Ombrella

Ombrella
Pierre Alexis
La Partie, 2024

Amours floues

Par Anne-Marie Mercier

Une chauve-souris se laisse emporter par le vent et arrive dans un lieu inconnu, un parc dans une grande ville peut-être. Elle trouve un œuf, le couve, élève le petit qui en sort et qui grandit, grandit, la faisant se sentir de plus en plus petite. Elle constate des hésitations : sait-il qu’il (ou elle) est un canard ? la quittera-t-il bientôt ?
Grand format, aquarelles très mouillées, dessins flous, ombres denses ou lumières délicates, les pages développent une atmosphère étrange et belle sur laquelle se déplient toutes sortes d’interrogations. Conte, poème, méditation, c’est un peu tout cela.

 

 

 

 

La Reprochante

La Reprochante
Arthur Dreyfus – Eglantine Ceulemans
Flammarion Jeunesse 2024

Harceleuse ? harcelée ?

Par Michel Driol

La reprochante, c’est le surnom d’une des voisines du jeune narrateur, une femme qui vit dans le noir, houspille tous ceux qui passent devant sa porte, râle à propos de tout, et ne sourit jamais. La suivant un dimanche, le narrateur découvre un autre aspect de sa voisine : femme de ménage dans une boutique d’articles de fête, elle est harcelée par ses patrons.  La fête en l’honneur de la reprochante qu’il organise avec l’aide de tous les voisins suffira-t-elle à lui redonner le sourire ?

Ce récit en trois actes a une dimension à la fois psychologique et politique. Psychologique, il explore à la première personne la façon dont le narrateur perçoit cette voisine acariâtre. Rejet et peur d’abord, peur de se faire gronder, et volonté de passer inaperçu devant chez elle. Puis questionnement, marqué par les nombreuses phrases interrogatives, questions sur son mode de vie, questions sur son passé de petite fille aussi, marquant l’envie d’en savoir plus sur elle, de mieux la comprendre.  Le deuxième acte, au magasin, le montre d’abord épuisé, puis révolté de voir sa voisine souffrir, se démener, en face de patrons jamais satisfaits, et débouche sur une autre série de questions autour de l’estime de soi, de l’apprentissage de la gentillesse dont elle a peut-être manqué. Le troisième acte montre le narrateur osant prendre l’initiative de cette fête des voisins. Quant au second personnage, la reprochante, sa psychologie n’est saisie, de façon behavioriste, qu’à travers son comportement. On la voit agir, et ce dispositif malin conduit le lecteur à s’interroger, tout comme le narrateur, sur elle. Avec subtilité, le livre ne se termine pas sur une mutation radicale, mais montre comment un petit changement de comportement laisse entrevoir un espoir de transformation.

Politique, l’album parle aussi de la souffrance au travail, du harcèlement dans les relations toxiques qui peuvent exister entre patrons et salariés, et de la façon dont ce mépris et cette violence rejaillissent sur le comportement des victimes qui se transforment en bourreaux à l’égard des plus faibles qu’eux, de leur famille. C’est un phénomène malheureusement bien connu qui est ici exposé. La force du texte est d’interroger sur le statut de ce personnage : est-elle bourreau ? Est-elle victime ? N’accepte-t-elle d’être humiliée que parce qu’on ne lui a jamais appris que d’autres relations humaines peuvent exister ? Telle est bien la question que cet album pose, au final : voulons-nous d’une société qui favorise l’estime de soi, la coopération, l’ouverture aux autres, ou une société où les hiérarchies sont autant de moyens de pression et de destruction des autres ?

De tout cela, l’album parle dans un texte qui met à distance ce qu’il pourrait y avoir de trop violent dans l’histoire, à la façon du conte. Cela se traduit par quelques propositions rimées, par des situations qui tiennent de la caricature par l’exagération sensible aussi dans les illustrations pleines de vie, montrant les émotions qui habitent les différents personnages.

Un album qui invite à s’interroger sur les rapports sociaux, propose d’aller au-delà des apparences vers les autres, et montre que la violence peut être le révélateur d’une grande souffrance.

Francoeur. A nous la vie d’artiste !

Francoeur, À nous la vie d’artiste !
Marie-Aude Murail et Constance Robert-Murail
L’école des loisirs (Médium+), 2024

Fiction biographico-historique,
ou roman historique inspiré (librement) d’une biographie?

