Voilà bien le défi que relève superbement cet album hors-normes, à la fois par son format, son épaisseur, sa genèse, sa façon de faire la place belle à l’imaginaire et au rêve, pour entrainer ses lecteurs sur des chemins inattendus, mais qui tous parlent de nous, des femmes et de la condition humaine.

Elisabeth sous les toits

Elisabeth sous les toits
Vincent Cuvellier et Guillaume Bianco (illustrations)
Little Urban 2023

La Môme Crevette

Par Michel Driol

Deux ans après la der des ders, Elisabeth, une jeune orpheline bretonne, munie d’une photographie de ses parents, se rend à Paris pour les retrouver. Avec l’aide de trois clochards, Pascal, Jérôme et le Fendu, elle parvient rue Marbeuf, retrouve la chambre où vivaient ses parents… Mais l’immeuble est envahi de Schmolls, petits êtres maléfiques, il héberge aussi un petit fantôme… Quant à la quête des parents, elle passera par de bien nombreuses péripéties tout à fait rocambolesques, et permettra de croiser nombre de personnages hauts en couleurs !

Ce roman est d’abord un beau livre, à l’ancienne, avec une couverture bien épaisse et dorée, une typographie aérée, et de nombreuses illustrations en noir et blanc qui montrent le pittoresque du Paris des années 20, et le petit personnage plein de vie qu’est l’héroïne au long nez et aux cheveux frisés, aisément reconnaissable. C’est ensuite un roman qui reprend les codes et les stéréotypes de la littérature populaire (au bon sens du mot) autour de personnages typiques : domestiques, apaches, Russe blanc chauffeur de taxi, gardien de prison, mauvais garçon couvert de tatouages, sans oublier quelques célébrités qu’on croise, parfois de façon anachronique (ce que souligne l’auteur !) : Cendras, Picasso.  Parmi ces codes narratifs, bien sûr, on retrouve la thématique de l’orpheline en quête de sa famille. Une héroïne bien décidée, courageuse, débrouillarde. Bref, elle n’a pas froid aux yeux, Elisabeth, malgré sa petite taille et on la suit dans son exploration du Paris des années 20, où chacun se souvient encore des horreurs de la guerre, dont il porte parfois les stigmates sur son corps. Ce réalisme des lieux (les Halles, la rue de Lappe), des situations (la vie dans un immeuble haussmannien), des personnages se mêle à une attraction forte pour le fantastique. Le fantastique du passage, et Elisabeth doit franchir un trou (de nature bien indéterminée) pour regagner sa chambre, le fantastique des êtres surnaturels comme les Schmolls qui vivent du chagrin des autres, ou l’enfant fantôme, que seule Elisabeth semble voir. Ces éléments fantastiques, à la fois discrets et omniprésents, apportent une note de fantaisie pure dans le récit. Les péripéties qui s’enchainent font de ce récit une véritable course contre la montre (dont on ne révélera pas ici la raison), au rythme de la java et du charleston, mais aussi d’une chanson de Damia Les Goélands. C’est envolé, bien dans la veine des Mystères de Paris, peuplé de personnages sympathiques sous leurs dehors parfois rudes.

Les illustrations sont souvent très complémentaires du texte, comme lorsqu’il s’agit de faire le plan de l’immeuble ou de le montrer en coupe. On apprécie tout particulièrement les scènes de groupes (rue de Lappe, aux Halles) ou la façon de croquer certains personnages à la limite de la caricature. Un peu d’humour supplémentaire dans ce roman qui n’en manque pas !

Un zeste de fantastique, un soupçon de mystère, une bonne dose d’amitié, et de l’aventure qsp, voilà quelques ingrédients qui font de roman un véritable page turner pour les jeunes lecteurs, qui, de surcroit, s’identifieront aux qualités de son héroïne !

Les Aventures d’Alphonse Lapin

Les Aventures d’Alphonse Lapin
Jean-Claude Alphen
D’eux 2023

Un Tour du monde en 124 pages

Par Michel Driol

Cet album sans texte nous propose de suivre Alphonse Lapin dans ses aventures autour du monde. Tout commence à Paris, puis il part en montgolfière à Londres, en Hollande, à Moscou. Accident de montgolfière : le voici à l’hôpital, et c’est en petit avion qu’il décolle pour le Japon. Lorsque son avion est frappé par la foudre, il saute en parachute au-dessus de Sydney. Il en repart en voilier, navigue en Inde, devient alpiniste au Bhoutan, médite pendant un an sous un arbre, et repart, en avion de ligne cette fois, pour l’Egypte, la Grèce, l’Italie. En paquebot, il arrive au Brésil, en Amazonie. Avion de ligne à nouveau pour visiter New York, et retour en train chez lui, dans un Québec enneigé. Sur son fauteuil est ouvert le Voyage au centre de la terre