Par Anne-Marie Mercier

J’avais signalé dernièrement la lignée des Lecaye-Solotareff, qui enrichit la littérature de jeunesse de beaux albums depuis plusieurs générations. Voici, dans le domaine du roman un nouveau duo, celui que forme Marie-Aude Murail avec sa fille, Constance. Elles ont récemment, avec leur dernier roman, Francoeur, participé à l’émission animée par Augustin Trapenard, La Grande Librairie, en décembre 2024 (à l’occasion des 40 ans du Salon du livre et de la presse jeunesse). Francoeur y était présenté comme inspiré des vies de George Sand, Rosa Bonheur, et de l’actrice Sarah Bernardt.
Francoeur est né d’une écriture à quatre mains. On ne sait qui a davantage travaillé au scenario, qui à l’écriture, ce serait très intéressant d’avoir la genèse de l’ouvrage. On y retrouve des thèmes chers à Marie-Aude Murail – qui sont aussi très présents en roman pour la jeunesse : une fratrie disloquée ou unie, des enfants maltraités, une marâtre, un apprentissage de la vie, l’éveil amoureux, une interrogation sur la féminité et les figures ambivalentes, sur l’égalité entre hommes et femmes, sur la révolte, et enfin et surtout sur la naissance d’une vocation artistique à l’intérieur d’une famille (« trois artistes célèbres » dans une même famille, p. 35). On retrouve avec plaisir la veine de son roman, Miss Charity, dont le personnage était inspiré, librement, de la vie de Beatrix Potter. Ici, on aborde le roman historique, presque la biographie, j’y reviendrai.
Le dispositif narratif est particulier. Il prend peu à peu, après un début quelque peu tâtonnant. Au XIXe siècle, une admiratrice entame une correspondance avec une écrivaine féministe qui écrit sous le pseudonyme de Francoeur. Le roman est constitué uniquement des réponses de l’écrivaine à la jeune fille, c’est l’un des aspects intéressants de ce roman épistolaire. Dans ses lettres elle tente de répondre à ses questions, qui portent essentiellement sur la naissance de sa vocation et sur son féminisme, tout en racontant sa vie en commençant par le début.
L’épistolière, née au début du 19e siècle, nommée Anna Dupin (tiens, tiens…), est la fille d’un peintre qui n’arrive pas à percer. Un départ à Paris met fin à une enfance heureuse dans le Berry (tiens, tiens…) ; la mère meurt et la famille plonge dans la misère. Anna est sœur de deux garçons, l’un qui suivra la vocation de son père, l’autre qui écrira de la poésie, et d’une sœur dont je ne dirai rien pour éviter de dévoiler de futurs rebondissements romanesques. Depuis son plus jeune âge, Anna invente des histoires, pour sa famille d’abord, puis pour un plus large public, mais toujours sans plan : on entre dans les coulisses de l’écriture, celle d’Anna, celle des Murail ou celle d’une écrivaine du dix-neuvième siècle qui se cacherait derrière Anna/Franoeur ? On voit ses efforts, ses échecs, son passage par le journalisme, son amitié avec de nombreux jeunes artistes réunis dans un groupe qu’ils appellent le « Cénacle » (tiens…) et son engagement politique lors des révolutions du siècle, particulièrement en 1848.
Francoeur est un joli nom, c’est celui d’une lignée de violonistes du XVIIIe siècle, et aussi le pseudo d’une chanteuse qui a obtenu le prix Georges Moustaki. Mais il est surtout proche du nom de Dupin de Francueil, ami de Rousseau et de Voltaire, ami des arts aussi, et grand-père d’Aurore Dupin, plus connue sous le pseudonyme de George Sand. George Sand est partout dans ce roman et Aurore Dupin se superpose souvent au personnage d’Anna Dupin : dans l’enfance berrichonne, les coutumes paysannes et les récits de sorcellerie, les titres de ses romans (Mélanie la Champie, pour François le Champi, La Mare aux fées pour La Mare au diable). On retrouve des traces de ses personnages (Landry dont rêve l’héroïne est le nom du héros de La Mare au diable, c’est aussi un autre jumeau contrasté), son goût pour le théâtre de marionnettes (p. 264), ses débuts difficiles pour écrire dans un monde dominé par les hommes (p. 205), son costume d’homme et la pipe, son travail de journaliste, son implication dans le mouvement qui a conduit aux journées de juin 1848 et son exil provincial à la suite de la réaction qui suivit. Tout cela est plutôt bien fait et on a une belle plongée dans le Paris artistique du XIXe siècle. Mais les choses sont un peu plus retorses.
On peut certes s’inspirer d’une vie de personnage célèbre et en faire la trame d’une fiction. Mais à quoi bon, si l’on y introduit des différences majeures ? Sand, pour n’en citer qu’une, est loin d’avoir vécu une enfance misérable. Quand la parenté, ou l’emprunt, ne sont pas explicités, c’est un peu gênant : de la revendication d’un titre (« Histoire de ma vie ») à une citation (un beau passage sur l’amour des chemins, tiré de Consuelo), certes avec des guillemets, mais attribuée à Francoeur, et non à Sand. Aurore colle à la peau d’Anna et vice-versa, brouillant le personnage historique sous la fiction. On pourrait répondre aussi que montrer des vies d’artistes au XIXe siècle est une bonne idée dans le cadre d’un roman historique. Mais alors, pourquoi avoir donné la carrière de Rosa Bonheur, femme et peintre animalier, à un homme ? Cela enlève en partie l’intérêt du propos.
Bref, je laisse aux spécialistes de Sand, de Rosa Bonheur et de Sarah Bernardt (oui, elle apparait à la fin) ou de Marie-Aude Murail le soin de démêler tout cela, mais j’avoue que le procédé me trouble, particulièrement avec l’effacement du nom de Sand. Me trouble également le fait que ces emprunts ne sont pas mis en avant. C’aurait été pourtant un argument : amener les jeunes lecteurs à lire Sand en commençant par Francoeur ? C’est ce que suggère rapidement l’émission de Radio France consacrée à ce roman.
La Grande Librairie proposait de débattre de la question « comment faire lire nos enfants ? « , avec Susie Morgenstern, Daniel Pennac, Zep, Timothée de Fombelle et Clémentine Beauvais. Chose significative : la littérature pour la jeunesse n’y était toujours pas traitée comme une littérature, mais davantage comme un fait de société. Enfin, les problèmes que j’évoque n’y ont absolument pas été abordés. Pourquoi ? craindrait-on que le rapport à la culture bloque l’envie de de lire ?
Cet ouvrage passionnant mais inclassable peut néanmoins se ranger dans un cadre bien connu : il est le premier tome d’une série.

 

 

La Belle et la bête

La Belle et la bête
Jérémy Pailler
Kaléidoscope, 2024

Variation libre

Par Anne-Marie Mercier

Autant oublier le titre et le texte d’origine… Jérémy Pailler a fait le choix de changer bien des choses au conte de Madame d’Aulnoy et ceci lui ôte son sens d’origine et sa morale. Cela devient une histoire avec deux personnages animaux. La Belle est une souris (ou bien un mulot, comme dans un autre album illustré par Jérémy Pailler, La Fougère et le bambou ?) ; quant à la Bête, elle a une allure animale proche de la sienne, et est à peine plus grande qu’elle. Sa monstruosité pose question et a peu à voir avec une métamorphose.
Malgré cela la dimension animale est presque évacuée : pas de chasses nocturnes pour la Bête et pas de sensualité non plus. Les images sont souvent sombres, toujours sinueuses et tourmentées. La Bête a, comme dans le conte d’origine, été condamnée à cause de sa méchanceté. Elle ne s’est guère corrigée ; l’affection que lui porte la Belle n’en est que plus mystérieuse sans doute.

Touché

Touché
Woshibai
(Les Grandes Personnes) 2024

Ce que peut une main…

Par Michel Driol

Une couverture minimaliste d’une rare élégance : blanche, avec juste deux mains embossées, et ce titre polysémique. Touché, cela renvoie à la fois à l’objet que l’on touche, et à l’émotion qui nous touche. Touché est un album sans texte, aux illustrations à la ligne claire, juste du noir pour tracer des contours, et un fond blanc, montrant à chaque fois une ou deux mains Des mains qui touchent une feuille, un lapin, la coquille d’un escargot, une étiquette. Des mains qui tentent d’écraser un insecte, ou jouent au mikado. Des doigts qui tentent de saisir la lune ou laissent passer la lumière du soleil, enfoncent une touche de piano, ou remettent à l’heure une pendule. Deux mains qui, au final, se rejoignent.