Les illustrations de Jean Claude Alphen nous conduisent dans un monde à la fois fantaisiste et réaliste. Fantaisiste par ses habitants, des animaux et non des hommes, lapins, bien sûr, mais, au fil des pages, on croisera bien d’autres espèces. Dans cet univers, on ne s’étonnera pas de voir dans un musée New Yorkais des carottes traitées à la Andy Warhol, ou le Christ du Corcovado avec de grandes oreilles… Fantaisie aussi dans les premiers moyens de transport aériens utilisés. Mais réalisme dans les emblèmes principaux des villes visitées, qui permettront à tout le moins au lecteur adulte de les identifier. On retrouve ainsi régulièrement des monuments (la Tour Eiffel, le Taj Mahal…), de la nourriture (fish and chips, donuts…), des éléments culturels (Tournesols de Van Gogh exposés en Hollande, momies en Egypte, ou  Lac des Cygnes sur la scène du Bolchoï). Alphonse Lapin se montre touriste parfait, curieux de tout, utilisant les moyens de transport locaux (carte du métro de Londres, tuk-tuk en Asie). Si les sports extrêmes ne lui font pas peur, il sait aussi passer un an dans un monastère bouddhiste à méditer. Lointain héritier des héros de Jules Verne, il ne se départit jamais de son élégance vestimentaire (pull rouge et pantalon bleu). Les illustrations, traitées à l’aquarelle et à l’encre de Chine, constituent un bel beau carnet de voyage, qu’il s’agisse de paysages urbains en double page ou de croquis liés au péripéties du voyage. Cela permet de jouer avec le rythme de lecture. Quant au retour à la maison il s’accompagne d’une certaine dépression. C’est l’hiver, les rues sont désertes, l’aventure est terminée… à moins que le livre de Jules Verne qui traine sur le fauteuil ne sonne comme l’annonce d’une nouvelle expédition !

Un tour du monde plein de couleurs, des péripéties nombreuses et variées, un bel album signé d’un auteur qui révèle une fois de plus son inventivité dans la façon de raconter des histoires et de conjuguer imaginaire et sens du réel comme une définition de l’enfance.

La Semeuse d’effroi

La Semeuse d’effroi
Eric Senabre
Romans Didier jeunesse 2022

Fantômette au Grand Guignol…

Par Michel Driol

A 14 ans, orpheline, fille d’un père français et d’une mère chinoise, Sophie est recueillie par son parrain Rodolphe dans le Paris des années 20. Lorsque ce dernier est accusé de meurtre, et qu’elle se retrouve au pensionnat des Alouettes, elle fait tout pour le faire innocenter. Grace aux cours d’acrobatie que sa mère lui avait donnés, elle se sauve par les toits toutes les nuits, rencontre la troupe du Grand Guignol, et, masquée, devient la Semeuse d’Effroi, le démon Thanaxas qui démasquera les vrais coupables.

Voilà un roman qui sonne comme un hommage à toute une littérature populaire de la fin du XIXème siècle ou du début du XXème siècle. Machinations, personnages hauts en couleur, jeune justicière populaire se battant contre la haute société corrompue, artifices et déguisements, faux-semblants, on a là tous les ingrédients d’une intrigue haletante et pleine de rebondissements. Le personnage principal s’avère être une jeune fille perspicace, courageuse, énergique, mue par un désir de justice, impertinente bien sûr et dotée d’un réel sens de la répartie : un vrai modèle d’héroïne capable de sauter de toit en toit ! Ajoutons-y une galerie de personnages secondaires attachants et originaux : une préceptrice digne de Mary Poppins, les vrais acteurs et actrices du Grand Guignol, Maxa et Ratineau, une bonne sœur qui cache bien des secrets, un policier sympathique et un boxeur au grand cœur. Sans compter les méchants aussi pleins de pittoresque. Cette aventure pleine de vie et de passion s’inscrit avec bonheur dans un arrière-plan historique bien dessiné. C’est le lendemain de la première guerre mondiale, dans une société marquée par l’antisémitisme et les préjugés racistes à l’encontre de Sophie. Une société dans laquelle les classes sociales sont bien marquées, entre une haute bourgeoisie et des milieux plus populaires, dont on entend parfois les parlers savoureux dans la bouche de la fille qui partage la chambre de Sophie au pensionnat. Le roman redonne vie au Théâtre du Grand Guignol, à ses actrices et acteurs, metteurs en scène, talentueux machinistes inventeurs de trucages dont Sophie profitera pour créer son personnage de démon oriental vengeur. Il y a là, dans ce lieu, comme en écho à tout le roman, un divertissement populaire propice aux émotions et aux sensations fortes, bien loin des bienséances du théâtre classique.

Un roman d’aventures qui s’inscrit parfaitement dans la lignée de la littérature populaire de qualité, celle des mauvais genres qui font le délice des lecteurs, celle des Eugène Sue, Pierre Souvestre, Marcel Allain ou Georges Chaulet à qui le livre est dédicacé.

Pourquoi les lapins ne fêtent pas leur anniversaire ?