Minimaliste dans sa proposition, sa technique d’illustration, l’album est, en fait, doté d’un fort pouvoir de suggestion. Suggérer les sensations sans les nommer : le piquant de l’épine de la rose, la douce chaleur de la fourrure du lapin, le froid de la vitre embuée sur laquelle on trace un  trait, et bien d’autres encore. Suggérer les actions aussi en les arrêtant : faire tomber un vase,  jouer avec une petite voiture, déchirer l’emballage d’un bonbon. Chaque page constitue ainsi un instantané disant l’infinie variété du monde : monde des animaux, des plantes, des objets, de la musique, tout cela étant perçu à travers un seul sens, et la force de l’album est de faire ressentir au lecteur ces sensations, de faire appel à sa mémoire sensorielle pour les lui faire éprouver à nouveau dans leur diversité. Chaque page évoque un moment de l’existence avec poésie : on est proche sans doute de l’atmosphère du haïku, non seulement dans le minimalisme, mais aussi dans la façon de célébrer la sensation, l’émerveillement et l’évanescence des choses.

Pas de mots afin de laisser toute la place aux sensations dans cet album qui sollicite la mémoire et l’imagination, tout en rendant un hommage à nos mains qui non seulement agissent, mais aussi sont l’organe principal d’un de nos cinq sens. Touchant à coup sûr !

Ouvre… je suis un chien !

Ouvre… je suis un chien !
Art Spiegelman
Flammarion jeunesse 2024

Une vie de chien

Par Michel Driol

La couverture le montre bien : c’est un livre qui demande à être ouvert, mais c’est un chien qui s’adresse au lecteur. Ce livre est donc un chien, ensorcelé, métamorphisé en livre après avoir vécu de nombreuses aventures. Il se raconte ainsi. Il a été recueilli par une sorcière, dont il a rongé le manche du balai. Pour se venger, elle le métamorphose en berger allemand (non, pas le chien, mais un vrai berger qui tombe amoureux d’une bergère.) Las ! Pour prouver son amour, ne lui lèche-t-il pas le visage ? Et de métamorphose en métamorphose qu’on laissera au lecteur le plaisir de découvrir, le voici devenu livre, demandant à être câliné, et promettant de ne pas faire ses besoins sur le tapis !

On connait bien l’auteur pour la bande dessinée Maus, qui traite de l’Holocauste. Le voici avec un album publié initialement en 1999, totalement différent par l’humour et la fantaisie débridée. Ce livre-chien qui parle fait entrer son lecteur dans un univers de la transformation, de la métamorphose où tout est permis. Ne rencontre-ton pas une sorcière, une fée, un magicien, mais aussi, sur une illustration, un lapin conduisant une belle voiture de sport ! Au fil des pages, le jeune chien qui ne demandait qu’à jouer se retrouve transformé, d’abord en personnages vivants (berger, crapaud buffle), puis en objet : ce livre ! Au-delà de l’humour des situations, c’est peut-être quelque chose de plus lourd qui s’y donne à lire. Le héros, gentil, sociable, innocent, est victime de forces maléfiques qui s’en prennent à lui sans qu’il ait la possibilité de se défendre, de faire quoi que ce soit pour les affronter. On retrouve là, transformée, adaptée à hauteur d’enfant, une des thématiques fortes de l’auteur. Toutefois, c’est en un livre qu’il est métamorphosé, et ce n’est pas anodin, car de ce fait l’ouvrage parle aussi du rapport avec la littérature. Des livres, il y en a partout chez le magicien, mais le livre qu’est devenu le chien n’attend qu’une chose : qu’on puise l’apprivoiser, qu’il devienne un compagnon, racontant sans cesse la même histoire. Ce sont bien là quelques caractéristiques des chiens et des livres !

Par plusieurs aspects, ce livre devient un chien : la laisse, attachée à la couverture, les pages de garde, en feutrine, douces à caresser, le pop up qui lui fait agiter la queue, le chien en feutrine à caresser sur les genoux du lecteur… C’est malin et inventif pour rendre concrète la métamorphose auprès des plus jeunes. De la même façon, l’expressivité des illustrations rend sensibles les situations en exhibant les stéréotypes : stéréotype de l’arbre maléfique, stéréotypes dans la représentation de la sorcière, du berger allemand en culotte de peau bavaroise, de sa compagne, du magicien à la longue robe de Merlin… Ce stéréotypes font ressortir l’originalité du récit. Ajoutons que les photographies véritables associées à chaque métamorphose (photo d’un berger allemand, d’un crapaud buffle) conduisent à s’interroger, avec humour, sur le rapport entre le réel et la représentation. On le voit, l’album, sous sa simplicité narrative, sa structure en randonnée faisant passer le héros de main en main, d’identité en identité, est plus complexe qu’il n’y parait.

Une histoire à portée d’enfant qui joue sur l’humour, la magie, pour questionner sur l’identité, les transformations, le rapport au réel et les faux semblants.

Mon Grand-Père

Mon Grand-Père
Anthony Browne
Kaléidoscope, 2024

Un amour de toutes les couleurs

Par Anne-Marie Mercier

Anthony Browne complète sa galerie de portraits de famille. Après les fameux Mon Papa, Ma Maman, Mon frère, Notre fille… voici le grand-père, ou plutôt les grands-pères. En effet, chaque double page propose un type de grand-père : jeune ou vieux, gros ou maigre, sportif ou contemplatif… chacun a un rôle particulier auprès de son petit-fils ou de sa petite fille, représenté/e sur fond blanc en page de gauche (on peut jouer à trouver des ressemblances intergénérationnelles ou vestimentaires).
Sur la page de droite, un portrait très coloré, à fond perdu, avec le style caractéristique de Browne, comportant des motifs, des imprimés étonnants ou des échelles fantaisistes (un très grand chat, un petit grand-père). L’un joue, l’autre lit, un autre écoute… L’un est d’origine africaine, un autre d’origine asiatique, européenne, etc.  La dernière double page célèbre le point le plus important, l’amour qui unit l’homme âgé et l’enfant et affirme une belle confiance : « je sais qu’il m’aimera toujours ».

Monsieur le lapin blanc

Monsieur le lapin blanc
Benjamin Lacombe
Margot, 2024

Lapin vedette

Par Anne-Marie Mercier

Le lapin blanc d’Alice au pays des merveilles est sans doute le personnage secondaire le plus réutilisé de cette histoire (il y a aussi Madame le lapin blanc, le superbe album de Gilles Bachelet). Et on a vu récemment que les lapins étaient très bien représentés en littérature pour enfants. Benjamin Lacombe le prend au berceau (et même avant, in utero) pour développer sa caractéristique carollienne (il est toujours en retard) et son avenir social (il deviendra la majordome de la terrible reine de cœur).
Dans un grand format presque carré, ses aventures malheureuses se déploient largement, couvrant parfois des doubles pages à fond perdu dans des océans de vert, de bleu, de rouge : en retard en naissant, en retard à l’école… jusqu’au happy end : c’est son retard qui lui donnera son emploi et lui permettra de développer ses talents de fantaisiste.
Une fin qui lui fait rencontrer son alter ego inversé, toujours en avance, arrive de manière inattendue et pas très nécessaire. Ils adoptent ensemble plein de petits lapins sans toit et reconstruisent pour les abriter la maison détruite par Alice. Tout cela est un peu trop sage sans doute pour l’univers d’Alice.

Le Jeu du noir – conte de Noël

Le Jeu du noir – conte de Noël
Francesca Scotti – Claudia Palmarucci
La Partie 2024

Imaginer le présent et l’avenir

Par Michel Driol

Le jeu du noir, c’est un jeu auquel jouent Giulia et Pietro. Il s’agit de prendre deux ou objets, de les disperser dans une chambre, d’y faire le noir, et de les chercher. Une fois trouvés, il s’agit de les identifier : ours ? ogre poilu ? lapin en peluche ? Le jour de Noël ; ils se retrouvent face à face dans le noir et, explorant leurs visages de leurs mains, quand ils sont prêts à se dire ce qu’ils y voient, ce qu’ils deviendront, la lumière revient et il est temps de découvrir les cadeaux.