Pourquoi les lapins ne fêtent pas leur anniversaire ?
Antonin Louchard
Seuil jeunesse, 2021

Métaphysique des terriers

Par Anne-Marie Mercier

Revoilà Zou, le petit lapin qui avait permis à Antonin Louchard de répondre à la question Pourquoi les lapins ne portent pas de culotte ? (Seuil, 2016); il est présenté ici pour répondre à une autre question plus cruciale, et même existentielle
Un beau jour d’automne, notre héros quitte sa famille et le village de Cucuron, dans les environs de Lourmarin, pour découvrir le monde et vivre des aventures. Sauvé de la noyade par des castors, mis en quarantaine par une tribu de lapins traumatisés par la mémoire d’une épidémie, soumis à un interrogatoire devant le grand Bagadou et l’ordre des Carottes bleues qui dirigent cette secte, il parvient à s’échapper et à repartir vers le vaste monde pour remplir de belles découvertes et d’aventures les quelques mois qui lui restent : un lapin sauvage ne vit guère plus qu’un ou deux ans, nous dit l’auteur, d’où le titre.
Ainsi, Antonin Louchard met à portée des jeunes lecteurs le dilemme d’Achille : vaut-il mieux vivre longtemps, obscur, une vie un peu plate ou bien mourir jeune après une vie bien remplie ? Zou, comme Achille ont choisi la vie brève.
On trouve aussi dans cet album des échos de Watership Down de Richard Adams (Monsieur Toussaint, 2020) qui met en scène des lapins dans une histoire qui tient de l’épopée, plus proche d’ailleurs  de l’Énéide que de l’Iliade : on y voit également une secte de lapins coupés du monde qui choisissent la servitude pour obtenir une illusion de sécurité et s’engourdissent eux aussi dans une religion hypnotique.
Mais Antonin Louchard est aussi un artiste illustrateur et ses dessins inimitables sont des merveilles d’humour et de vivacité et la tristesse induite par la réponse à la question qu’il pose s’évanouit devant la beauté du monde et de l’aventure.

14 récits de Merlin l’enchanteur

14 récits de Merlin l’enchanteur
Michel Laporte
Flammarion Jeunesse 2016

Comme une autobiographie de Merlin

Par Michel Driol

merlinEn quatorze récits, comme autant de tableaux, Merlin se raconte à Robert, un jeune moine qui prend en note ses paroles. Il raconte sa naissance, la tour de Vortigen et les deux dragons, les combats d’Uter et Pandragon pour libérer le royaume des Saxons, la création de la Table Ronde, la naissance d’Arthur  puis son couronnement. Le récit de Merlin s’interrompt pour les deux derniers épisodes, consacrés à la rencontre avec Viviane et à l’emprisonnement éternel de Merlin par Viviane.

C’est donc l’ensemble du cycle pré arthurien qui nous est conté ici, entre magie, intrigues et batailles. Merlin, fils du diable et d’une mortelle, y incarne la science du futur, la fidélité au roi légitime et à Arthur, la loyauté. Il œuvre en secret, ne révélant que le minimum de ses plans et de ce qui va arriver. Humain, trop humain, Merlin par amour révèle tous ses secrets à Viviane, y compris celui qui va l’enfermer à jamais dans une prison magique. Le récit se termine sur le constat amer de la plus grande folie commise par l’homme le plus sage de la terre. Merlin reste un personnage entouré de mystère, qui disparait souvent sans qu’on sache où et pourquoi il se retire.

L’écriture des contes et légendes, pour un jeune public, est un exercice difficile. Ce texte échappe aux nombreux pièges, et rend accessibles ces récits aux jeunes lecteurs, en en respectant l’essentiel : le merveilleux,  l’atmosphère  et les valeurs.  La langue est contemporaine : pas d’artifice pour introduire des termes médiévaux. Un lexique final permet de les resituer, et éclaire sur les nombreux personnages qu’on rencontre.

 

Le pirate et l’acrobate

Le pirate et l’acrobate
Valie Le Gall et Alex Cousseau (Ill. Max de Radiguès)

Éditions du Rouergue, 2015

Doux comme une plume

par François Quet

couv-pirate-ok.inddC’est l’anniversaire de la maman de Noé. Il sait déjà ce qu’il lui offrira : une boite à trésor, comme dans les films de pirate. Et dans cette boite il cachera ce qu’il y a de plus doux : une plume. Seulement voilà… où trouver une plume ?

L’aventure de Noé, c’est cela : trouver une plume avant le retour de sa maman, quitter l’appartement où il passe seul sa journée pendant qu’elle travaille aux conserveries, échapper aux dangers ordinaires qui attendent un enfant rêveur dans la circulation des engins de chantier, croiser une photographe qui ne prend en photos que les détails : « ce que les autres ne voient pas », suivre un chat, pister un goéland…

Au fil de la matinée, la boite se remplit de trésors minuscules (un bout de filet vert, un caillou beau comme une pépite…) et l’enfant-pirate au foulard rouge se laisse guider par le chat acrobate qui semble savoir où se cachent les objets précieux qui combleront sa maman.

Une histoire toute en douceur (sous les cris perçants des goélands) dont on apprécie particulièrement qu’elle mette en scène un enfant ordinaire dont la mère n’est ni écrivain ni journaliste, qu’elle valorise une piraterie aussi commune dans la vraie vie qu’elle est absente dans les romans : celle qui consiste à faire des trésors avec des bouts de ficelle