C’est un conte de Noël bien singulier que proposent les deux autrices. Certes, on est à Noël – en témoignent le père Noël dans la rue, les cadeaux, le sapin, la famille réunie. Mais tout se passe en marge de cette fête, entre deux enfants, possiblement deux cousins, qui cherchent à échapper à la longueur et à l’ennui des repas de fête par ce jeu du noir, un jeu qui fait passer du réel à l’imaginaire par le langage. Est-on si loin de Noël en fait ? Le noir ? mais Noël ne correspond-il pas au solstice d’hiver, quand a nuit se fait plus longue ? Les mots dits sur les objets ? chaque découverte, dit le texte, constitue un cadeau. Quant aux mots que chacun voudrait dire à l’autre, explorateur, jeune magicien, pilote d’avion et cerf, pour  l’un, plongeuse, gentille sorcière, archéologue et héron pour l’autre, ils correspondent à ce que l’un et l’autre voudraient être, cadeaux comme une promesse d’avenir qui s’évanouit lorsque la tante de Giulia ouvre la porte, cadeaux qui ont sans doute plus de valeur que ceux qu’on voit sur la table, dans des boites qui semblent alors bien ordinaires. Sans doute la dernière phrase du texte, mais l’avenir qu’ils souhaitent les suivra dans le fond noir et sûr de leurs poches est cette promesse d’un épanouissement pour chacun : peut-on offrir meilleur cadeau ? On le voit, pour être décalé, l’album est bien un album de Noël, où il est question de cadeaux, d’imaginaire, et de souhait pour l’avenir, ce qui nous ramène au sens premier, préchrétien, de la fête du solstice d’hiver, façon de célébrer la confiance dans la nature et le futur d’un printemps plus heureux que l’hiver.

Au-delà de son sens et de sa façon d’évoquer Noël à travers l’imaginaire de deux enfants qui veulent échapper à l’ennui d’un repas de famille, l’album est une petite merveille à cause des illustrations, des gouaches grand format de Claudia Palmarucci. La même rue, le même cadrage, pour ouvrir et fermer l’album : en plein jour d’abord, avec les passants, les vitrines illuminées, en pleine nuit à la fin, avec la neige qui tombe. Dans les deux cas, derrière les fenêtres du premier étage, la famille de Giulia et Pietro. Se correspondent encore les représentations de la famille, en fin de repas autour de la table, jouant ensuite au loto en fin d’album. A ces représentations hyperréalistes du monde s’opposent les objets cachés dans le noir, objets qui flirtent avec le surréalisme, où se déploient le double sens, l’étrange et l’imaginaire, à l’image du texte, de ses propositions, objets qui semblent nous éloigner de plus en plus du réel, de la terre, pour nous entrainer dans un autre univers.

On sera peut-être frustré, comme lecteur, comme Giulia et Pietro à la fin, de quitter cet univers du noir, cet univers onirique de tous les possibles, pour se retrouver en pleine fête de Noël, à ouvrir les cadeaux. Telle est la puissante magie de ce magnifique album !

Grands Méchants

Grands Méchants
Marie Desplechin, Elsa Oriol
Kaléidoscope, 2024

Fais-moi peur ! (ou pas)

Par Anne-Marie Mercier

La sorcière de Blanche-Neige et celle de Hansel et Gretel, la belle-sœur de Cendrillon, Dracula, le Capitaine Crochet, le loup du Chaperon rouge… les plus célèbres des méchants du patrimoine littéraire pour la jeunesse ont ici chacun leur double page. Celle de droite les représente à fond perdu dans un beau portrait coloré où les rouges et les bleus dominent ; ils nous regardent avec un air renfrogné ou distant.
Le texte raconte leur histoire et conteste la doxa : ils n’étaient pas si mauvais, non : on a mal compris leurs intentions. On a caricaturé. Et puis, est-ce un crime de vouloir se nourrir (le loup) ? Les humains tuent pour manger eux aussi et Dracula au lieu de cela donne une espèce d’éternité à ses fidèles. Cendrillon a d’emblée refusé de se lier à ses belles-sœurs, Blanche Neige s’est crue persécutée… Le texte, qui donne la parole aux personnages, est souvent drôle, toujours un peu déstabilisant. Malgré ces justifications, il reste ce qu’il faut de méchanceté pour laisser des aspérités aux histoires et certaines images inquiétantes laissent place au frémissement.